Nous avons eu le plaisir de rencontrer Christopher Andrews à l’occasion de la sortie de son très beau premier long métrage, Le Clan des bêtes. Et le cinéaste de nous parler de la genèse de son film, de la part très intime qu’il comporte et de son intérêt pour le cinéma de Sam Peckinpah qui envahit son propre travail.
Nous allons dans un premier temps aborder, classiquement, la genèse de votre premier long métrage, Le Clan des bêtes. Se positionne-t-il dans le prolongement de vos courts-métrages précédents ?
Oui, je pense. J’ai réalisé deux courts-métrages. Le premier avait pour titre Fire [2015], il parlait d’un jeune garçon et de son frère qui cherchent à se séparer de la relation toxique qu’ils ont avec leur père, criminel embarquant malgré eux les deux garçons dans ses affaires de vols de voitures. On y retrouve donc déjà, en effet, le rapport père-fils compliqué qui se trouve dans le long métrage. Le second court-métrage s’appelle Stalker [2019], qu’on a tourné dans la région des Highlands en Ecosse. Je voulais travailler sur le cinéma de genre, sur l’exercice de la tension. Nous l’avons tourné avec très peu de moyens. Il s’agit d’un film qui parle de voyeurisme et de braconnage. L’idée était de retranscrire la dangerosité de l’atmosphère des lieux, symbolisée par les armes que portent les braconniers, les coups de feu et les animaux sauvages menaçants. Le vrai défi de ce court-métrage était d’avoir assez de matériau à travailler pour le montage. Fire explore donc les thématiques que nous retrouvons dans Le Clan des bêtes, tandis que Stalker peut être considéré comme un galop d’essai esthétique, en termes de possibilité de prise de vue des décors, de travail sur la mise en scène des lieux.

Barry Keoghan ; Christopher Abbott (©New Story)
Après ces courts-métrages, quelle est l’origine du Clan des bêtes ?
A l’origine, j’avais écrit un scénario pour un tout autre film, un western qui se déroulait au XIXème siècle. Il était cependant trop difficile à financer. J’ai donc préféré me concentrer sur un autre projet plus abordable, avec un budget plus réaliste pour un premier film. A ce moment-là, je passais pas mal de temps avec ma compagne dans le nord de l’Angleterre ; nous trouvions que les décors de cette région étaient très cinégéniques et, en même temps, très peu montrés dans le cinéma anglais. Un jour, nous nous faisions cette réflexion lorsque, soudain, de ce paysage de montagnes surgit devant nous un berger à travers la brume. On a instantanément vu en lui une figure singulière, une sorte de silhouette eastwoodienne, l’Homme sans nom. C’était pour moi une image très forte.
En ce qui concerne la structure du scénario, je me suis inspiré de l’histoire biblique. Je suis intéressé par la dimension pédagogique très forte que contient le mythe religieux. Je me suis aussi inspiré des histoires spirituelles ayant créé un certain cinéma transcendantal, celui de Dreyer, d’Ozu, de Bresson… l’histoire du bon berger dans la Bible auquel on vole son troupeau… Tout cela constituait véritablement la colonne vertébrale de mon scénario. Et comme je l’ai dit, j’avais déjà abordé cette dynamique très forte entre père et fils dans mes courts-métrages, surtout Fire. J’avais également moi-même travaillé dans des fermes dans le nord du pays, les bergers obéissent à une tradition ancestrale existant depuis deux millénaires, transmise de génération en génération. Cela me semblait le terreau parfait pour mettre en lumière cette idée d’un héritage toxique, d’un fils qui va tenter de s’extirper de tout cela afin de se forger sa propre personnalité.
Parlons de la structure narrative de votre film. On constate un point de bascule très important : dans un premier temps, nous suivons les événements du point de vue de Michael (Christopher Abbott) avant d’adopter celui de Jack (Barry Keoghan). Ce changement d’angle sur le récit densifie tout autant les enjeux dramatiques du film que la caractérisation des personnages. Comment cette structure bicéphale est-elle apparue ? Existait-elle dès les premières moutures du scénario ?
Dans la première version du scénario, nous n’adoptions que le point de vue de Michael. Le scénario était en soi très efficace, les producteurs l’avaient par ailleurs complètement validé. Mais j’étais finalement assez malheureux du fait que nous n’avions qu’un thriller, un simple récit de vengeance ; il manquait une dimension humaine plus forte. Je trouvais le récit encore un peu trop manichéen, et il fallait que nous comprenions les raisons qui poussent Jack à agir comme il le fait. Je me suis dit que l’idée de passer d’un personnage à l’autre par un système de montage parallèle allait trop tenir le spectateur à distance, tuer la tension. On se serait surtout dit que Jack était le méchant du film, ce qui ne m’intéressait pas du tout. Je voulais vraiment valoriser l’ambivalence humaine. En réfléchissant, je me suis dit : « Mais en fait, c’est comme si l’on avait deux films… ». Mon producteur m’a alors dit : « Mais fais deux films ! Combine-les ensemble ! Vas-y ! » Comme s’il m’autorisait à écrire deux projets à la fois.
Quand j’écris des scénarios, je pars toujours de textes en prose ; j’ai donc écrit les deux points de vue à la première personne. L’histoire vécue par le protagoniste et par l’antagoniste. J’avais vraiment besoin de comprendre la mécanique du récit, la manière qu’il a de se déployer, ce qui pousse Jack à réagir de cette manière. Des choses qu’on ne voit pas spécialement à l’écran mais qui allaient informer la façon qu’a Michael de vivre la scène. Effectivement, il y a ce moment de bascule dont vous parlez, lors duquel on « passe la porte », on réunit les deux histoires lors de la scène du couteau. A partir de ce moment-là, l’histoire devient peut-être plus forte que si l’on imposait un coup de théâtre au spectateur, plus d’émotion découle de cette forme-là. Et je pense que cela m’a aidé à faire en sorte que le public comprenne mieux les questionnements que j’essaie d’aborder. Cette structure, en effet, permettait de densifier ces interrogations.

Colm Meaney (©New Story)
Les personnages secondaires sont très importants dans Le Clan des bêtes. Deux d’entre eux semblent particulièrement marquants. Commençons par le personnage du père, Ray, interprété par Colm Meaney. Il ne bouge jamais de sa maison mais déclenche une bonne partie de la violence du film et l’explosion du fils par le poids de son autorité et des traditions qu’il véhicule. Pouvez-vous nous en parler un peu plus ?
(ému, après un temps) Ce personnage m’évoque mes propres grands-pères. (un temps) Il est lié à mon éducation. J’étais face à deux personnes incapables de communiquer, d’exprimer leur colère, leurs frustrations. C’étaient deux hommes très différents, qui se détestaient l’un l’autre, et qui avaient chacun tout un tas des mauvais penchants que l’on retrouve chez Ray. J’ai perdu mon père quand j’étais très jeune, ces deux grands-pères étaient les figures masculines qui m’ont influencé pendant toute mon enfance, et je voyais que je leur ressemblais par certains aspects, par mes élans colériques, par ma façon de n’être jamais sûr de moi. Assez jeune, j’ai donc dû apprendre à me défaire de leur regard et de leurs attentes vis-à-vis de moi. Il y a donc dans l’écriture de ce personnage de Ray une dimension cathartique certaine. Ce film ne parle pas de mon histoire mais me concerne quant aux déboires que j’ai vécus et sur lesquels j’ai dû travailler. Je pense que c’est un problème assez courant que de vouloir se défaire des tourments que nous ont transmis nos parents ou nos grands-parents. (un temps) Quand on grandit, on se rend compte qu’is sont victimes de leurs tourments, ils sont aussi coupables dans le sens où ils ne se sont pas empêchés de nous les transmettre. Mes grands-pères ont grandi dans une société qui était très dure, la pauvreté les a beaucoup marqués ; c’était complexe de trouver un travail, cela l’était tout autant de le garder… Quand je suis devenu adulte, j’ai compris qu’il fallait trouver un équilibre, une distance avec tout cela.
Et quand j’ai commencé l’écriture de ce projet, je suis moi-même devenu père d’un petit garçon. Je me suis longuement posé la question de savoir comment j’allais ne pas lui transmettre cet héritage-là, pour ne pas qu’il ressente ce que j’avais moi-même ressenti. Cette négativité… (un temps) Cela a été un travail acharné (rires). Et c’est exactement la période et l’épreuve que vit Michael dans le film. Comme moi, il essaie de se détacher de cette figure paternelle. Et à partir de ce travail intime, il va changer sa perception sur Jack. La scène où il le voit au sommet de la montagne s’accompagne du sentiment qu’arrive le moment d’accorder son pardon, sans cependant parvenir à excuser totalement son comportement. Et son action à ce moment-là, toute violente qu’elle soit, va permettre à Jack de vivre la vie que lui-même n’a pas pu vivre.

Nora-Jane Noone (©New Story)
L’autre personnage secondaire que je voulais aborder est celui de Caroline (Nora-Jane Noone), le seul personnage féminin d’importance du film et, de loin, le plus raisonné. Y a-t-il, justement, une corrélation entre la féminité et la raison dans Le Clan des bêtes ?
Cette femme se trouve un peu ostracisée par ces relations violentes, elle est coupée de ce monde-là. L’écriture du personnage provient d’un certain nombre de recherches que j’ai pu mener, qui m’ont permis de constater que depuis des siècles, les femmes de ces communautés rurales travaillent d’arrache-pied pour faire vivre les familles, pour supporter tout le monde sans être elles-mêmes supportées, sans ne jamais avoir de pouvoir décisionnel, ce qui génère une forme aiguë de frustration. Et Caroline se rend compte de cela et elle s’aperçoit qu’elle n’a aucun besoin de rester dans ce cadre-là, qu’elle a besoin de prendre son envol. On la saisit dans un moment de bascule où elle prend conscience que l’environnement de violence dans lequel elle vit a un impact négatif sur elle. Dès qu’elle essaie de parler, on lui coupe systématiquement la parole. Ce manque de pouvoir et le manque de respect qu’on a envers elle se révèlent violemment et lui font prendre conscience que si elle reste dans ce monde, elle perdra son identité, son rapport à elle-même. Je voulais explorer l’idée selon laquelle cette incapacité des gens à dire les choses, à simplement s’exprimer, peut être vue comme une faiblesse. Cela se traduit par exemple par le fait que si vous allez dans un bar, vous verrez tous les hommes assis côte à côte. Ils vont regarder leur match de foot sans communiquer entre eux, alors que les femmes, elles, vont s’asseoir face à face afin de libérer leur parole là où les hommes ne libèreront pas leurs émotions par les mots. Caroline se retrouve donc à un moment où elle sent le besoin de partir et de se détacher de ce milieu.

Paul Ready ; Christopher Abbott (©New Story)
La dernière question portera sur l’apport de Sam Peckinpah au Clan des bêtes. Par sa noirceur, par sa façon de représenter la violence, votre film semble évoquer Les Chiens de paille [Straw Dogs, 1971], auquel on aurait soustrait le côté provocateur ou polémique pour y substituer une sorte de fatum tragique. Qu’en pensez-vous ?
Peckinpah a une influence énorme sur mon travail, de même qu’Akira Kurosawa. Ce qui m’intéresse chez eux, c’est leur façon de mettre en scène l’action et de filmer la violence. Dans un premier temps, chez Peckinpah, on pourrait se dire que la violence est montrée de manière évocatrice, presque séduisante, puis on finit par la trouver repoussante. On se sent même floué. On a souvent accusé Peckinpah de filmer une violence gratuite et de s’en repaître, je pense que c’est une caricature assez liée à sa personnalité difficile. Mais ses films sont des plaidoyers contre la violence ! On ne se sent pas stimulé par la violence de ses films, on peut au contraire la trouver très laide, parfaitement pathétique. Les Chiens de paille met cela en avant, c’est son objectif premier. Il y a peu de temps, je me suis étrangement retrouvé, presque par hasard, à regarder un double programme avec, d’abord, The Raid de Gareth Evans [2011], puis Les Chiens de paille. Quand on regarde le premier, on a envie de devenir un expert en arts martiaux et d’aller dégommer des méchants, alors que le second , au contraire, donne envie de ne plus jamais voir une scène de violence dans sa vie tant celles du film y sont affreuses (rires). Cette différence de perception m’a beaucoup intéressé parce que je recherche une authenticité, presque une responsabilité, dans la représentation de la violence. Quand je fais un film de genre, je sais que je vais attirer un certain type de public, mais c’est justement le cadre parfait pour interroger ce public sur le sens profond de cette violence et sur notre rapport avec elle. Tout cela m’intéresse beaucoup, la conversation serait longue. Et juste pour l’anecdote, mes amis savent que Peckinpah est un cinéaste qui importe beaucoup pour moi, et ils m’ont offert dernièrement une affiche français gigantesque de La Horde sauvage [The Wild Bunch, 1969]. Sam Peckinpah trône aujourd’hui dans mon entrée !
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