Directrice de recherche au CNRS, anthropologue, Eliane de Latour, se met au documentaire après sa thèse, alterne les tournages en France et en Afrique tout en continuant à écrire. Les notions d’enfermement, ce qui touche à l’illégalité l’amène à la fiction. Elle aime utiliser des modes d’expression artistique comme le cinéma pour restituer les connaissances qu’elle acquiert. La photographie et le cinéma sont comme des évidences et elle réalise plusieurs films documentaires au Niger, en Côte d’Ivoire, mais également dans les Cévennes.
Son oeuvre, aussi bien constituée d’écrits scientifiques ou littéraire que d’expositions photographiques ou de films, évoque les personnes âgées en maisons de retraite, le destin de co-épouses dans des harems au Niger, la trajectoire de migrants clandestins, de très jeunes joueurs de foot, d’esclaves noirs en Inde du 17e, de détenues mineures au Maroc ou des jeunes prostituées poussées par la guerre en Côte d’Ivoire. Elle évoque le tournage de son dernier film, Little Go Girls.
Après des incursions dans la fiction, vous retournez au documentaire. Pourquoi ?
Je ne fais pas de distinction importante entre documentaire et fiction. Il y a toujours du documentaire dans la fiction et de la fiction dans le documentaire. Les choix s’imposent avec le sujet.
Par exemple, il est impossible pour moi d’aller faire du cinéma direct dans les lieux d’illégalité. J’ai besoin de passer par un contrat moral que me permet la fiction.
Dans le film, on a l’impression que la caméra n’est pas là, à de rares exceptions quand certaines des jeunes femmes échangent des regards avec l’objectif. Comment s’est passé le tournage pour arriver à ce résultat ? Quelles relations aviez-vous avec les jeunes femmes ?
Je suis revenue avec l’argent des photos alors qu’elles m’avaient oubliée et pensaient terminée cette histoire qui a eu lieu trois ans auparavant, dans les ghettos. Elles ont été touchées par ma promesse tenue. Grâce à cette perspective de sortir enfin du ghetto, de changer de vie avec ce projet, j’ai eu une place très particulière auprès d’elles.
Aviez-vous une idée précise de ce que vous vouliez faire ? Comment s’est fait le film ? Aviez-vous des idées précises de mise en scène ou s’est-il fait au montage ?
Je n’avais pas l’idée de faire un long métrage quand je suis revenue en 2013. Seulement de les filmer une à une dans ce moment là, à cet endroit là, qu’elles m’ouvraient pour la première fois. Cette « collection » de scènes très particulières, que je sentais rares, exceptionnelles, liées à ces retrouvailles, me paraissaient intéressantes pour une installation vidéo.
C’est à la fin, au montage que nous avons décidé d’en faire un long métrage avec le matériel rassemblé : photos sur les ghettos de prostitution (2009/2010), tournage sur les lieux de vie (fev/juin2013), tournage dans la Casa (sept 2013/ janv 2014). Thierry Garrel a joué un rôle important dans ce passage. Le film est construisit sur cette aventure en trois parties avec les Go de ghetto.
L’image, la lumière, les cadres sont travaillés, on est loin d’une esthétique misérabiliste comme certains ont tendance à faire lorsqu’on aborde un sujet social…
Quand j’ai photographié dans les ghettos, les filles demandaient des portraits parce qu’elles s’y trouvaient belles, une beauté qu’elles pensaient perdue socialement. J’ai compris qu’une image pouvait apporter de l’humanité dans les lieux qui en sont dépourvus.
J’ai continué sur ce principe avec le cinéma. J’ai d’ailleurs utilisé le matériel d’éclairage sommaire que j’avais concocté lorsque j’ai réalisé les portraits de nuit sur le tapin en 2010.
On voit très peu d’hommes dans le film. Vous abordez même le tabou de l’homosexualité et de la prostitution masculine…
J’ai délibérément écarté les nouchis ou vagabonds, c’est ainsi que l’on nomme les ghettomen. Je voulais me consacrer aux filles.
Homosexualité et transsexualité ne sont pas vraiment « abordés », mais juste croisées dans un lieu – le maquis d’Epiphanie – qui m’a étonnée. Je ne pensais pas trouver un lieu à Abidjan qui rassemble hommes et femmes aux orientations sexuelles désignées comme déviantes.
Au début, il y a une scène où vous filmez une jeune femme guider un client. Mise en scène ? Si non, comment avez-vous pu filmer cette séquence ?
Moitié/moitié. La jeune femme – Amina – nous racontait, en vrai, les lieux où elle se prostituait, enfant. Elle les montrait du doigt et moi je filmais à l’arrière. Le dialogue est tiré d’un récit qu’elle fait devant le micro, plus tard, au sujet d’une histoire qui lui est arrivé et dont j’ai pris des petits bouts de phrases. Et j’ai mis le tout ensemble. C’est la chute finale qu’on a rejouée, avec la question : « Et avec pipe ? – C’est 3000. »
Démêler la fiction du réel est une affaire complexe ! J’aime quand Almodovar décrit son travail au scénario ; il dit, en gros : « une phrase c’est moi, l’autre c’est le réel ».
Avez-vous rencontré des difficultés pour filmer ? Avez-vous du laisser tomber des idées que vous aviez, tant au tournage qu’au montage ? Vous êtes-vous censurée ?
Oui, avec les clients et le marché du sexe. J’y avais accès, mais je n’avais pas d’idée à l’époque sur la manière de filmer cela pour ne pas les stigmatiser. Je l’ai abordé par la photo, la distance était plus facile à trouver.
Comment ont réagi les jeunes femmes quand elles ont vu le film ?
Elles ont aimé le film. Et surtout, elles ont toutes noté le changement entre la première partie et la dernière, où l’on voit qu’elles peuvent changer, ce qu’on leur dénie dans les grammaires collectives.
Êtes-vous toujours en contact avec elles ?
Oui avec quatre d’entre elles. Elles ont chacune une activité.
Propos recueillis via e-mail entre le 4 et le 9 mars 2016.
Little Go Girls est en salles depuis le 9 mars 2016.
Le site de Éliane de Latour.
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