Entretien avec Eva Neymann pour "La Maison à La Tourelle"

A loccasion de la sortie de son très beau film La Maison à la tourelle, sa réalisatrice nous a accordé un long entretien. Passionnante et pudique, la cinéaste nous parle de sa rencontre avec Friedrich Gorenstein, de la gestation du projet, de sa conception du cinéma et de son traitement des émotions, entre autres
Voici peut-être l
un des interviews les plus émouvants de Culturopoing.

 
 

A mes yeux, la réalité et le réalisme sont deux choses différentes
 

Olivier Rossignot : Pourriez-vous me parler de votre parcours avant La Maison à la tourelle ?
Eva Neymann : C’est mon deuxième long-métrage, et ma seconde adaptation d’une œuvre de Friedrich Gorenstein. Depuis très longtemps, j’étais intéressé par l’idée de traiter « La Maison à la Tourelle ». Lorsque j’ai rencontré Friedrich Gorenstein, il m’a convaincu de m’atteler à l’adaptation d’un autre de ses textes, « Les Petites Vieilles ». J’ai suivi son conseil et me suis rendu compte qu’il avait raison.
 
O.R. : Comment avez vous rencontré Gorenstein ?
E.N : Nous habitions à Berlin tous les deux et avions des amis communs. C’est d’ailleurs assez étonnant que personne ne nous ait présenté.
J’ai lu La Maison à la Tourelle il y a une douzaine d’années, et ce récit m’a ému aux larmes, si bien que j’ai cherché dans l’annuaire, trouvé son téléphone, je l’ai appelé et nous nous sommes rencontrés le jour même. Et nous sommes pour ainsi dire devenus amis tout de suite. On m’avait prévenu d’un caractère compliqué, voire taciturne, mais la réalité s’est avérée toute autre.
 
Le projet
O.R. : Pourquoi  le choix de la langue russe était important pour vous ? Etait ce pour être le plus fidèle possible au livre ?
E.N : Le russe est ma langue maternelle. Je suis née en Ukraine à l’époque où c’était encore l’URSS et la moitié de l’Ukraine (l’Est) parlait Russe. J’aime par ailleurs beaucoup la langue ukrainienne.

O.R. :
Comment s’est opéré le financement du film ?
E.N : J’ai trouvé des financements auprès d’une chaîne de télévision ukrainienne, 1+1, dont le directeur avait produit mon premier long-métrage. Nous avons eu envie de travailler ensemble sur un second projet.

O.R. :
Comment avez-vous abordé la reconstitution d’une époque de guerre ?
E.N : J’ai étudié cette période dans ses moindres détails afin de nourrir une reconstitution minutieuse à mon film. Mais j’ai rapidement décidé de m’écarter d’un réalisme « pur et dur ». En effet, je ne pense pas que le « réalisme » d’une histoire, d’un film, tiennent à l’exactitude de sa reconstitution. A mes yeux, la réalité et le réalisme sont deux choses différentes.
 
O.R. : Où avez-vous tourné le film ?
E.N : Odessa et dans les provinces ukrainiennes.
 
O.R. : Certains décors – je pense à la gare, au train – sont-ils réels, ou reconstitués en studio ?
E.N : Nous avons utilisé des lieux réels, à partir desquels nous avons fait quelques ajustements afin qu’ils correspondent mieux à l’époque de la narration. On nous a laissé utiliser une voie de chemin de fer abandonné afin de pouvoir y tourner.
En revanche, la maison à la tourelle donnant son titre à l’oeuvre est un décor de studio.
 

 
O.R. : Le plan magnifique du train traversant la nuit enneigée, cest donc un décor naturel ?
E.N : Oui, tout à fait.
 
Christophe Seguin : Et pour les oiseaux ?
E.N : C’est une autre histoire. Les oiseaux ne sortaient pas de la fenêtre du train, ils étaient dans une décharge. C’était très difficile d’apprivoiser ces corbeaux.

O.R. :
Comment s’est imposé le choix des acteurs ? C’est très très émouvant de voir Katia Golubeva dans son dernier rôle, et dans un tel rôle, comment l’avez-vous choisi ? E.N : Mon chef-opérateur Rimvydas Leipus m’a parlé de Katerina. Il avait travaillé avec elle sur un film de Sharunas Bartas et nous a mis en contact. Je suis très heureuse d’avoir travaillé avec une telle comédienne, et cela me chagrine de constater aujourd’hui que cette rencontre n’aura été que de courte durée.

O.R. :
Le petit acteur porte le film, comment l’avez-vous choisi ? Comment avez-vous travaillé avec lui ?
E.N : On m’a présenté beaucoup d’enfants, mais je n’arrivais pas à trouver quelqu’un qui me plaise, alors je suis allé moi-même dans quelques internats. Et là, je suis tombé sur Dimitry. C’était lui. Et il a accepté d’endosser le rôle.
 
 

Ce qui est intéressant c’est de restituer l’essence même du souvenir.

 
 
O.R. : Comment sest opéré le travail d’adaptation ? Vous avez créé, imaginé des images à partir de mots et vous ne vous contentez pas d’illustrer une histoire.
E.N : Le récit original est un chef d’oeuvre. Dès que je l’ai lu, je l’ai compris. Et plus j’ai travaillé sur ce récit, et plus ma connaissance s’en est approfondie. Lorsque j’ai commencé à travailler dessus, j’ai taché de déchiffrer chaque mot pour en déceler les éléments tacites. Pour moi, l’important n’était pas seulement de relater cette histoire émouvante, très touchante, mais également de rendre sa valeur artistique, son message profond. J’avais alors conscience de la responsabilité de faire de ce chef d’oeuvre, une autre œuvre mais conservant cette même beauté.
 
O.R. : On sent souvent le temps qui s’écoule lentement, un temps parfois comme « suspendu » dans le regard de cet enfant. Comment avez-vous travaillé la durée ?
E.N : Cette remarque me semble très juste et cela me fait plaisir venant du regard d’un spectateur. C’était très important pour moi de rendre cette impression de temporalité suspendue comme dans l’oeil d’un enfant pris dans un cauchemar.
 
C.S. : N’est ce pas non plus la meilleure manière de rendre hommage à cette œuvre littéraire puisqu’une des différences majeures entre la littérature et le cinéma est celle du traitement de la temporalité ?
E.N : En ce qui concerne cette différence que vous évoquez, quand j’ai lu le texte, la présence de l’auteur dans son texte était totale, et le passage au cinéma n’a fait qu’ajouter mon propre regard, agrémenté bien entendu de celui de toute personne ayant travaillé sur ce film.
 
O.R. : Votre film épouse le regard candide de l’enfant. Et je trouve qu’il a un sens de la vision, presque onirique, un peu somnambule, flottant. Qualifieriez-vous votre film de réaliste ou plutôt d’onirique ?
E.N : Lié au rêve.
 
 
O.R. : La Maison à la tourelle est une œuvre où le silence et le regard sont aussi importants que la parole. Pourriez-vous me parler de cette importance du silence et du regard ?
E.N : C’est effectivement les « dispositifs » que je me suis fixé lorsque j’ai commencé à travailler sur cette œuvre. Mais tout ce que j’ai voulu dire se trouve dans le film et il m’est difficile aujourd’hui d’en parler hors de ce contexte.
 
O.R. : La Maison à la tourelle donne parfois la sensation d’un film d’une autre époque, d’un film « retrouvé » ? Un peu comme de vieilles photographies d’enfants tristes. Vouliez-vous faire une œuvre nostalgique, tournée vers le passé ?
E.N : En effet, j’ai toujours eu pour principe de dire que lorsque l’on tourne un film, on ne restitue pas une conversation telle qu’elle s’est passée, mais on la filme après un certain temps de recul, et c’est à ce moment là qu’en apparaît l’essence. C’est ce qui est intéressant dans un film ; restituer l’essence même du souvenir.
 
 
O.R. : Et pourtant, dans son atmosphère – et c’est peut-être là que le film me paraît moderne – le film se déroule à une période précise et pourtant il a cet aspect intemporel très étrange, flottant un peu hors du temps. Vous en pensez quoi ?
E.N : C’est très juste. Mon but n’était pas d’imiter des vieilles photographies mais de créer un souvenir.
 
O.R. : Peut-être que le regard d’un enfant est universel et n’a jamais d’époque ?
E.N : C’est tout à fait juste également.
 
O.R. : Il me semble que votre film laisse beaucoup de place au questionnement, qu’il préfère les interrogations aux réponses, comme l’ombre à la lumière ? Est-ce que cela pourrait être considéré comme une marque de votre cinéma ?
E.N : Tout ce qui se trouve dans ce film restitue bien mes singularités, c’est comme un miroir, véritablement. Ce n’était sans doute pas un choix conscient, mais évidemment très influencé par ma manière d’être et d’aborder la vie.
 
 

Tout ce qui se trouve dans ce film restitue bien mes singularités, c’est comme un miroir.

 
 
O.R. : La Maison à la tourelle manie avec beaucoup de subtilité les émotions. Cest un peu l’histoire d’un enfant qui apprend à nouveau à pleurer et à sourire. Comment avez-vous justement travaillé ces émotions ? Vous vouliez éviter d’être mélodramatique, de sombrer dans le pathos ?
E.N : Je craignais le pathos. Mais il faut savoir trouver la juste mesure pour rester dans l’ouverture des émotions tout en restant dans une certaine décence. C’est une des grandes questions du monde.
 
O.R. : Comment avez-vous travaillé cette esthétique clair-obscur dans laquelle les personnages semblent quelque fois sortir de l’ombre ?
E.N : Le chef-opérateur et moi avons travaillé consciencieusement sur cette question afin de trouver la meilleure approche visuelle. Nous avons étudié beaucoup d’oeuvres picturales et avons taché de dépasser toute idée reçue ou stéréotype en termes de lumière. Mais j’avais surtout un chef-opérateur très talentueux.
 
O.R. : Tout cela évoque Bela Tarr et même Dreyer…Je me demandais si cela faisait partie de vos références.
E.N : Je dois dire que Dreyer est un de mes cinéastes de chevet, tout comme le cinéma du japonais Masaki Kobayashi. Bien sûr, cela fait partie de mon bagage intellectuel mais à aucun moment je n’ai essayé d’imiter ces auteurs.
 

O.R. : La manière d’intégrer ses personnages dans un cadre parfois « géométrique » évoque effectivement fortement le cinéma de Kobayashi.
Par ailleurs, et en résonance au rapport de Gorenstein à Tarkovski, vous sentez-vous héritière de son cinéma ?
E.N : Non, pas du tout. Je ne pense pas. Effectivement c’est un des grands auteurs de l’histoire du cinéma, il fait partie de ces cinéastes indétrônables. Lorsque je regarde un de ces films, il semble impossible de détacher une seule seconde les yeux de l’écran. Mais par ailleurs, je pense que nos caractères diffèrent.

 
C.S. : Vous venez du documentaire, comment cette formation influe-t-elle pour obtenir ce réalisme sublimé et poétique ?
E.N : Les films documentaires m’ont appris beaucoup et notamment à voir le lyrisme et la poésie dans la vie, à apprécier ce que j’appelle « un moment de vie ». Et je pense que ces films documentaires n’ont rien à voir avec le réalisme tel qu’on l’entend. J’ai compris ainsi qu’en tant que cinéaste, tout ce que je représenterai ne porterait pas nécessairement la richesse qu’il peut revêtir dans la vie.
 

Ce n’est que dans le noir que l’on apprécie la lumière.

 
O.R. : La beauté du film tient à ce quil est filmé totalement à hauteur denfant. Pourriez-vous me parler de ce choix ?
E.N : Il s’agit effectivement d’une volonté de raconter l’histoire du monde intérieur d’un enfant et de le représenter dans un monde d’adultes. Et cela passe par la manière de cadrer cela, la différence de taille entre l’enfant et ceux qui l’entourent.
 
O.R. : Le film a la particularité d’évoquer des choses extrêmement dures, violentes mais avec une infinie douceur. Comme si la dureté du monde était transformée par la douceur de l’enfant ? Etait-ce un désir de votre part ? Pourquoi ?
E.N : J’espère que la tendresse n’est pas que chez l’enfant, mais également chez la mère. Effectivement, si j’ai choisi cette nouvelle en particulier, il s’agissait également de témoigner de toute la tendresse se trouvant en moi, qui suis moi-même mère. C’est justement dans ces moments, les plus durs d’une vie, que nous avons accès à notre propre tendresse. Ce n’est que dans le noir que l’on apprécie la lumière.
 
O.R. : Une certaine capacité à transformer le monde en le regardant différemment, en l’occurrence avec tendresse.
E.N : Bien sûr, dans l’oeil de chacun on trouve un monde différent.
 
 
O.R. : L’approche par quelqu’un d’autre aurait effectivement pu donner une vision plus violente, ce à quoi vous vous refusez.
Vous identifiez-vous à ce regard d’enfant, vous retrouvez-vous parfois en lui dans votre propre enfance ?
E.N : Comme tout le monde, j’ai été enfant, et j’en garde un souvenir prégnant. Je ne me suis pour autant jamais retrouvée dans cette situation mais l’art de Gorenstein réside dans la faculté de faire ressentir une énorme empathie pour cet enfant dont il est question et me positionner comme si cette histoire était la mienne, ou celle de mes propres enfants.
 
O.R. : Il y a cette scène terrible ou la femme dit « tu vois, ce petit garçon n’a pas écouté sa mère et elle est morte ». Elle est dans le livre ?
E.N : Bien entendu. La plupart des dialogues du film est d’ailleurs fidèlement restituée.
 
O.R. : Finalement même accompagné, le petit héros reste toujours seul. Il y a à ce titre une scène que je trouve très forte, celle du petit héros en arrêt devant la flaque d’eau que tous viennent de traverser. Comment voyez-vous la confrontation entre le monde des adultes et celui des enfants ? Les adultes, exceptée la mère mourante, dans l’ensemble, ne semblent pas très bienveillants, ils incitent même à la méfiance.
E.N : On observe effectivement une opposition entre les différentes personnes, mais sans rapport évident avec la question de l’âge. Vous comprenez, ces adultes ne sont pas des monstres, mais seulement des gens « normaux », dans toute leur complexité, dépendant d’une situation difficile. Je pense que beaucoup d’adultes se sont d’ailleurs retrouvé dans la situation de cet enfant pour faire preuve à leur tour de tant d’indifférence.
 
 
C.S. : Avez vous conscience que ce film restitue une « absence » d’Histoire – après cela, vient la Guerre Froide, le mur scindant l’Est et l’Ouest – est ce un témoignage de ce qui aura manqué à l’histoire de la Russie, une réunion des pays entre eux ?
E.N : Vous savez, j’habite à Berlin, donc en Europe et je constate qu’entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest les rapports restent étranges et que les mémoires historiques diffèrent. Et c’est pour moi un questionnement toujours désagréable. Des différences subsistent, je les constate depuis la vingtaine d’années que je vis à Berlin, et ce, sans jamais totalement les comprendre.
 
O.R. : Parmi les beaux personnages mystérieux, la petite fille à la flûte. N’auriez-vous pas envie de lui inventer une histoire pour un autre film ?
E.N : Son histoire est déjà racontée dans le film… Et pour le coup, ce personnage est constitué de toutes pièces par mes soins et n’était pas présente dans la nouvelle originale. J’ai d’ailleurs eu beaucoup de chance de trouver cette petite.
 
O.R. : D’autres projets ?
E.N : Oui ! Je m’apprête à tourner un film à partir d’une œuvre d’un grand auteur juif relatant les vies de personnages juifs dans différentes provinces juives en Russie.

 

Nous tenons à remercier Eva Neymann pour sa disponibilité, ainsi que Marie Demart et Pierre Emo pour avoir rendu possible cet entretien (et pour la retranscription ! ). 

 

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