À l’occasion de la sortie de Un jour fille en salles le 8 mai prochain, premier long métrage de Jean-Claude Monod, nous avons pu échanger avec le réalisateur et philosophe autour de la naissance de son projet, de ses inspirations picturales et cinématographiques, de la notion d’intersexuation au XVIIIᵉ siècle et de ses résonances actuelles, du film historique, du genre en tant que masque social, de la question du monstre, et du théâtre comme lieu de jeu et libération identitaire.
Un jour fille est tiré de l’histoire vraie et méconnue d’Anne / Jean-Baptiste Grandjean, « hermaphrodite » au XVIIIᵉ siècle : comment t’est venue l’idée de transposer ce récit au cinéma ?
J’ai trouvé cette histoire mentionnée dans un cours de Michel Foucault au Collège de France qui s’appelle Les Anormaux. J’ai ensuite cherché des documents, en particulier le Mémoire de Maître Vermeil —Thibault de Montalembert dans le film— écrit en défense après la condamnation d’Anne Grandjean. J’ai trouvé que c’était une histoire très étonnante, avec ce côté un peu paradoxal où on ordonne à l’accusé-e de changer d’habit pour finalement la-e condamner de l’avoir fait. Je trouvais qu’il y avait quelque chose d’assez absurde et intéressant, notamment quant à la question des instances et des institutions, qui décident parfois à leur place des individus. Evidemment, ça a changé depuis le XVIIIᵉ siècle, mais la question de la détermination du genre et du sexe a beaucoup d’échos actuels, sur lesquels je voulais insister. Cette histoire est aussi intéressante par rapport aux débats contemporains sur le genre, et même à ceux, assez violents, qu’il y a eu autour du mariage homosexuel.
J’avais déjà réalisé des courts métrages, et un moyen métrage sur une histoire qui se passait dans un milieu psychiatrique (Augustine, 2003, coréalisé avec Jean-Christophe Valtat, autour de Charcot), à la Salpêtrière. J’ai toujours eu envie de faire des films —même si j’ai dévié vers la philo—, donc lorsque je découvre une bonne histoire, surtout assez inédite au cinéma, je pense à en faire un film. C’était le cas d’Augustine quand on l’a réalisé. Après, il y a eu plusieurs films sur Charcot : Augustine (Alice Winocour, 2012), Le Bal des folles (Mélanie Laurent, 2021)… Mais à l’époque —en 2003—, il n’y avait rien eu. On trouvait cela étrange d’ailleurs, parce que même visuellement, la Salpêtrière est assez impressionnante. Sur l’affaire Anne / Jean-Baptiste Grandjean, c’était pareil. Je me suis dit que cette histoire était vraiment intéressante à montrer, à la fois inédite et actuelle, aussi le jeu sur le masculin et le féminin.
Le débat autour du genre du protagoniste, nœud narratif du film, est polysémique : Un jour fille oscille entre les genres, du film de procès à la romance tragique, et du film historique au drame contemporain. De ces interrogations superposées —fille ou garçon, histoire ou actualité— naît un théâtre de l’ambivalence. Etait-ce quelque chose que tu cherchais, en réalisant ton film ? De jouer à contourner les définitions, et à parcourir les genres ?
Peut être pas consciemment. Enfin, sur le genre du personnage —interprété par Marie Toscan dans le film—, oui, puisqu’il est ce qu’on appelle aujourd’hui une personne intersexe —on disait hermaphrodite au XVIIIᵉ. Quant au genre au sens artistique de Un jour fille, je le voyais effectivement comme un film historique, en costume, d’époque, mais en même temps assez intime, là où on associe souvent les films historiques à la grande Histoire et au spectaculaire. Même si je pense que l’on assiste à une transformation du genre : je me suis fait la réflexion il n’y a pas très longtemps, en pensant à des réalisatrices comme Jane Campion ou Sofia Coppola, qui ont écrit des films à la fois historiques et très intimes, avec La Leçon de piano (1993), ou même Marie-Antoinette (2006), qui traite tout même de la question du passage de l’adolescence à l’âge adulte, de la sexualité…Avec Un jour fille, je voulais réaliser un film historique qui fasse écho à l’actualité. Il y a notamment eu une interrogation sur la musique : on a mêlé plusieurs époques, avec des morceaux classiques et des musiques pop du groupe Parcels. Pour la dernière séquence du film, on avait même pensé à ce qu’elle s’achève dans le métro, de nos jours ! Je pense que si le film a été bien accueilli —il a fait le tour de plusieurs festivals LGBTQI+—, c’est parce que le public a compris qu’il ne s’agit pas seulement d’un film visant à documenter un récit du passé, mais qui joue aussi sur des situations actuelles. Un jour fille est en quelque sorte lié au mouvement des intersexes, dont j’ai entendu parler relativement récemment d’ailleurs. C’est un sujet que les gens ne connaissent pas forcément ; même si depuis quelques décennies, aux Etats-Unis et en France, un mouvement s’est lancé pour faire porter les droits des personnes intersexes.
Les arbres nus de l’automne, les ciels crépusculaires orangés, le vent et le soleil dans les herbes, la campagne nocturne bleutée…La nature habite les images du film, parfois dans l’esprit du romantisme. Quelle valeur ou sens lui donnes-tu dans le cadre de ton récit, et de quelles images t’es-tu imprégné ?
Pour la première partie du film —après le prologue du procès, dix ans plus tôt— autour de l’adolescence du personnage, j’ai transposé le récit originel, qui se passait plutôt en ville, à la campagne, chez un éleveur et marchand de chevaux. Je trouvais que la nature correspondait bien à ce côté éveil de l’adolescence et éveil des sens. Il fallait aussi que l’histoire se déroule avec les animaux, car ils étaient très présents à l’époque, y compris en ville. Au début, je voulais presque qu’il y ait un animal par plan, mais je ne l’ai pas fait finalement, c’était peut-être un peu excessif ! Un jour fille se retrouve dans une inscription plutôt printanière dans sa première partie —on peut d’ailleurs presque suivre les saisons dans le film. Par effet de contraste, je voulais que la fin avec le procès soit au contraire assez glacée, notamment dans le traitement de la lumière, qui devient beaucoup plus blanche et pâle, et à la fois froide et sombre. J’avais l’idée de suivre l’histoire de la peinture : le film commence avec la peinture de paysages du XVIIIᵉ, avec des inspirations de Watteau, de Chardin, aussi, pour les intérieurs ; et se finit du côté néo-romantique, avec des références aux gravures de Piranèse autour des prisons et des escaliers. Il y a des images qui sont, si on veut, symboliques, mais dont le symbolisme est laissé ouvert. Certains me demandent ce que représente ce plan sur la branche dans le fleuve, par exemple. Mais je pense qu’au cinéma, comme en littérature ou en poésie, il faut laisser les choses ouvertes. Pour cette image par exemple, on était à côté de ce grand fleuve, et on a tourné une séquence, avec cette branche qui dépassait, qui rappelle le prologue de Faute d’amour (2017) de Zviaguintsev.
On pense aussi au Sacrifice de Tarkovski.
J’adore Tarkovski, et effectivement, il a aussi beaucoup joué sur l’eau, comme Zviaguintsev le fait au début de son film, avec ces branches mortes dans l’eau glacée. C’est très beau. Je trouve que ça installe quelque chose.
Et puis il y a la brume, les reflets, l’ombre des arbres. Mais c’est vrai que le côté très glacial du procès avec la lumière blanche aveuglante marque le contraste avec la première partie ensoleillée.
Oui, on voulait marquer le contraste entre cette l’enfance et cette sortie de l’adolescence dans le milieu familial, qui est quand même assez sensuelle, et ce moment du procès, où le personnage est humilié et soumis à un jugement absurde.
Il y a quelque chose de particulièrement beau dans le travail sur les ombres, les lumières, les reflets et les couleurs. Beaucoup de plans évoquent des tableaux : on pense notamment à De La Tour avec ces images en intérieur, dont l’obscurité se teinte des lueurs rougeoyantes des bougies ; et d’autres font penser à Bergman (Fanny et Alexandre) notamment grâce à la poétisation des scènes intimistes, par exemple lorsque Jean-Baptiste aperçoit la répétition de la troupe de théâtre à travers la fenêtre dans la nuit, ou encore la séquence du temps qui défile avec le plan sur le père épluchant des pommes… Quelles ont été tes inspirations visuelles, et comment as-tu travaillé les éclairages et les lumières ?
Il y a effectivement beaucoup d’inspirations visuelles. Mais tu as raison, d’une manière générale, il y avait l’idée qu’au fond, tout le début du film joue beaucoup sur ce côté clair-obscur : on passe des choses dans l’ombre, avec les bougies, où le personnage se regarde dans le miroir et se cache ; à la lumière très froide du procès. Les inspirations sont multiples : j’ai notamment pensé à Chardin pour les intérieurs du début, avec ces scènes de la vie quotidienne aux teintes bleutées, que l’on retrouvait également dans le château où on a tourné. Il y a des choses qui sont aussi un peu piquées à d’autres films. Par exemple, l’image du père qui épluche une pomme est un plan que j’ai repris d’un très beau film de Ozu, Printemps Tardif (1949), au moment où le père voit sa fille partir, le laissant seul. C’est une situation assez similaire dans Un jour fille. Je me suis aussi inspiré du théâtre : tu parlais de Fanny et Alexandre, avec son petit théâtre de marionnettes, où on retrouve ces mêmes lumières, rouges et or.
Dans Fanny et Alexandre, il y a aussi les scènes froides en intérieur…
Avec le beau-père pasteur, oui, mais ça, c’est pour mon prochain projet ! Dans Un jour fille, le père est plutôt bienveillant.
Ton film joue beaucoup avec le motif des portes, des entrebâillements, des fenêtres, des rideaux, des barreaux, des miroirs et des reflets. Comment as-tu envisagé leur symbolique et leur représentation ?
C’est un peu inconscient, je pense. En écrivant le scénario, je discutais avec un historien de ce que pouvait être la vie d’une jeune fille au XVIIIᵉ siècle, dans un milieu que l’on pourrait qualifier de classe moyenne. En fait, c’est assez réglé : elle va au couvent entre l’âge de 7 ans et 16 ou 17 ans, où elle apprend la moralité, la couture, à tenir sa maison…et en sort pour se marier. Pour Un jour fille, je voulais que l’on rencontre Anne Grandjean au moment où elle sort, un peu prématurément, du couvent. Je trouvais cela intéressant parce que c’est un moment où le personnage ne comprend pas vraiment ce qui lui arrive. Il y a cette notion des seuils dans le film. Elle est renvoyée chez elle, doit changer d’habit…c’est un personnage balloté, en quelque sorte. Devenu Jean-Baptiste, il part, et le film se rapproche alors davantage des romans de formation du XVIII-XIXᵉ siècle où le protagoniste prend en charge le sens de son propre destin. Effectivement, ce motif des portes s’illustre dans tous ces mouvements où on expulse Anne / Jean-Baptiste, le-la ramène…qui rappelle toujours une espèce d’entre deux, entre le dehors et le dedans. D’autre part, le miroir —dans la perspective psychanalytique— est là où l’on apprend à se reconnaître, littéralement, et reconnaître son image. Dans le cas du personnage de Un jour fille, évidemment, c’est plus compliqué… Je pense à la scène où elle change d’habit, au sens de genre, et se regarde dans le miroir avec ses grands cheveux. Elle se sourit, mais c’est en même temps triste, parce qu’elle va justement devoir renoncer à ces grands cheveux. Il y a tout ce jeu avec sa propre image, qui est en perpétuelle transformation, et c’est cela que j’aimais bien dans l’histoire : c’est quelqu’un qui ne cesse de se transformer, et qui ne sait jamais exactement ce qu’on attend d’elle, de lui.
Quelque chose autour de la honte, aussi ?
Oui, tout à fait, dans ce côté être vu.
Un jour fille interroge la quête identitaire à travers le personnage principal, qui évoque également par un jeu de mise en abyme la création d’un personnage de fiction (l’habit, le prénom, le genre). La représentation du théâtre, l’attention portée aux masques et aux costumes (le défilé de chapeaux sur la tête du protagoniste, le motif des mains cousant et brodant des vêtements) participent aussi beaucoup à cette interrogation en filigrane. Était-ce quelque chose que tu voulais illustrer dans ton film ? L’idée de la troupe de théâtre t’est-elle venue dès le début de l’écriture du scénario ? Quel rôle lui attribues-tu ?
C’est possible ! Et c’est bien vu. J’avais plutôt pensé à cette mise en abyme dans Augustine, que j’ai réalisé avec Jean-Christophe Valtat, parce qu’il y avait un aspect de mise en scène de l’hystérie où on avait l’impression de se retrouver nous-mêmes avec un personnage à mettre en scène. Pour Un jour fille, je n’y ai pas trop pensé, sauf effectivement avec la représentation du théâtre, qui est une part d’invention et d’imagination du scénario. Il y a toujours cette idée, dans la fiction, que l’on retrouve des personnages plutôt favorables et des personnages plutôt hostiles autour du héros. Là, j’ai voulu des personnages plutôt accueillants, qui vivent en quelque sorte comme le protagoniste, pouvant eux-mêmes jouer sur le genre : c’est quelque chose qui se fait beaucoup au théâtre. Les pièces de Marivaux jouent d’ailleurs aussi sur cette question du costume social et du genre. J’ai donc pensé que le théâtre était un milieu où le personnage pouvait trouver une certaine hospitalité. J’avais entendu ce passage de Calderón, tiré de La vie est un songe (antérieur à l’époque du film : 1635), avec cette femme en armure…C’était un texte assez étonnant que j’ai introduit dans la séquence où Jean-Baptiste assiste à la répétition de la troupe de théâtre pour la première fois. Le théâtre apparaît pour le personnage à la fois comme un milieu accueillant et effrayant : il ne veut pas se dévoiler sur scène, ni s’habiller en fille, toujours dans cette crainte d’être découvert. Et comme tu disais, la question de la honte réside alors également dans cette crainte, et dans celle de ce que l’autre va penser. J’avais discuté avec des personnes intersexes qui évoquaient un rapport compliqué à leur propre corps, et à la curiosité malsaine et intrusive du regard de l’autre. Je voulais que l’on ressente aussi cette curiosité déplacée dans Un jour fille, notamment lors de cette séquence avec les aristocrates qui viennent admirer Anne / Jean-Baptiste comme une bête de foire, comme un monstre. Tout le film porte sur la question de se rendre visible, de ne pas être vu, de vivre caché, mais de se faire exposer et montrer sur la place publique.
Le débat identitaire s’alimente par la question de la nature humaine, en lien avec la notion de « monstre ». À ce titre, cette scène où les aristocrates viennent observer et « admirer » Anne / Jean-Baptiste Grandjean fait particulièrement penser à Elephant Man, ou même Freaks de Tod Browning, à la différence que ton personnage est à l’opposé d’une apparence monstrueuse : d’une beauté classique. Pourrais-tu nous parler de la notion de monstruosité au XVIIIe siècle, et de comment tu l’as envisagée dans ton film ? Sur quels écrits t’es-tu appuyé ?
Effectivement, lorsque j’ai fait mes recherches pour le scénario, je me suis inspiré de films qui m’avaient beaucoup marqué, comme Elephant Man (David Lynch, 1980). En fait, dans le cours Les Anormaux de Foucault, et dans d’autres textes inédits de ses archives, on retrouve tout un manuscrit sur les hermaphrodites, qui évoque d’une part l’approche par les médecins et chirurgiens, dans une perspective physiologique de configuration inhabituelle des organes génitaux, —« irrégularités de la nature »—et d’autre part, l’approche du monstre, comme catégorie intermédiaire entre la mythologie et la science. J’ai d’ailleurs un peu mis dans la bouche de l’un des aristocrates cette idée de l’hermaphrodite en tant que presque-être mythologique. Hermaphrodite est un nom qui vient de la mythologie grecque et qui peut éventuellement connoter une certaine supériorité. C’est là toute l’ambivalence du monstre : il peut être inférieur et effrayant, mais aussi fascinant et supérieur à la norme. Je voulais que cette ambivalence apparaisse dans un moment de fascination, qui rejoignait aussi des témoignages récents : notamment au moment du casting pour le personnage d’Anne / Jean-Baptiste, où j’avais été en contact avec une personne intersexe m’évoquant sa méfiance, ayant souvent été contacté-e pour des films pornographiques. Il y a donc cette espèce de curiosité et de fascination intrusives pour ce qui n’est pas habituel, que je voulais inclure de manière problématisée dans le film, avec la violence d’être traité comme un monstre, à travers un personnage qui n’est pas forcément révolté. Je sais que cela étonne un peu, parfois, mais je voulais garder l’idée de quelqu’un qui cherche plutôt à vivre tranquillement, qui n’est pas forcément rebelle, mais tiré de chez lui pour être exhibé : monstrum, c’est celui que l’on montre du doigt, sur la place publique. Je pense qu’il aurait été anachronique d’en faire un personnage rebelle, parce que c’est quelqu’un qui est seul, en un sens. Aujourd’hui, il y a des associations des droits des intersexes et des revendications. Dans Un jour fille, Anne / Jean-Baptiste est face à d’énormes institutions, entre l’Église et la médecine. Je ne voulais pas non plus en faire un personnage passif, mais qui essaie de faire son chemin tranquillement.
Le fait que Jean-Baptiste soit dans une certaine retenue marque davantage le côté absurde du procès.
Oui, il est objectifié par les autres, tout en se défendant grâce à quelques arguments issus d’autres discours de l’époque. Sur le monstre, j’étais content de trouver ce texte de Diderot, Le Rêve de D’Alembert, parce qu’il montre que déjà, dans la philosophie et la réflexion de l’époque, certains essayaient de faire bouger les choses. En disant que « L’homme est le monstre de la femme, et la femme le monstre de l’homme », Diderot relativise complètement cette question. Pour lui, on est tous un peu les monstres les uns des autres, et chaque sexe est une variante monstrueuse de l’autre. C’est un texte audacieux, où l’on retrouve le côté ironique de Diderot, mais qui rebat les cartes par rapport aux questions des normes. Le personnage de Sébastien —interprété par Thomas Scimeca—, comédien de la troupe de théâtre, s’appuie sur ce texte pour expliquer à Jean-Baptiste qu’il est une sorte de variante. Au début, il ne comprend pas et s’offusque, mais il finit par se l’approprier. Dans la philosophie des Lumières, en fait, on déconstruisait déjà la question du genre et de ce qui se détache de la norme, et proposait une autre manière de les penser.
La musique occupe une place importante et particulièrement originale dans Un jour fille, alternant morceaux classiques avec le motet de Vivaldi ou la fantaisie de Schubert, et des chansons du groupe Parcels. Il y a certains échos avec Barry Lyndon, notamment grâce à Schubert, mais avec une touche inattendue de modernité. Qu’est-ce qui a motivé tes choix musicaux ?
Il y a même trois ou quatre genres musicaux dans le film. D’abord, la musique vraiment d’époque avec Vivaldi, Telemann, Gluck. Et puis des morceaux d’époques postérieures au XVIIIᵉ, comme Kubrick l’avait fait dans Barry Lyndon, effectivement, avec Schubert. Il disait qu’une musique émouvante et intime comme celle de Schubert n’existait pas au milieu du XVIIIᵉ ; on retrouvait plutôt des pièces sublimes, comme la Passion selon Saint Matthieu de Bach. Pour Un jour fille, j’ai pensé que la Fantaisie de Schubert convoquerait bien le côté romantique de la séquence où le couple marche au soleil couchant, par exemple. J’ai aussi mis un morceau de Sibelius, pour la séquence du défilement des costumes, que je ne connaissais pas mais que j’ai trouvé magnifique. Il y a ensuite des morceaux du compositeur Karol Beffa joués par lui-même à différents moments du film, comme la scène où Jean-Baptiste se dévoile à Loison : de la musique néo-classique, mélodique, pas tellement assignable en terme de période. Dans la séquence du rêve, aussi, c’est une musique originale écrite par Karol Beffa, avec les violons stridents. Enfin, le groupe Parcels : c’était d’abord une volonté du premier distributeur du film —qui a changé, depuis—, qui voulait éviter le film historique un peu poussiéreux. Au début, je pensais mettre Anohni and the Johnsons, mais pour des raisons de production, on a choisi le groupe Parcels, et ça permettait cette ouverture sur le contemporain. Sofia Coppola avait bien mis des guitares électriques dans Marie Antoinette. C’est quelque chose qui clive, certains n’aiment pas du tout et disent que ça les sort du film. Ce n’était pas mon choix au départ, mais je trouve finalement que cela apporte une singularité au film. Il y a deux moments avec Parcels : quand le personnage part de chez lui, à la fin de la première époque, et à la dernière séquence, qui elle-même est un peu hors-temps. La fin du film s’inspire de deux films de Wong Kar-Wai, In the Mood for Love (2000) et Nos années sauvages (1990), et d’une séquence de Infernal Affairs (Andrew Lau et Alan Mak, 2002), où des jeux de miroirs très beaux s’opèrent. La fin de Un jour fille ouvre sur un présent incertain, avec des costumes inspirés de chanteurs et chanteuses ayant beaucoup joué avec le genre, comme David Bowie ou Mylène Farmer. C’est aussi un moment où le personnage va jouer, un peu comme le penserait Judith Butler : le genre comme performance.
Et il y a un regard caméra !
Oui, tout à fait. À ce moment-là, on sort un peu des codes historiques. Et on ne sait pas vraiment où elle va.
En parlant de la musique des Parcels, justement, on peut évoquer l’anachronisme délibéré de Un jour fille, qui transparaît aussi subtilement par certains dialogues et touches d’humour : on pense à la scène de procès, où l’avocat énonce des idées étrangement avancées pour son temps autour du mariage homosexuel. Ton film sembler jouer constamment entre la concordance historique et la modernité stylistique, comme pour souligner le paradoxe du procès —au sens large— de Anne / Jean-Baptiste Grandjean, qui se perd entre rigidité morale, scientifique, religieuse…Que cherchais-tu à illustrer, par ce mélange des temporalités ? Penses-tu à une autre « affaire » historique entremêlant ces dogmes dont tu aurais pu faire le film ?
Je n’ai pas réfléchi à cela, mais ce qui est vrai, c’est que le manuscrit de Foucault sur les hermaphrodites fait une histoire des procès d’hermaphrodites : un siècle avant, ils finissaient très mal puisque les accusé-es étaient condamné-es à mort et exécuté-es, en l’occurrence. En tout cas, il y a une histoire de l’intervention religieuse dans le droit, à une époque où tout cela est très enchevêtré, où le droit est pénétré de catégories religieuses avec la question de la profanation. Le mariage est un sacrement, et celui qui transgresse ses lois est un profanateur. Ce sont des questions qui m’ont toujours intéressé. En philo, j’ai d’ailleurs travaillé sur la sécularisation du droit et de comment il s’est transformé pour s’affranchir de la religion.
As-tu d’autres projets, idées ou désirs cinématographiques ?
Oui, j’ai un projet d’adaptation d’un roman qui se déroule sur deux générations dans une période plutôt actuelle, avec un saut dans les années 70. Le roman met en scène le personnage d’un père pasteur pris entres des contradictions, étant marié avec une femme davantage dans l’émancipation, dans le côté « explosion des mœurs » des années 60-70. La génération suivante se concentre sur le fils qui essaie de refaire sa vie au Canada. J’aime bien les histoires sur plusieurs générations, et c’est là où il y a un côté un peu Bergman, je trouve. Peu de films traitent de ce sujet ; on en trouve certains sur des familles juives, avec Woody Allen par exemple. Du côté protestant, c’est plutôt le cinéma du Nord avec Bergman, Dreyer… Mais là, c’est le protestant « dur ». Mon projet va davantage traiter de comment ces personnage s’adaptent à la société des années 70…ce qui fait aussi un peu écho à mon histoire familiale.
Merci infiniment à Jean-Claude Monod pour sa patience et son authenticité.
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