Depuis la découverte de son premier long-métrage, Belle Épine, on suit avec attention le travail de Rebecca Zlotowski. À l’occasion de sa venue à Lyon, pour la présentation en avant-première d’Une fille facile, son quatrième long-métrage, nous avons pu lui poser quelques questions, partager avec elle quelques considérations.
À quelle étape du processus créatif s’est imposé le titre, Une fille facile ?
Il s’est imposé rapidement dans la mesure où l’actrice [ndlr : Zahia Dehar] s’est elle-même imposée très vite. Dans mon souvenir, il n’a pas existé d’autre titre à ce film. Après de brèves recherches, je m’étais aperçue qu’il n’y avait pas de précédent Une fille facile sur IMDB, dès lors, puisque l’idée n’existait pas… Néanmoins, cela aurait pu s’appeler autrement, par exemple, « Une femme puissante » ou inclure quelque chose d’insulaire, d’estival… Le choix d’un titre peut parfois s’avérer épineux mais l’avoir tout de suite permet de « modéliser » l’écriture, d’avancer une espèce de tutelle. En l’occurrence, vu que le sujet était de regarder cette actrice, ce physique et de déconstruire le stéréotype afin d’arriver à un archétype ça s’est imposé avec l’idée suivante : comment déjouer l’attente que le titre va porter ?
La naissance du projet à liée à deux évènements, la rencontre avec Zahia Dehar mais aussi le décès de votre directeur de casting, Philippe Elkoubi.
La mort de Philippe Elkoubi m’a donné envie d’aller vers la lumière, des cadres tels la Côte d’Azur, la Riviera, la Méditerranée… de faire un film en été. La rencontre avec Zahia Dehar, venait incarner un scénario que j’avais en tête depuis longtemps, mais qui à ce stade n’était pas suffisant pour devenir un film. Cela racontait de manière très romanesque, en suivant l’été de deux jeunes filles sur la Côte d’Azur qui rencontraient des types sur des yachts, qui michetonnaient, une transaction pouvant avoir l’air sordide. Il y a un troisième élément qui est rentré en compte, comme une rencontre politique, à savoir l’année Weinstein qui venait de s’écouler. La question de la transgression, de la domination, des abus de pouvoir, de la circulation du désir sur un plateau de cinéma m’a amenée à systématiquement réfléchir autour de ces problématiques. Tout cela a finalement libéré mon imaginaire au point de désirer raconter une histoire pouvant mêler ces notions afin d’en proposer mon interprétation.
Justement, dans l’après-Weinstein les débats sur la représentation féminine à l’écran sont de plus en plus nombreux. Votre film témoigne d’une volonté de se réapproprier et réinvestir un regard sur les femmes au cinéma par la mise en scène. Il y a le regard changeant du protagoniste, celui que vous portez sur elle mais aussi tous ceux qu’elle croise, qui viennent bousculer et alimenter ce regard… Puisque le calendrier rapproche les sorties de vos films respectifs, sous une forme différente, Céline Sciamma pose également ces questions dans Portrait de la jeune fille en feu.
Évidemment, il s’agit de sujets qui me tiennent à cœur et de champs qui m’animent tant politiquement qu’esthétiquement. J’ai l’impression avec ce film, de m’être autorisée une limpidité dans la construction scénaristique me permettant de convoquer ces questions de manière plus fluide, même si par exemple le choix de Zahia Dehar constitue une sorte de détour. Dans le cas de Céline, elle affronte ces questions de manière très frontale. Son film est d’une pureté totale, absolue. Un projet féministe didactique, au sens puissant et noble du terme. On ne peut pas se tromper : on est face à un récit pleinement pédagogique sur la question du regard féminin, qui pourrait quasiment devenir le manifeste du female gaze des années 2010, voire même maintenant des années 2020. J’aime énormément le film, je le considère comme une réussite totale. De mon côté, le dialogue est différent, sans doute en mode mineur, en raison d’un film qui se fait vite avec un petit budget, un tournage rapide et un récit plus balisé, celui du récit d’été, le coming of age. La forme du conte m’autorise à investir ce sous-genre du cinéma avec une liberté qui me permet d’évoquer différents repères. La façon dont on peut déconstruire le cliché d’une femme dans sa sexualité, le rapport à la transgression, la chronique de classes, la cinéphilie à l’œuvre dans le « cinéma sur la Côte d’Azur » et le regard qu’une cinéaste femme peut porter là-dessus. On va dire que j’adresse ces questions de manière non solennelle, avec les outils de la pop culture et dans une esthétique de carte postale estivale très légère, mais j’ai assurément envie d’affronter ces problématiques.
Chacun de vos films jongle entre plusieurs horizons cinématographiques, cinéphiliques, ici la mythologie azuréenne des années 50/60 côtoie quelque chose de beaucoup plus contemporain dont Zahia Dehar se fait l’incarnation.
Zahia Dehar est une possibilité d’incarnation des années 2010 et en même temps à travers elle, il y a la revendication du statut de starlette. Elle renvoit l’image d’une « sous-catégories » d’actrices ayant irradiées le cinéma mondial et plus particulièrement le cinéma italien et européen des années 60. Il s’agissait de jeunes femmes très érotisées, répondant à une libido très spécifique, plutôt patriarcale, ce qui veut dire sensuelles, avec des poitrines généreuses, une cambrure, une sexualisation immédiate correspondant à un certain archétype. Avec Zahia nous avons eu le plaisir à revisiter cela. Elle a un dialogue, une réflexion sur son corps, ce qu’elle en fait, son rapport à l’art contemporain, ses choix artistiques tels que privilégier Pierre et Gilles ou Karl Largerfeld à la téléréalité par exemple. Ma réflexion est alors de trouver comment se réapproprier le statut de starlette en le revendiquant et l’inclure dans un projet de cinéma moderne, politisé, féministe et d’auteur.
À la sortie de Belle Épine, au sujet de votre rapport aux comédiens, vous disiez pousser vos acteurs à « radicaliser ce qui dépasse », en citant l’exemple de Nicolas Maury et de sa diction. Dix ans plus tard, sur un projet confrontant profils débutants et expérimentés, qu’en est-il de cette méthode ?
C’est intéressant, je n’avais pas le souvenir d’avoir dit cela sur Nicolas Maury mais je me reconnais pleinement dans cette méthode : je n’en ai pas changé ! En quelque sorte, je suis très française dans mon rapport aux acteurs. Schématiquement, on pourrait dire qu’il existe une tradition à l’américaine valorisant le travail du comédien quand il ne se ressemble pas, se transforme tandis que la tradition française a plus tendance à embaucher les acteurs pour leur naturel et ce qu’ils renvoient. Beaucoup d’acteurs français n’ont pas besoin de fabriquer ou de construire mais plutôt de pousser leur nature, la radicaliser, d’aller creuser dedans. C’est le cas de Léa Seydoux par exemple mais je pense aussi celui deCatherine Deneuve, on ne leur demander pas d’incarner l’opposé de ce qu’ils sont, contrairement à Christian Bale dans Vice qui va prendre 30 kilos ou Robert De Niro dans Raging Bull. Dans le cas d’Une fille facile, le fait de faire travailler des acteurs non-professionnels avec des acteurs professionnels, est une chose assez inédite pour moi. D’habitude j’aime travailler avec des acteurs dont c’est le métier, et cela, pour pleins de raisons. Il se trouve que le sujet du film m’a amenée à chercher une très jeune actrice, de fait assez inexpérimentée, Mina Farid, ainsi qu’une actrice débutante, Zahia Dehar, dont j’intègre les couches de médiatisation. Cependant, je fais la même chose avec Benoit Magimel ou Clotilde Courau. Le casting est nourri d’inconscient, Clotilde Courau, d’une certaine manière, même si on ne veut pas penser à son célèbre mariage, elle est pour le spectateur de 2019 traversée par un imaginaire lié à ce mariage. Ma théorie avec les acteurs, consiste à chercher à incorporer les rôles qu’ils ont déjà joués, les représentations qu’ils peuvent avoir dans le monde, pour en sortir victorieux, plutôt que de lutter contre. Créer du sens et de la cohérence avec tout cela. En allant chercher Zahia Dehar, qui s’est fait connaitre pour son rapport à la prostitution, je ne cherche pas à oublier ce rapport-là, mais à le dépasser, l’interpréter d’une autre manière. Idem pour Clotilde Coureau, elle s’est mariée à un prince, lorsque que je lui donne le rôle d’une bourgeoise qui a fait un beau mariage, on réinterprète ce rapport. De manière plus générale, tous les acteurs ont une certaine position dans l’échiquier économique, dans le tableau de notre industrie, je ne veux pas être innocente avec ça. Quand je fais appel à Natalie Portman, on parle d’une immense star internationale, qu’est-ce que cela signifie qu’elle vienne tourner dans un film français comme Planetarium etc. Je pense qu’il faut avoir ces réflexions, réfléchir sur le signifiant et le signifié de chacun. À vrai dire je ne peux pas faire autrement car je suis persuadé que les spectateurs, eux, y penseront quoiqu’il arrive.
Si vos quatre films sont tous assez différents, on retrouve un « schéma » récurrent : l’observation d’un personnage pénétrant un univers nouveau pendant une période définie et éphémère, avec l’impossibilité de s’affranchir réellement de sa condition de départ.
C’est vrai même si je formulerai les choses d’une autre manière. Chaque film est pour moi l’occasion d’ouvrir une porte sur un univers singulier, plutôt transgressif et plutôt inconnu : le monde des motards d’un circuit illégal, les sous-traitants du nucléaire, un plateau de cinéma des année 30 ou dans le cas présent, un été de michetonneuses sur la Côte d’Azur. Il s’agit de lieux que je n’ai pas l’habitude de fréquenter, ils m’intéressent mais me sont interdits. En quelque sorte, j’ouvre une porte que je vais refermer avec mon personnage, une fois qu’il aura regardé ce qui se passait et qu’il en aura retiré quelque chose. Cependant, je ne m’étais pas rendue compte que ce paradigme revenait si souvent !
Question futile pour conclure, lorsque les héroïnes vont au cinéma, pourquoi avoir choisi un extrait du film Martyrs de Pascal Laugier pour leur séance ?
D’une part, parce que j’étais distribuée par Wild Bunch et que j’avais un choix de film à faire parmi une sélection plusieurs pour lesquels ils disposaient des droits. D’autre part, j’avais envie d’un film d’horreur afin de créer un contraste très fort entre le moment suave qu’elles traversent et une sorte de film de « flux » mainstream qu’elles doivent aller voir, qui correspondrait à leur sociologie. J’ai choisi un extrait des plus extrêmes pour des raisons évidente de montage dans le film. Je précise que je n’ai même pas vu Martyrs en entier !
Entretien réalisé à Lyon le 20 Août 2019, un grand merci au cinéma Comœdia ainsi qu’au distributeur Ad Vitam et à Rebecca Zlotowski.
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