A l’occasion de la sortie de Quand les vagues se retirent, nous nous sommes entretenus (par mail) avec le réalisateur Lav Diaz, devenu au fil des années une sorte d’icône du cinéma d’auteur dans le monde entier. Une façon de tenter d’approcher sa conception si particulière et radicale du Septième Art et de la création.
Votre film Quand les vagues se retirent, qui sort en France le 16 août, raconte deux trajectoires, deux traumatismes qui ont lieu au sein de la police, donc par extension au sein des institutions de votre pays. Quelle est la genèse de ce double récit ?
Il y a quelques années, nous nous préparions à réaliser un film de gangsters. Je l’avais écrit alors que j’étais en résidence à l’Université Harvard ; c’était à la fin de l’année 2016 et au début de l’année 2017. A cette époque, la fameuse guerre contre la drogue de notre Président Rodrigo Duterte faisait déjà rage et les assassinats s’étalaient partout dans les journaux. J’étais obligé de me confronter à cette réalité à travers mon cinéma. J’ai écrit des protest songs à propos de ce qui se passait, et c’est devenu La Saison du Diable (2018), un opera rock que j’ai présenté à la Berlinale. En 2019, nous sommes revenus sur cette idée de film de gangsters et alors que nous nous apprêtions à tourner, le volcan Taal est entré en éruption [12 et 13 janvier 2020]. Une semaine plus tard, avec une petite équipe, je suis allé dans les zones dévastées par l’éruption et nous avons commencé à tourner quelques prises de vue avec l’acteur John Lloyd Cruz. Ce moment m’a donné l’idée de le filmer dans le rôle d’un policier s’obstinant à enquêter sur un cold case au beau milieu de la boue et des cendres. Le personnage, le Lieutenant Hermes Papauran, était né. Au mois de mars 2020, nous avons été frappés par la pandémie comme tout le monde, et nous avons dû arrêter notre projet. Fin 2020, je suis allé dans une autre partie du pays, dans la province de Sosorgon, afin de faire des repérages pour continuer à tourner, ce qui donna Quand les vagues se retirent. Et ce que nous avons tourné plus tôt sur le volcan est devenu Essential Truths of the Lake [ce film a été projeté lors du récent festival de Locarno].
Votre cinéma est très symbolique, et tous les symboles disséminés dans vos films sont des éléments exprimant votre cinglante critique du pouvoir philippin. Quand les vagues se retirent semble intensifier votre engagement politique. Considérez-vous votre cinéma comme un moyen d’expression de votre colère ?
Oui, bien sûr ! Le terrible cri primaire du personnage de Primo à la fin du film [il hurle « J’emmerde les Philippines!] est bien entendu l’expression de l’exaspération et de l’impuissance du peuple philippin. C’est l’abîme de souffrance et de chagrin que subit l’âme philippine elle-même.
La maladie de peau d’Hermes semble entrer en écho avec la violente toux de Karyo dans Lullaby to the Sorrowful Mystery (2016). Comme si le corps de vos personnages souffrait lui-même de la déréliction de votre pays. Y a-t-il une part allégorique dans vos personnages ?
La plupart des maladies et des malaises de mes personnages ne font que refléter la dégradation morale et politique de mon pays, en effet. Je dirais même qu’ils reflètent la dégradation du monde dans une plus large mesure. L’Humanité est profondément malade.
En 2023, nous avons découvert en France le cinéma de Mike De Leon. Ce magnifique cinéaste a réalisé des films contre Rodrigo Duterte et ses liens nostalgiques avec la dictature Marcos. De surcroît, il semble y avoir de vrais points communs entre son Héros du tiers-monde (1999) et votre Lullaby to the Sorrowful Mystery, qui ont la même origine diégétique (l’exécution de Jose Rizal). Etes-vous inspiré par le travail de De Leon ? Et plus largement, quelle est son influence sur le cinéma philippin actuel ?
Mike De Leon fait partie de ce qu’on appelle communément le Second Age d’Or du cinéma philippin. Lino Brocka, Ishmael Bernal, Marilou Diaz-Abaya et Mario O’Hara faisaient également partie de cette vénérable communauté de cinéastes. Leur travail a évidemment eu une très sérieuse influence sur ma génération. Et de la même façon que De Leon, en effet, mon travail traite de notre Histoire et de nos luttes.
Vous avez une préférence pour l’usage du noir et blanc. Pour quelle raison ?
Le noir et blanc constitue ma mémoire du cinéma. Il s’agit de ma relation intime au medium cinématographique. Je veux absolument conserver cette mémoire. Quand je me suis lancé dans la création de mon propre langage artistique, je me suis toujours dit qu’il fallait que je revienne à sa nature première.
Et pourquoi, donc, aviez-vous tourné Norte, la fin de l’histoire (2013) en couleurs ?
J’aime aussi beaucoup le cinéma en couleurs. Pour Norte, j’ai pris cette décision au moment de la pré-production du film. Alors que j’étais en pleine période de repérages, l’un de mes producteurs a dit avec nonchalance que je pourrais peut-être revenir à la couleur, envisager sérieusement l’idée puisque je l’avais déjà utilisée pour cinq films précédents, tous tournés en 35 millimètres. Cela m’a fait réflechir. Quelques jours avant le tournage, je me suis décidé : Norte serait en couleurs.
Votre cinéma mélange le réalisme brut et une forme d’onirisme très stylisé, qui peut faire penser au travail de cinéastes comme Pedro Costa ou Tsai Ming-liang. Vous considérez-vous comme un cinéaste réaliste ? L’idée de cinéma réaliste a-t-elle un sens pour vous ?
Lorsque je fais du cinéma, j’essaie de me retrouver au plus près de la vérité. Pour le dire autrement, ma conception du cinéma est de raconter le réel, ou, tout du moins, d’avoir le discours et le regard les plus honnêtes possibles sur la vie. De fait, je crée des personnages qui font l’expérience de la condition humaine. Et, souvent, j’écris des récits centrés sur des moments et des époques particulières de mon pays, que j’utilise comme un simple outil permettant d’approfondir les caractéristiques et les perspectives de mes personnages. Mais mon langage cinématographique, ma façon de le structurer, mon processus créatif, ne peuvent être que résolument les miens. Jusqu’à l’obsession.
Votre esthétique si particulière est en partie fondée sur l’étirement du temps, de la longueur peu commune de vos films à la contemplation précédant toujours la moindre action ou l’apparition de vos personnages dans le cadre. Je pense aussi aux effets de boucle qui constituent la structure narrative de La Femme qui est partie (2016). Pouvez-vous nous expliquer quelle est intimement votre relation au temps cinématographique ?
La conception conventionnelle du temps au cinéma est subordonnée aux seules actions et mouvements des protagonistes, voire du personnage principal. Ce qui conditionne un montage intensivement manipulé, voué à capituler face au diktat de la durée imposée par le système.
Nous connaissons votre amour pour la littérature russe, certains de vos films évoquent également les systèmes narratifs des romans de Balzac. L’écriture de vos propre scénarios semble être une étape importante et très littéraire de votre processus créatif…
Les mystérieux et volumineux romans russes de mon père, tels que je les voyais dans ma jeunesse, sont restés ancrés dans mon esprit. De la même façon que le cinéma que mon père m’imposait de regarder dans ma jeunesse fait partie de moi. Ces livres ont une énorme influence sur le fait que j’aime passionnément écrire des histoires, inventer des personnages complexes avec de vrais conflits intérieurs, créer des scénarios. Faire du cinéma est un processus de création prosaïque, poétique, d’écriture de cantiques et de mouvements. C’est une façon de disserter sur la vie.
Nous en parlions plus tôt, vous avez présenté il y a quelques jours un nouveau film à Locarno, Essential Truths of the Lake. Ce nouveau projet semble développer l’histoire qu’Hermes raconte dans la salle de classe au début de Quand les vagues se retirent à propos de la disparition d’un couple et l’obsession de l’officier de police de le retrouver. Pouvez-vous nous parler de ce film et de l’accueil que vous avez reçu en Suisse ?
L’accueil a été très bon, d’autant que les articles de presse et les critiques sur le film ont été très positifs. C’est une apparition antérieure du Lieutenant Hermes Papauran qui intervient dans Essential Truths of the Lake. Il porte en lui une véritable désillusion, une rancoeur contre les institutions, la corruption systémique qui les gangrène et les choquants assassinats extra-judiciaires de l’administration Duterte. Il se penche donc sur une enquête inachevée, sur laquelle il cherche des réponses depuis une quinzaine d’années. Une impulsion qui ressemble plus à une plongée dans son propre purgatoire, dans le but de s’engourdir et d’infliger plus de souffrance à son âme.
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