Jean-Pierre et Luc Dardenne étaient de passage à Lyon pour présenter leur dernier long-métrage (Prix du 75ème au Festival de Cannes au mois de Mai), Tori et Lokita, mardi 13 septembre, au Comœdia. Ce jour désormais associé à la disparition de Jean-Luc Godard fut l’occasion d’un entretien passionnant avec deux auteurs majeurs, généreux et humbles.
Avant de parler du film, une question semble aujourd’hui inévitable, que vous inspire la disparition de Jean-Luc Godard ?
Luc Dardenne : C’est une très mauvaise nouvelle, un géant s’en va. Il s’agit du plus grand cinéaste de la deuxième moitié du XXème siècle, un grand inventeur qui a fait des choses magnifiques. Je vais dire beaucoup de bêtises si je commence à essayer de résumer. À bout de souffle fut une grande révélation mais aussi Pierrot le fou, Masculin, féminin, Le Mépris, j’ai beaucoup aimé toute cette période ainsi que Sauve qui peut (la vie). J’ai moins accroché à sa période politique Dziga Vertov, mais c’est un grand cinéaste qui a révolutionné, apporté, déconstruit pour chercher. Il y avait toujours une forme de plaisir, une joie dans son travail. Cela dit, je me souviens de la découverte de JLG/JLG au cinéma, je ne pensais pas qu’il y avait cette mélancolie, cette tristesse chez lui en comparaison à tous ses films de jeunesse. Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit un homme si solitaire, par la suite j’ai vu ses films autrement. Et en même temps, comme je le lisais un jour, « les deux premiers films de Godard, c’est quelqu’un qui veut aimer une femme qui ne l’aime pas quoi et qu’il perd ». Il est un perdant, elle le quitte avant qu’il meurt, il y a déjà une grande déception à la fin. J’ajouterai autre chose, sans narcissisme aucun, que lorsque nous avions fait La Promesse, il nous avait écrit à propos du film. Nous avions du mal à le croire, mais c’était magnifique, nous sortions d’un échec, nous nous étions demandé si nous désirions arrêter ou continuer et puis nous avions reçu cette lettre qui fut évidemment un immense plaisir.
Si Tori et Lokita n’est pas votre premier film à mettre en scène un duo, en revanche c’est la première fois que votre héros est véritablement double.
Jean-Pierre Dardenne : Le film est une histoire d’amitié entre Tori et Lokita, ainsi il y a deux personnages tout le temps à l’image. Beaucoup de cadres sont construits sur le fait qu’ils sont deux dedans, et même si l’un ne fait rien, il est quand même là. Ensuite, nous observons comment cette histoire d’amitié va les conduire à pouvoir réaliser leurs rêves, comme ils l’espèrent, c’est-à-dire pour elle, être reconnue, avoir ses papiers et devenir aide ménagère, pour lui continuer à étudier et enfin pour eux, habiter ensemble.
Il y a une fusion entre deux personnages qui fonctionnent l’un et l’autre sur des énergies très différentes, presque contraires, qui s’affirment dès leurs introductions respectives, jusque dans la mise en scène.
Luc Dardenne : Lokita est prisonnière du cadre, il est sa prison, elle est cadrée comme au photomaton d’une certaine manière, lui au contraire, bouge, saute, etc… Tout au long du film nous essayons de garder ce rapport-là, l’idée était de mettre en scène l’amitié à travers les corps de chacun. Nous voulions que le corps de Lokita soit celui qui encaisse, même si elle riposte parfois aussi, mais dans l’ensemble elle encaisse les coups, tandis que Tori essaie de la relever, par sa manière de bouger, de passer dans les tuyaux, les trous, courir, sur son vélo… dès qu’il peut ! Il est explosif, il a beaucoup de tonicité, ce sont deux corps différents. Nous avons conçu le film ainsi, régulièrement lorsque Tori revient dans le film, il arrive en rapide et mouvement.
Vous avez fait appel à des acteurs non-professionnels pour ceux deux rôles, comment les avez-vous trouvés et comment êtes parvenus à créer cette alchimie entre eux ?
Jean-Pierre Dardenne : Nous avions deux idées au départ, qui sont d’ailleurs dans le scénario, il devait y avoir une différence physique entre eux. Dans le scénario, Lokita est décrite comme quelqu’un d’un peu enveloppé, ce que n’est pas notre comédienne, qui est une grande fille. En revanche le gamin devait de toute façon être petit et sec, entre autres, parce que le personnage comme vous avez pu le voir dans le film à un moment donné, doit pouvoir se cacher dans une voiture, ce qui se joue quasiment au centimètre près. Nous étions obsédés par cette différence physique. Nous avons vu une centaine de jeunes filles mais nous avions rencontré Joely qui interprète Lokita, dès le premier jour et nous nous étions dit en travaillant un peu avec elle sur des scènes du film, que nous avions quelqu’un si je puis dire. Pablo, qui joue Tori, cela a pris un peu plus de temps, c’était seulement vers la fin. Lorsque nous l’avons vu, la façon dont il bougeait, son regard, sa voix qui est très belle, notamment quand il chante, nous nous sommes dit : ce sont eux. Lui sera Tori, elle sera Lokita, c’est un pari que nous avons fait. Nous avons alors travaillé comme nous le faisons systématiquement, en répétant tout le film dans les décors, qui à ce stade étaient, soit encore en construction, soit déjà finis. C’était une première pour nous aussi, nous n’avions jamais travaillé avec des jeunes comédiens et comédiennes qui n’avaient jamais joué et qui allaient être pour la première fois à l’image. Dans nos films précédents, ils étaient le plus souvent accompagnés d’un adulte, ici c’était un nouvel exercice. Leur relation s’est construite entre autres, à travers la première scène où ils sont tous les deux. Nous travaillons beaucoup sur les actions physiques, je pense que c’est ainsi que les comédiens et comédiennes rencontrent leurs personnages. Ils s’adaptent, ils s’adoptent, ils nous adoptent et nous les adoptons.
Face à eux, nous retrouvons plusieurs visages familiers de votre cinéma – Alban Ukaj (Le Silence de Lorna), Marc Zinga et Nadège Ouedraofo (La Fille Inconnue), Claire Bodson (Le Jeune Ahmed) – qui ne sont pas les plus connus…
Luc Dardenne : Nous ne voulions pas que lorsqu’un acteur entre, le spectateur puisse projeter quelque chose, nous ne voulions pas de cette éventuelle médiation. Il fallait que ce soit de « vrais gens » et non des acteurs reconnus, lorsqu’ils se retrouvent face aux deux jeunes migrants.
Cette histoire d’amitié s’articule autour d’un sujet fort, celui des enfants MENA (Mineur étranger non accompagné), à quel moment s’impose-t-il à vous ?
Jean-Pierre Dardenne : Les deux sont venus en même temps puisque c’est grâce à l’amitié que nous avons pu faire exister nos deux personnages. Nous avions déjà essayé de traiter ce sujet, il y a une petite dizaine d’années et nous n’étions jamais parvenu à trouver le biais par lequel raconter cette histoire, si ce n’est en restant collé à la réalité : le sort de ces enfants venus en Europe sans parents. Nous avions lu des articles qui évoquaient le nombre d’enfants MENA disparaissant chaque année en Europe, sans que nous sachions ce qu’ils deviennent. Certains vont en Angleterre, d’autres rentrent chez eux et les autres, on ne peut que supposer leur sort…Ils disparaissent à tout âge, pour une partie avant leurs dix-huit ans puisqu’ils vont rentrer dans l’illégalité s’ils ne sont pas reconnus et n’obtiennent pas leurs papiers… Nos films sont des portraits, notre première problématique était donc, qu’allons-nous raconter comme histoire avec ces enfants et comment allons-nous faire ? Cette histoire d’amitié est venue assez vite et a été confortée par des lectures. Nous avions lu des entretiens de psychiatres et de psychologues, ils évoquaient les nombreuses maladies touchant ces enfants. En raison, de leurs trajets remplis de périls et d’épreuves, ils ressentent à leur arrivée une solitude terrible. Certains sont par exemple sujets à des crises d’angoisse comme Lokita, d’autres donnent l’impression de dormir toutes la journée, d’être absents… Nous nous sommes dit que cette histoire d’amitié dont nous avions l’impulsion était intéressante. Ils ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre, ils doivent être toujours ensemble, comme c’est dit à un moment dans le film : « on s’en est toujours tiré comme ça ».
Votre rapport à la musique a évolué au fur et à mesure de votre carrière, il me semble que la première fois que l’on entendait des notes de musique dans l’un de vos films c’était Le Gamin au Vélo…
Luc Dardenne : C’était dans Le Silence de Lorna à la toute fin.
C’est vrai, en tout cas, il y en avait ensuite d’avantage dans Le Gamin au Vélo puis encore plus dans Deux jours, une nuit. Ici, la musique a un usage différent mais une chanson occupe un rôle très important dans la relation entre Tori et Lokita.
Luc Dardenne : Le premier titre du film était La Chanson de Lokita. Nous savions dès le début que nous aurions recours à des chansons, même si ce n’était pas celle qui est utilisée dans le film. Nous avions en tête une chanson de Sicile, elle serait chantée comme une dame leur avait apprise afin de leur enseigner l’italien et qu’ils puissent s’intégrer. En Italie, tout le monde n’est pas contre les migrants, loin de là, dans les centres à Lampedusa beaucoup de gens viennent aider. Dans le scénario déjà, nous n’utilisions pas uniquement cette chanson pour la scène de chant mais aussi en sonnerie de portable et en berceuse. Un ami, pianiste et compositeur, qui venait d’une famille italienne immigrée de troisième génération, nous avait raconté que les chansons étaient les premières choses par lesquelles il était passé pour apprendre l’italien. Ses parents lui parlaient exclusivement français à la maison, ils pensaient que c’était le moyen de réussir à l’école. Comme il était bon élève, il a pu à douze ans commencer à apprendre l’italien. La première chose que son professeur lui avait apprise c’était Alla fiera dell’Est. Elle est assez facile pour apprendre des mots. Nous nous sommes donc dit que cette femme leur avait sans doute appris cette chanson-là. De plus, Tori et Lokita pouvaient chanter seuls et à deux dessus, grâce au refrain. Quelques mois plus tard, nous avons appris qu’il s’agissait au départ d’une chanson juive de l’exil, que les Juifs d’Espagne chantaient pendant l’inquisition. Ils ne pouvaient plus chanter les chansons de Pâques, ils ont ainsi transformé ce morceau, qui évoquait dès lors leur condition de manière métaphorique, sans que le pouvoir catholique ne le sache. Il s’agit d’une chanson d’exilés qui préservaient leurs vies et des choses de leurs traditions, nous l’ignorions, c’était un choix à l’intuition initialement mais nous avons trouvé cela formidable. Cette chanson était également présente dans un film d’Amos Gitaï, mais nous n’en avions pas le souvenir.
Puisque le titre de départ était La Chanson de Lokita, qu’est-ce qui vous a poussé à rebaptiser le film Tori et Lokita ?
Luc Dardenne : Tori ne s’est pas appelé immédiatement Tori, il n’était pas tout de suite question d’amitié, nous étions encore dans l’héritage du premier scénario. Se souvenir de tout n’est pas facile, mais au départ Lokita était par exemple la plus grande de sa famille.
Jean-Pierre Dardenne : C’était le personnage principal, elle avait deux frères et une mère.
Comme ce fut le cas par exemple de La Fille inconnue, Tori et Lokita est un film qui se concrétise longtemps après avoir été envisagé. C’est un processus créatif naturel pour vous de laisser de côté un projet jusqu’à ce qu’il s’impose comme une évidence ?
Jean-Pierre Dardenne : Je ne sais pas comment font les autres, certains ont des scénaristes qui travaillent pour eux. Nous faisons tout nous-mêmes, entre guillemets. Il est vrai que plus nous vieillissons, plus nous nous rappelons de conversations passées, d’idées temporairement abandonnées…
Ce n’est pas la première fois dans l’un de vos films, qu’au détour de certaines séquences, vous flirtez avec le cinéma de genre. Pourriez-vous être tenté un jour par la réalisation d’un pur film de genre où les personnages passeraient toujours avant l’exercice ?
Luc Dardenne : Il existe des films de genre magnifiques que nous regardons mais nous aimons avant tout nos personnages.
Jean-Pierre Dardenne : C’est de là que nous partons.
Luc Dardenne : Peut-être qu’un jour nous trouverons l’alchimie.
Jean-Pierre Dardenne : Je crois que nous l’avons un peu trouvée ici. Dès La Promesse, il y avait des « fuites », un personnage en poursuit un autre, est à sa recherche. Surtout, notre cinéma, implique la notion de course contre la montre, le temps est compté. Cela induit immédiatement une forme de suspens, nous ne faisons pas de chroniques. Les personnages sont toujours confrontés à des échéances, Deux jours, une nuit en est un autre exemple.
Après plus de 35 ans de carrière, qu’est-ce qui maintient votre appétit de cinéma intact en tant qu’auteurs mais aussi en tant que cinéphiles ?
Luc Dardenne : Nous allons beaucoup au cinéma, car nous aimons bien. Le fait de devenir cinéastes n’est pas venu à la découverte d’un film en particulier, mais progressivement. Nous avions travaillé avec Armand Gatti un metteur en scène et écrivain français de théâtre. Nous nous sommes retrouvés tous les deux et nous avons commencé à faire notre travail qui était plus militant, plus politique. Un jour, nous en avons eu marre, en quelque sorte, de filmer des gens tout en essayant de les mettre en scène, sans pour autant pourvoir véritablement le faire. Nous nous sommes dit qu’il faudrait inventer quelque chose afin de d’exprimer ce que nous avions à dire, travailler avec des acteurs et une histoire que nous aurions écrite. Nous n’avons pas osé tout de suite, nous avons d’abord adapté une pièce de théâtre de René Kalinsky, qui est devenue Falsch. Nous avons démarré ainsi, par envie et cette envie est toujours là. Aucune cause supérieure ne nous oblige à poursuivre, c’est un plaisir.
Depuis Rosetta, beaucoup de cinéastes ont pu se revendiquer de votre cinéma, s’en inspirer, le citer. Quel regard portez-vous sur le fait d’être devenus une source d’inspiration pour des auteurs du monde entier ?
Jean-Pierre Dardenne : C’est difficile à dire ça, moi cela me gêne. Bien sûr, nous l’avons déjà entendu, comme tout le monde, mais je pense qu’il n’y a pas, dans aucun domaine, de génération spontanée. Des gens comme Roberto Rossellini, Maurice Pialat ou Krzysztof Kieślowski nous ont inspirés. Après oui, Rosetta est un film qui a trouvé un écho chez d’autres.
Luc Dardenne : Il est vrai qu’avec notre caméra nous avons un travail et une chorégraphie particulières. Parfois, nous voyons des films de cinéastes qui ont pu nous citer et que nous trouvons formidables, je me souviens de Debra Granik, qui avait réalisé Winter’s Bone. J’avais ensuite découvert ses courts, elle a certainement trouvé des choses dans nos films, mais elle en fait quelque chose d’autre et c’est ce qui est intéressant. Comme nous avons pu auparavant nous inspirer d’autres pour réaliser nos propres films.
Jean-Pierre Dardenne : Je dirais qu’il s’agit surtout de films de personnages, je pense à la réalisatrice de L’événement qui a eu le Lion d’or l’an passé. Elle effectue une fixation sur un personnage et en tant que spectateur nous avons l’impression d’atteindre d’une certaine manière son intériorité. Ce sont des obsessions que nous avons en commun. La manière dans le plan dont elle arrive à faire vivre cette fille et en faire notre amie… C’est un très beau film.
Luc Dardenne : Je me souviens aussi du plan où elle revient chez elle. Elle débarque dans un chemin, très libre, très vivante, la lumière est très belle… C’est magnifique, grande cinéaste et grande actrice.
Propos recueillis à Lyon le 13 septembre 2022, un grand merci au cinéma Comœdia ainsi qu’à Jean-Pierre et Luc Dardenne.
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