De passage à Lyon durant le Festival Lumière en octobre, à la fois pour présenter La Plus précieuse des marchandises en avant-première, mais aussi OSS 117, Rio ne répond plus dans une section rétrospective, Michel Hazanavicius nous a accordé un long entretien.
Qu’est-ce qui vous a amené sur cette adaptation de Jean-Claude Grumberg ?
Le producteur Patrick Sobelman m’a envoyé les épreuves du livre, qui alors n’avait pas encore été publié. J’ai eu entre les mains un texte que j’ai trouvé hyper beau, très juste et bouleversant. C’était une manière que je ne connaissais pas de parler de cette époque et de traiter du génocide juif, sans en faire le sujet principal. Malgré le contexte dans lequel s’inscrit l’histoire, elle contient une pulsion de vie, une lumière… La matière me semblait idéale pour faire un film.
Le choix de l’animation s’est imposé rapidement ?
Quand on m’a parlé du projet, c’était déjà envisagé pour l’animation. Je n’aurais pas accepté de faire ce film en live, je n’aurais pas été à l’aise. La question de la représentation du génocide, des convois de déportés etc…C’est en quelque sorte le serpent de mer du cinéma. À mon sens, il est impossible de représenter cela frontalement. Fondamentalement, nous faisons du spectacle et même s’il peut être sérieux ou philosophique, cela reste la sphère du spectacle et du cinéma. Depuis plus de soixante ans que Grumberg écrit sur ce sujet et, pour la première fois, il ouvre les portes du camp, cela pose des questions de représentation éthique et esthétique. Pour moi, il était évident que l’animation était l’outil qui me permettrait d’essayer de trouver la bonne distance.
Vous dessinez depuis vos dix ans et le visuel du film vient en partie de vos créations…
C’est un peu plus complexe. J’ai fait principalement des dessins de personnages. Je me suis nourri de plusieurs sources d’inspirations notamment les premiers Disney, Gustave Courbet, Henri Rivière…Mais aussi de choses complètement inconscientes. Par exemple, à aucun moment j’ai pensé au Cri de Munch mais on m’en parle dans toutes les salles où je présente le film. Je me dis que les gens ont forcément raison ! Quand j’ai lu le livre, j’ai eu l’impression de lire un classique et je n’ai pas voulu m’inscrire dans des références de films d’animation. J’ai plutôt été chercher du côté de la peinture, de l’illustration, de la gravure… Tout cela aboutit à cette image.
Le premier plan du film, avec la voix-off qui surgit, donne l’illusion d’un tableau animé, une sorte d’image partiellement figée que l’on va pénétrer ensuite.
Le film s’ouvre avec un générique de début, un peu à l’ancienne, avec à l’intérieur de l’image une frise très « livresque » comme cela se faisait à l’époque, notamment Blanche-neige et d’autres grands livres. Ici, ce n’est pas le film qui s’anime mais le décor, l’animation vient de l’image et non de moi. Je trouvais ça intéressant de faire rentrer l’animation dans une image arrêtée.
Préparer un film d’animation et préparer un film live sont deux choses très différentes, comment a évolué votre travail de metteur en scène ?
Je ne sais pas comment mon travail va évoluer, je pourrai le constater peut-être dans deux ou trois films… Maintenant, avec le recul je peux dire qu’avoir réalisé The Artist m’a fait aller vers des scènes plus graphiques, plus visuelles. OSS 117 ou La Classe américaine se basent sur les dialogues, ils ne se reposent pas dessus, mais de fait les gens retiennent beaucoup les répliques. Depuis The Artist, je me rends compte que j’aime vraiment le visuel, j’aime évidemment aussi les dialogues. Je ne sais pas où l’animation va m’amener, ce que je sais, c’est que la manière de fabriquer était très très différente. Il a fallu que j’apprenne un métier que je ne connaissais pas : réalisateur d’animation. En revanche, la finalité reste inchangée, il faut créer des émotions, raconter une histoire avec des images et du son. C’est la manière d’atteindre cet objectif qui est très différente.
À quel moment avez-vous planché sur votre casting vocal ?
J’ai pensé à Jean-Louis Trintignant tout de suite. Je trouvais le texte très beau et je voulais garder des morceaux du narrateur. C’était écrit comme un conte et je pense qu’il aurait été dommage de se priver d’ « Il était une fois » etc. Trintignant est un grand acteur et la plus belle voix du cinéma français. C’est un homme dont la voix est chargée. Aujourd’hui, lorsque je monte le film, il se passe quelque chose de beau car Jean-Louis est décédé. Le public est susceptible de revoir des films avec lui, mais ne s’attend pas à l’entendre dans un film récent. Ainsi, immédiatement, il a l’impression de se retrouver dans la même pièce qu’un fantôme. Ce qui est très étonnant, c’est que dans le film se trouve également un personnage qui finit comme un fantôme, un truc troublant se joue alors dans la salle. Concernant le reste du casting, je voulais garder des dialogues très écrits et très littéraires. Conte oblige, je voulais aussi que ce soit très intemporel, je ne voulais pas de phrasés qui soient extrêmement modernes. C’est pourquoi je me suis tourné vers des acteurs de théâtre, qui plus est, de très bons acteurs que ce soit Dominique Blanc, Grégory Gadebois, Denis Podalydès… Les personnages du film ne sont pas très causants, mais ils amènent beaucoup d’humanité.
En découvrant La Plus précieuse des marchandises, je repensais à l’un de vos films les moins vus, The Search, avec lequel des ponts et parallèles peuvent s’établir : sujets graves, rapport à l’enfance qu’il est impératif de protéger… Aviez-vous fait le rapprochement entre les deux ?
Je ne m’en suis pas du tout rendu compte, mais alors pas du tout. C’est Xavier Gens, qui a travaillé avec Bérénice Béjo pour Sous la Seine, qui m’en a parlé en premier. Il a revu The Search après avoir découvert La plus précieuse des marchandises et il m’a dit que les deux films étaient complètement cousins, qu’il y avait un écho de l’un à l’autre. Ce n’était absolument pas réfléchi de ma part.
Il y aussi beaucoup de différences ! The Search est un film assez violent, La Plus précieuse des marchandises est violent de par son contexte mais graphiquement c’est…
Beaucoup plus doux ! Sur The Search, je voulais créer des images réalistes et frontales, ce que normalement je ne fais pas. C’est mon seul film avec cette approche. Je voulais créer un sentiment qui me venait du film initial de Fred Zinnemann, Les Anges marqués. Il contenait toute une partie très documentaire, très pédagogique, et une autre partie très romanesque et mélodramatique. Je voulais garder ce mélange et donc cette dimension très frontale. La Plus précieuse des marchandises, à l’inverse, est tout en suggestions, en évocation. The Search ne s’adressait pas du tout aux enfants, ce nouveau film s’adresse entre autres à eux. J’avais une obligation de tact et de délicatesse.
Néanmoins, dans La Plus précieuse des marchandises, dans la deuxième moitié, une imagerie de cauchemar revient. Ce n’est certes pas frontal, mais cela peut s’apparenter à un code de cinéma fantastique ou horrifique et cela amène une forme de brutalité dans la douceur…
À partir du moment où Jean-Claude Grumberg a ouvert les portes du camp et qu’il m’a forcé à rentrer dedans, je ne peux pas faire l’économie de la brutalité et de l’insupportable : il n’y a que ça à raconter ! Mon idée était de toucher l’idée de l’insupportable mais de le rendre supportable pour chaque spectateur. Il me fallait pour cela proposer des images qui soient les réceptacles de l’éthique et de la morale de chaque spectateur pour se raconter l’insupportable. Le film s’adressant également aux enfants, il peut y avoir dans une même salle un spectateur de neuf ans et un autre de 80, qui sera potentiellement un enfant de déporté par exemple. L’un et l’autre n’ont pas besoin des mêmes images pour se raconter l’insupportable. Je m’appuie donc sur certains procédés : le fait de passer d’une image animée à une image inanimée, la disparition des couleurs… En revanche, rien n’est explicite. Chaque spectateur participe à la narration et greffe ses propres projections.
Le film a été projeté en compétition au festival de Cannes, c’était la première fois pour un film d’animation depuis Valse avec Bachir. Avez-vous éprouvé une émotion particulière ?
Être sélectionné à Cannes, c’est très valorisant et encore plus pour un film d’animation car ce n’est pas la norme. Il y avait un côté événementiel qui donnait l’impression d’avoir déjà gagné en étant là !
Passons d’un festival à un autre, vous venez régulièrement au Festival Lumière depuis sa création. À la fois pour présenter vos films en avant-première (The Artist, The Search) mais célébrer d’autres de vos réalisations en rétrospectives (La Classe américaine, OSS 117, Rio ne répond plus). Que représente ce festival pour vous ?
Je suis toujours hyper content de venir. C’est l’un des festivals les plus sympas qui soient. Le public est hallucinant, il y a une espèce de pacte de confiance complètement fou entre le festival et les festivaliers. La séance d’un Kurosawa à 9h du matin, la salle est complète par exemple. Il n’y a pas de compétition, on célèbre la cinéphilie… Le cinéma est gagnant à 100%.
Vous trouvez le temps de découvrir ou revoir des films quand vous venez?
J’ai eu parfois un peu de temps et quand c’est le cas, je n’hésite pas. C’est très très agréable de redécouvrir en salles des classiques avec des gens. C’est vraiment de la pure cinéphilie. Cette année en revanche, je suis en promo donc c’est un peu différent. J’accompagnais deux projections hier et j’en ai encore deux aujourd’hui.
Et en tant que cinéaste et cinéphile, est-ce que vous arrivez à revoir vos propres films ?
En règle générale non, mais figurez-vous qu’hier j’avais un temps battement entre le lancement d’une projection OSS 117, Rio ne répond plus et le débat d’après séance pour La Plus précieuse des marchandises… J’ai regardé une heure d’OSS, et j’ai trouvé ça pas mal. J’ai rigolé, j’étais content, d’autant plus que j’entendais la salle se marrer, ce qui était assez cool. Mais sinon je ne revois pas vraiment mes films. Je souscris en revanche à fond à cette grande idée de Bertrand Tavernier qui insiste sur la nécessité de revoir les films. La première fois, vous avez un rapport particulier, vous ressentez la nécessité de penser quelque chose. On regarde autant le film que son succès, son échec, ses récompenses… Le revoir plus tard nous rend plus décontractés. Il m’arrive assez régulièrement d’accompagner des projections de The Artist, je ne revois pas le film mais je ne peux m’empêcher de dire aux spectateurs la chance qu’ils ont de le découvrir maintenant. À l’époque les gens, pour une partie, allaient observer une sorte petit phénomène de cirque, vérifier si le succès était mérité, légitime. Aujourd’hui, c’est un film comme les autres et on peut le regarder pour ce qu’il est.
Entretien réalisé durant le festival Lumière, le mercredi 16 octobre 2024. Un grand merci à Michel Hazanavicius ainsi qu’à Corinne Maulard et aux équipes du Comoedia qui ont rendu cet échange possible.
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