À notre grand regret, nous avions raté le passage à Lyon de Cédric Kahn en septembre, en amont de la sortie de l’excellent Le Procès Goldman. Sa venue pour une présentation de son nouveau film, Making Of, fut l’occasion de remédier à cela. En a découlé un riche et long échange, dont voici ci-dessous les passages clés.
Vous êtes réalisateur et acteur, par quel prisme avez vous abordé Making Of ?
On peut pas dire que je m’identifie à la figure du comédien dans ce film ! C’est clairement un portrait de cinéaste. Il s’inspire de ma vie de réalisateur, plusieurs de mes tournages, et éventuellement de choses que l’on a pu me raconter. Après, évidemment, toutes mes expériences me servent.
Quel est votre rapport au métier d’acteur ?
Je suis devenu acteur par hasard, ce n’est pas mon métier, je n’ai pas de formation pour cela. Si demain ça s’arrête, ce n’est pas grave, c’est arrivé par hasard et ça repartira de la même manière. Le fait que je sois réalisateur me donne un crédit que je n’ai pas en réalité : je suis la définition de l’acteur amateur. Ce métier comprend plusieurs strates, c’est d’ailleurs ce qui le rend intéressant. Si je prends l’exemple de Denis Podalydès, il s’agit selon moi de la quintessence de l’acteur : il vient de la Comédie Française, peut aller des grands textes à une comédie au cinéma… il a ce spectre là, moi non.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous essayer à la comédie ?
Je rêve de faire une comédie depuis toujours. C’est mon obsession. J’avais fait de petites incursions, par exemple sur L’ennui, il y avait déjà un peu de tragicomique, on flirtait. J’avais détourné le texte de Moravia en dirigeant Berling de façon très speed. Également, la première partie de Fête de Famille pouvait s’apparenter à une farce. Disons que j’avais approché ce registre et que je m’étais dit qu’un jour il faut que je me lance pour de bon. L’idée de parler du cinéma était aussi une chose qui me tenait très à cœur. Il était évident que je n’allais pas parler de ce métier que j’aime tant au premier degré, sinon cela allait être insupportable. Je souhaitais amuser les gens avec des situations très réalistes en les poussant pour qu’elles deviennent drôles. Par ailleurs, au montage avec Yann Dedet, nous nous sommes aperçus, que ni lui ni moi n’étions des spécialistes de la comédie, il nous a fallu tout réapprendre. Nous étions comme deux débutants, c’était un peu angoissant et en même temps assez marrant. Nous nous sommes rendus compte que dans ce registre, les choses peuvent très vite vous échapper. C’est fragile et minutieux, à l’inverse du drame qui peut entre guillemets, se faire au « feeling ». Il a fallu que nous trouvions nos marques, le plus dur ayant été de définir le ton.
Quels étaient les écueils à éviter ?
Il y avait la nécessité de traiter sérieusement les scènes, avec profondeur mais sans que le propos ne vienne plomber la comédie. Il était également très important de se moquer de tout le monde et notamment du réalisateur. Je voulais être en dérision sur ce personnage et éviter la complaisance. C’est pour cela que j’ai très vite écarté l’idée de jouer le rôle. Je trouvais beaucoup plus drôle, intéressant et satisfaisant intellectuellement de le décaler sur un acteur qui n’a pas du tout mon tempérament. En l’occurrence, Denis Podalydès et moi, sommes très différents.
Votre distribution comprend plusieurs acteurs/réalisateurs…
Il existe beaucoup de circulations entre ces deux métiers, c’est de moins en moins cloisonné. En l’occurrence, ce sont avant tout des gens que j’aime comme acteurs mais aussi dans la vie, avec qui je m’entends très bien et suis content de travailler.
Comment avez-vous travaillé à ordonner le chaos ?
Imbriquer ces trois niveaux d’histoire était un gros boulot d’écriture. Je tenais vraiment à ce que chacun des récits ait sa propre trajectoire, qu’ils se suivent en trois axes : le début, le milieu et la fin. Il fallait que ces différentes intrigues aient leurs acmés et leurs catastrophes, qu’elles se répondent. Enfin, je voulais me cantonner au lieu de travail, il me fallait donc réussir à faire rentrer les personnages à l’intérieur de ce cadre. À mon avantage, j’avais un propos pour me guider dans mes choix, ce n’est pas un film que drôle, avant de faire rire, j’essaie de dire des choses.
Justement comment définiriez-vous le propos du film ?
Je voulais parler du sentiment d’épuisement professionnel d’un réalisateur, d’un sentiment de dévoration par rapport à sa vie privée. Mais aussi de hiérarchie, de verticalité, de conflits de classes, l’économie du cinéma, comment l’argent impacte la création… Je ne voulais pas observer le cinéma en tant qu’art et discipline, ni même scruter sa mythologie, mais vraiment l’aborder sous l’angle social. Qu’est-ce que cette communauté qu’est le tournage ? Cela ressemble à n’importe quel lieu de travail et c’est en même temps très différent. Je souhaitais montrer un travail très concentré sur un temps court, qui fait appel à beaucoup d’affects et à des situations parfois extrêmes. Comment au nom de la création et de l’artistique peut-on demander aux gens des choses folles comme celle de travailler sans être payé ? Je ne m’exonère en aucune façon, ces dilemmes, je les vis depuis que j’ai commencé à faire du cinéma. Il a pu m’arriver de demander des efforts financiers, de me comporter comme un patron un peu abuseur… Pour être transparent, je ne suis pas souvent d’accord avec moi-même et notamment concernant les efforts que je peux demander aux gens.
Désiriez-vous aussi montrer à l’écran des métiers de l’ombre ?
Oui. Il y a d’ailleurs beaucoup de techniciens du film qui jouent leurs propres rôles. C’était important pour moi. Un acteur qui joue un technicien, ce n’est pas du tout la même attitude, la même façon de parler, de porter le pantalon…En voyant le film, vous pouvez jouer aux devinettes. Qui sont les vrais, qui sont les faux ?
Vous vous intéressez aussi à l’isolement du réalisateur…
Cela me semble très proche du réel. Ce n’est pas qu’un métier d’artiste, un réalisateur est aussi une sorte de chef d’entreprise. En ce sens, son isolement de metteur en scène, est particulier. Me concernant, il est à la fois subi et induit : j’en ai besoin. Il faut que je me repose de ma journée et que je prépare celle du lendemain, j’ai un souci du film qui dépasse une équipe. Les réalisateurs sont aux deux extrêmes, tout en haut de la pyramide hiérarchique et tout en bas. Ils sont à la fois les chefs d’orchestre et les esclaves du film. Cela crée une forme de solitude. La seule hiérarchie qu’a le réalisateur, elle n’est pas tellement négligeable, c’est l’argent et ceux qui représentent l’argent.
Avez-vous déjà du vous résoudre à des concessions artistiques ?
Je ne crois pas non, du moins, je le dirai si c’était le cas. Il m’est arrivé de renoncer à un scénario car je sentais que ça allait être trop compliqué… On ne m’a jamais imposé d’acteurs mais j’ai déjà pu m’en « auto-imposer » en me disant que ce serait plus facile avec untel qu’avec un autre… En réalité, ce n’est jamais aussi frontal que la situation que je montre dans le film, c’est plus subtil et plus insidieux. Néanmoins, je pense que dans le cinéma d’auteur français, nous sommes un peu protégés. En revanche, si les renoncements massifs n’existent pas, j’ai déjà fait plusieurs fois des compromis. Dans ces moments, on se raconte des choses, on se dit que c’est un mal pour un bien.
Quel est le personnage du film qui vous ressemble le plus, Simon ou Joseph ?
Les deux. J’ai été ce jeune homme qui a rêvé de faire du cinéma, qui ne connaissait personne, qui avait l’impression que c’était un monde inaccessible et qui pensait pourtant que c’était un univers merveilleux. Et à l’époque où j’ai écrit le film je ressentais l’épuisement professionnel, le découragement de Simon. Je vous rassure, Making Of et Le Procès Goldman, m’ont bien remis en selle, mais aujourd’hui, de fait, je suis plus proche de celui qui se pose des questions sur comment finir sa carrière.
Avez-vous rencontré des difficultés à faire produire ce film ?
On a eu un peu de mal à le financer pour possiblement mille raisons. L’une des hypothèses est que l’effet miroir a pu créer un petit malaise.
Tourner dans ces conditions renforce-t-il le propos sous-jacent ?
Ça ne m’aurait pas fait de mal d’avoir un peu plus d’argent, mais effectivement cela crée une forme de mise en abîme. Les réunions de préproduction et de préparation du film ressemblaient aux scènes du scénario.
À la fin vous choisissez malgré tout une conclusion optimiste…
Étant donné que je m’amusais à dénoncer la dictature du happy end, c’était pour moi l’occasion rêvée d’en faire un ! C’était important qu’il y ait une note d’espoir. Même si je peux dire des choses parfois sombres sur le cinéma, le film reste une comédie. Je voulais montrer qu’il ne s’agissait pas uniquement d’un milieu endogène. Certes, il est un peu fermé, il y a beaucoup de pistons, de favoritisme familial, mais il y a aussi des opportunités pour celui qui veut vraiment. Ça a été mon cas, on m’a entrouvert une porte, je me suis engouffré dedans et je ne suis jamais reparti.
Aviez-vous des références au moment de faire un film sur le cinéma ?
On me cite toujours La Nuit Américaine mais le film que j’adore sur le cinéma et auquel je pensais, c’était Ça tourne à Manhattan. Il parle d’un tournage et de ses petites galères, j’aimais bien cette idée, sa manière de raconter une communauté particulière qu’est une équipe de cinéma. J’ai monté Making Of avec Yann Dedet que je connais très bien puisque nous avons une longue histoire de cinéma en commun. J’ai été son stagiaire puis son assistant, nous avons écrit des scénarios ensemble, il a monté plusieurs de mes films… L’anecdote géniale est qu’il était le monteur de La Nuit Américaine, en plus de jouer son propre rôle dedans. C’était très émouvant pour lui et de son côté, évidemment, il pensait beaucoup au film de François Truffaut en montant.
Avec Making of et Le Procès Goldman, vous avez pu concrétiser deux projets de longue date. Quid de la suite désormais ?
Il va falloir que je trouve des nouveautés ! Après, parfois je pense à un nouveau projet et je me rends progressivement compte, qu’il s’agit de la forme nouvelle, d’un scénario auquel j’ai pu penser dix ou quinze ans auparavant. J’aime quand les sujets se rappellent à moi, c’est un bon signal. Plus qu’à la force du sujet, je crois à l’importance qu’il a pour celui qui réalise. Au fond, je ne crois pas au bon sujet, plutôt à l’investissement et au fait de l’habiter : c’est de cela que naissent les bons films. Quand une idée me revient souvent, qu’elle vient me titiller, je l’interprète comme le signe de quelque chose d’important.
Propos recueillis à Lyon le 15 Décembre 2023. Un grand merci aux équipes Pathé Grand Lyon, aux journalistes présents dont certaines questions ont pu être reprises ainsi qu’à Cédric Kahn.
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