La sortie, ce mercredi 29 mai, de Fainéant.e.s, dixième long-métrage de Karim Dridi, nous a donné l’occasion d’évoquer avec lui son parcours et la genèse de ce nouveau film.
Comment vous êtes-vous formé au métier de réalisateur ?
En autodidacte : je n’ai pas fait d’école de cinéma mais j’ai commencé très jeune – à l’âge de 12 ans – à faire des films amateur en Super 8. Je m’intéressais déjà au documentaire à cette époque : je ne savais pas encore vraiment ce que c’était mais j’avais déjà compris que je pouvais en faire directement dans la rue, seul avec ma caméra. La fiction me plaisait aussi, mais au départ c’était surtout parce que j’aimais beaucoup l’image : j’ai même hésité à devenir chef-opérateur. Du coup mon approche du documentaire a toujours été très spontanée, très « pratique », alors que pour la fiction j’ai plutôt appris en voyant énormément de films – ce que j’ai fait toute ma jeunesse, et puis j’allais très souvent à la Cinémathèque quand je vivais à Paris – et ensuite en en faisant. J’ai commencé comme ça.
Si on comptabilise l’ensemble de vos réalisations (courts et longs-métrages, cinéma et télévision…) vous avez été aux commandes de plus d’une vingtaine de projets et aujourd’hui vous revenez avec Fainéant.e.s qui est votre dixième film de cinéma. J’ai cru comprendre qu’il était né de votre rencontre avec Faddo Julian, qui y joue le rôle de Nina et qui, comme son personnage, vient du monde punk…
C’est ça oui. J’ai rencontré Faddo il y a près d’une dizaine d’années maintenant : je m’occupais d’un atelier de direction d’acteurs et elle était là. J’étais vraiment subjugué par cette femme, d’abord parce que c’est une actrice exceptionnelle et parce que je n’avais jamais rencontré de comédienne qui venait de ce milieu-là, donc ça m’a intrigué et intéressé… Bon après elle a arrêté l’idée de faire du cinéma – pas parce qu’elle ne voulait plus jouer, au contraire, mais parce le monde du cinéma en soi ne l’intéressait pas – mais moi j’ai gardé dans la tête de travailler avec elle. J’ai écrit plusieurs scénarios qui ne se sont pas faits, mais qui étaient à l’origine de Fainéant.e.s… et j’ai rencontré par son intermédiaire tous les gens qu’on voit dans le film, toute la communauté des punks… et bien sûr .jU. (Djoul) qui joue sa copine, qui est vraiment son amie dans la vie et qui m’a donné envie, peu à peu, de lui écrire un plus grand rôle. Donc oui, c’est vraiment Faddo qui m’a ouvert les portes de cet univers.
Un univers sur lequel vous aviez beaucoup d’a priori au départ…
Ben oui comme beaucoup de gens je pense : les punks à chiens franchement, quand on les voit… je sais pas, j’avais pas trop envie d’aller vers eux. (rires) Mais en rencontrant Faddo j’ai vraiment eu envie de comprendre ce qui se cachait derrière ce mode de vie alternatif, ce refus du moule de la société, ce désir de liberté… Donc en allant à la rencontre de tous les amis de Faddo – et d’autres personnes que j’ai été amené à connaître à ce moment-là – j’ai été conforté dans mon désir de faire un film avec ces gens.
Le développement de Fainéant.e.s a duré assez longtemps il me semble…
Oui, la préparation a duré plusieurs années. Et puis avec ma compagne, Emma Soisson – qui est aussi la productrice et la co-scénariste du film – et nos deux enfants, on a beaucoup bougé : on s’est rendu dans des squats, pour rencontrer ceux qui y vivaient… On était complètement autonomes, on avait notre camping-car et tout, mais ça nous a permis de faire un grand tour de France, de voir du pays… et puis de vraiment aller à la rencontre de gens qui ont ce mode de vie.
Vous êtes assez coutumier de cette méthode de développement – faite d’observation sur le terrain et de préparation longue – mais j’imagine que pour ce film, par rapport à vos expériences précédentes, le fait de ne pas connaître, à la base, le monde que vous alliez dépeindre a dû rendre la chose particulière…
Effectivement c’est une grosse particularité ! (rires) D’autant plus que dans la vie je suis quelqu’un qui n’aime ni la musique punk, ni la techno, ni les camions, ni les chiens ! Y’a rien qui m’attirait, vraiment ! (rires) Donc c’est vrai que sur le papier c’était pas évident que je fasse un film là-dessus… mais justement après, en allant voir tout ça de plus près, ce qui m’a plu chez ces gens c’est cette volonté de vivre une vie en marge de la société et sans revendication sinon une, évidente : qu’on leur foute la paix ! Après j’ai aussi découvert que sur plein de sujets les punks étaient en fait hyper en avance : par exemple ils ont toujours été écolos, ils fabriquent leurs vêtements, ils utilisent de l’huile de friture pour faire du carburant, ils trouvent leur nourriture dans les poubelles… donc c’est pas des gens qui produisent beaucoup de déchets. Là-dessus ils sont vraiment avant-gardistes ! Politiquement c’est plutôt des gens de gauche, mais vraiment de gauche – ils ont des convictions – voire même anarchistes mais dans le bon sens du terme, c’est-à-dire qu’ils n’ont aucun goût pour le chaos : ils sont simplement libertaires. Tout ça était très intéressant mais je ne voulais pas faire un film foncièrement politique pour autant. La seule chose vraiment politique dans Fainéant.e.s c’est le choix de parler de ces gens-là mais le film en lui-même ne revendique rien : son sujet c’est l’amitié qui unit les personnages de Nina et Djoul… et puis leur soif de liberté. C’est vraiment ça que je voulais représenter avec cette histoire.
Il est vrai qu’on retrouve souvent, dans votre filmographie, ce goût pour les personnages en quête de liberté. Une autre chose qui m’a frappé en voyant vos films, c’est que la plupart sont fondés sur des milieux en forme de microcosmes : Pigalle dans Pigalle, le 13e arrondissement dans Fureur, le camp de gitans dans Khamsa, les quartiers chauds de Marseille dans Chouf et aujourd’hui le monde punk dans Fainéant.e.s… Est-ce que votre cinéma n’est pas aussi mû par la volonté d’observer ces microcosmes ?
Je ne crois pas, non : ce qui m’intéresse c’est vraiment l’idée d’éclairer des gens qui ne sont pas « vus », d’aller vers ces personnes qu’on ignore, qui sont dans l’ombre… et puis de leur tendre un micro et une caméra. Après il se trouve que bien souvent ces gens se replient par réflexe communautaire – surtout en ce moment où c’est vachement à la mode (rires) – donc oui du coup on se retrouve dans un microcosme mais ce n’est pas le microcosme en lui-même qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse c’est de montrer, d’amener au cinéma des choses de notre société actuelle qui changent des sempiternels personnages bourgeois joués par des stars – toujours les mêmes – et qui vivent toujours les mêmes histoires, avec les mêmes clichés, dans les mêmes appartements de 200 mètres carrés. En tant que français je trouve qu’on est dans un pays qui est très riche, très diversifié, mais que notre cinéma n’est pas à l’image de cette richesse. J’essaye, à mon modeste niveau, d’y remédier mais il faudrait plus de gens, plus de cinéastes, plus de films avec une vision de la diversité. C’est pour ça que quand je vois quelque chose comme Chien de la casse par exemple, ça m’intéresse : parce que c’est une vision du monde rural qu’on ne voit jamais, avec des gens qu’habituellement on ne filme pas. Voilà ce qui m’intéresse.
Pour en revenir aux punks, je me demandais si, en apprenant à les connaître, vous n’aviez pas finalement retrouvé en eux un certain point de vue, une vision – peut-être un état d’esprit – libertaires qui auraient pu être les vôtres et qui le sont peut-être encore ? Car après tout vous aussi vous avez fait des choses punks : Hors-Jeu par exemple (avec son héros qui prend cinq stars bien réelles en otage) c’est un film très punk !
Ah mais tout à fait ! C’est sûr qu’extérieurement je n’ai rien de punk – je prends deux douches par jour, j’écoute du jazz et je suis un petit bobo qui fait des films d’auteur – mais c’est vrai aussi qu’en fin de compte je me sens très punk : si punk ça veut dire résistant, rebelle, rétif à la normalisation alors oui je suis hyper punk ! Je suis même plus punk que beaucoup de vrais punks ! (rires)
Votre parcours vous a conduit à diriger aussi bien des stars que des non-professionnels, des jeunes, des débutants, des enfants… est-ce que la direction d’acteurs a encore des secrets pour vous (rires) ?
Ah ben ça, si y’a plus de mystère ni de secret, y’a plus d’intérêt ! (rires) Il doit toujours y avoir quelque chose qu’on a envie d’apprendre et de découvrir sinon c’est chiant. C’est ça qui est génial dans le cinéma, pour un spectateur comme pour un réalisateur : c’est de plonger chaque fois dans des univers très différents ; l’idée de refaire le même film avec les mêmes gens pour raconter peu ou prou les mêmes histoires, ça ça m’ennuie ! Ce qui me plait c’est de passer de Chouf à Fainéant.e.s, de Fainéant.e.s à Revivre (un documentaire sur les enfants en réanimation, sorti en février dernier) et puis demain peut-être de faire un film avec des acteurs connus sur des grands voleurs de bijoux, qui sait. Mais la direction d’acteurs en elle-même a toujours des choses à m’apprendre, d’autant plus que j’ai un appétit sans limite pour les acteurs ! J’adore tous les acteurs : les vrais acteurs, les faux acteurs, les acteurs qui s’ignorent, les professionnels, les non-professionnels… Après c’est toujours plus facile pour moi de travailler avec des gens qui ont un certain état d’esprit et c’est vrai que je trouve plus facilement cette mentalité rebelle, subversive, punk, que je recherche… chez des non-professionnels que chez des acteurs trop habitués au côté normé, ronronnant – voire même un peu consanguin – d’un certain cinéma qui, moi, ne m’intéresse pas du tout…
On a l’impression, en voyant vos derniers films, que votre cinéma évolue vers un rapport au réel de plus en plus affirmé (dans ses choix de mise en scène comme dans sa dramaturgie)…
Je ne suis pas sûr que ce soit une évolution : j’ai toujours eu cette envie de travailler « proche » du réel et mes deux premiers films (Pigalle et Bye-Bye, 1995) étaient déjà très « documentés » sur le monde qu’ils décrivaient, les questions qu’on se posait à cette époque – pour une certaine génération en tout cas – donc ce sont vraiment deux photographies de leur temps, même si c’est de la fiction. Après, c’est vrai, il y a eu des digressions, d’autres petites tentations… mais non ce n’est pas nouveau, cette envie de travailler avec le réel. Peut-être qu’aujourd’hui ça se voit tout simplement plus, de l’extérieur… Moi en tout cas je ne sais pas, je ne m’auto-analyse pas quand je travaille. Pour moi la seule chose qui importe, qu’on tourne une fiction ou un documentaire, c’est de faire du cinéma.
Vos deux derniers films sont aussi très « solaires » : vous y parlez d’amitié et de désir de vivre avec un optimisme qu’on ne vous connaissait pas vraiment…
C’est vrai que parmi mes films précédents, même Khamsa ou Chouf, qui sont très solaires, étaient quand-même des tragédies. Pour Fainéant.e.s, effectivement je n’avais pas envie de ça – ni d’une totale comédie, le film est vraiment entre les deux – mais c’était surtout lié au sujet central. Le film est d’abord une histoire d’amitié et ça me semblait important d’éviter une fin tragique aux personnages de Nina et Djoul parce que les gens en auraient conclu que vivre dans la rue c’était forcément la mort assurée : le film aurait eu l’air moralisateur et ça je voulais l’éviter à tout prix ! Fainéant.e.s c’est vraiment l’histoire de gens qui vivent une vie qu’ils ont choisie et qui sont prêts à l’assumer : je ne pouvais pas faire une tragédie sur ça !
Quels souvenirs, leçons ou impressions pensez-vous garder de cette aventure ?
Des souvenirs, plein ! J’ai aussi beaucoup appris de ma collaboration avec Emma Soisson, déjà parce que c’est elle qui a eu l’idée du duo de Nina et Djoul. C’était la première fois que je faisais un film entièrement porté par des femmes et c’est ce qui m’a le plus appris : j’ai appris des actrices comme de ma scénariste et je sais que le film n’aurait pas été le même avec deux hommes. Et puis surtout je dirais que c’est un dixième long-métrage de cinéma qui m’a donné, quand je le faisais, l’impression d’être mon premier. Je l’ai fait avec une énergie et un désir qui compensaient le peu de moyens dont je disposais et qu’il a fallu préserver coûte que coûte pendant des années : la préparation du tournage a duré trois ans, le tournage un an et demi et la post-production un an, soit un total de 5 ans et demi – presque 6 – pour faire ce film. Si pendant ces six ans on ne garde pas brûlant son feu intérieur – comme pour un premier long-métrage – on n’y arrive tout simplement pas.
En terminant, que peut-on vous souhaiter pour ce film ?
Qu’il trouve son public, que des gens l’aiment et s’y reconnaissent. Ce sera bien. (rires)
Merci infiniment à Karim Dridi pour sa patience, ainsi qu’à Claire Viroulaud pour avoir rendu possible cet entretien.
Photo de couverture ©Alexandre Lebrac
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