Entretien avec Romain de Saint-Blanquat et Léonie Dahan-Lamort – « La Morsure »

À l’occasion de la sortie de La Morsure, premier long métrage de Romain de Saint-Blanquat, en salles le 15 mai prochain, nous avons pu échanger avec le réalisateur et l’actrice principale du film, Léonie Dahan-Lamort, autour de la naissance du projet, de l’univers fantastique comme fuite du réel, de l’adolescence et de son désir d’émancipation et d’appartenance, et du motif du renversement, identitaire, symbolique et narratif.

 

Comment est né La Morsure, et en combien de temps le projet s’est-il concrétisé ?

Romain : J’avais en tête cette image de deux adolescents dansant dans une fête costumée et qui, grâce à leurs déguisements, deviennent ceux qu’ils ont envie d’être face aux autres. C’était le point de départ, et je voulais aussi traiter l’adolescence comme la fin de quelque chose, dans une atmosphère de fin du monde. J’ai écrit La Morsure pendant mon année de Master en scénario à Nanterre. Le film a mis très longtemps à se financer ; on a essayé de le produire pendant 7 ans. Il y a eu des moments de découragement, notamment lorsque le film était en passe de se faire, mais où on n’arrivait pas à avoir suffisamment d’argent. Donc on a arrêté, en se disant que ça ne marcherait pas. Finalement, le projet s’est relancé, et on a pu réaliser La Morsure.

Pouvez-vous nous parler de votre rencontre ?

Léonie : J’avais fait un premier casting il y a 4 ans suite auquel je n’avais pas eu de nouvelles, donc je m’étais dit que c’était raté. Finalement, on m’a reproposé un casting en la présence de Romain, 2 ans plus tard. J’y suis allée un peu en guerrière, car j’avais très envie d’être Françoise, et je voulais mettre toutes les chances de mon côté. Le casting s’est très bien passé et j’ai l’impression que les choses se sont faites assez naturellement.

Romain : Comme le film a mis longtemps à se faire, il y a eu plein d’étapes de casting. J’avais découvert Léonie dans un court métrage et elle m’intéressait beaucoup pour le rôle, mais c’était à un moment où le film ne s’est pas fait. Quand le projet de La Morsure s’est concrétisé, on s’est revus dans les derniers moments, un peu avant la préparation du film. Ça s’est fait de manière assez évidente parce que je pouvais facilement projeter Léonie dans l’univers que j’avais écrit, et j’avais l’impression qu’elle était assez sensible au personnage et au film.

Comment as-tu réagi à la lecture du scénario ?

Léonie : Ça m’a beaucoup touchée. J’ai trouvé le scénario très fort, notamment grâce à certaines phrases que l’on pourrait croire anecdotiques, mais qui rendent le film féministe : le personnage de Françoise a des revendications, critique un peu son milieu, et se rend bien compte que, en tant que femme, c’est plus compliqué. Cet aspect me touchait beaucoup, et au delà de ça, je sentais déjà au scénario l’ambiance très forte qui allait être l’esthétique du film. L’idée d’interpréter une sorcière était aussi quelque chose qui m’intéressait beaucoup.

Copyright EASY TIGER/BNP PARIBAS PICTURES

Comment s’est déroulé le tournage ? Ressemblait-il aussi à un rêve ?

Léonie : On a beaucoup tourné de nuit, ce qui a donné une énergie particulière au tournage. Les humains ne sont pas faits pour vivre la nuit, donc ça altérait un peu nos comportements à tous et donnait cette énergie particulière, qui je trouve déteint sur le film. C’était une petite bulle, comme un monde à part. Le décor aussi était très fort, l’ambiance dans le pensionnat assez pesante, ce qui renforçait beaucoup le jeu. Et puis, quand on rentre dans une chapelle, il y a un truc qui se passe…tout ça a permis de nourrir le jeu.

Romain : J’ai trouvé le tournage assez miraculeux. La Morsure ayant mis beaucoup de temps à se faire, de voir très rapidement les choses s’incarner, les décors se réaliser, et les choses que j’avais imaginées prendre vie était vraiment très touchant. Il y avait aussi une certaine urgence —on a tourné en très peu de temps— qui renvoyait un peu à celle du film. Je me disais aussi qu’il fallait prendre le film un peu comme une série B, dans l’idée d’essayer d’obtenir le maximum en très peu de temps : c’était assez stimulant. Et effectivement, le fait de tourner entièrement de nuit créait ce monde à part qui était agréable.

Cette sensation de bulle, on la ressent d’autant plus que le film est très resserré dans le temps, puisque qu’il se déroule quasiment en une nuit. Il devait donc y avoir une interpénétration entre la fiction et ce que vous avez vécu.

Romain : Oui, et je me laissais porter aussi. Quand on était dans la forêt, on était complètement isolés, avec un côté rêve éveillé. Dans le manoir, avec tous les figurants qui dansaient, il y avait une énergie qui portait, qui j’imagine doit se ressentir.

Comment as-tu choisi le titre « La Morsure » ? Quel sens lui donnez-vous ?

Romain : C’est difficile de trouver un titre. Il n’est pas venu tout de suite, mais j’avais besoin d’un titre qui était à la fois évocateur d’une atmosphère et d’un certain genre, pour savoir où on allait. « La Morsure » est venu comme ça, car ça évoquait le vampire, certaines étapes du film avec l’araignée, les flammes… Avec ce jeu de mots un peu souterrain : si on le prend en deux mots, on entend la « mort sûre », la mort évidente, et ça me plaisait beaucoup.

Et l’aspect symbolique de la morsure de la vie ?

Romain : Oui, complètement.

Léonie : C’est cela que ça évoque en moi. Cette idée du passage du temps qui marque le corps comme comme une morsure pourrait le faire.

Romain : Il y a aussi toute une dimension sur le rapport au corps dans le film, qui est pour moi déterminant à l’adolescence. Comment appréhender son propre corps, comment se situer par rapport à celui des autres…J’avais envie que l’on puisse mettre en jeu et en scène les corps, heurtés, meurtris, mais aussi ceux qui dansent, qui sont perméables à une forme de joie. Le côté concret de la morsure me paraissait intéressant.

Ce thème apparaît déjà dans ton premier court métrage (Pin Ups, 2013), et on peut se demander s’il peut faire partie de tes obsessions, passées ou futures, pour tes films.

Romain : Je ne sais pas si c’est une obsession, mais la question de comment appréhender son corps était un élément assez déterminant dans mon adolescence. Dans le court métrage comme dans La Morsure, je parle de cette période, qui me semble être un thème majeur à aborder.

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Comment écrit-t-on La Morsure en 2013 ? Un film qui se passe dans un collège dans les années 60, avec toute la dimension nostalgique et surannée que ça comprend ? Et une histoire des mentalités qui n’est pas de notre époque. Finalement, La Morsure est-il vraiment tourné vers le passé, ou parle-t-il aussi, par effet de miroir et d’échos, de problématiques féministes de notre époque ?

Romain : Dans la première impulsion d’écriture, je ne me suis pas posé la question parce que c’était évident pour moi. J’avais envie de situer le film à cette époque dans un désir de cinéma, et une envie de recréer un monde que je n’ai moi-même pas connu mais qui me fascine, par toute sa dimension esthétique, culturelle, musicale, et vestimentaire. Cette envie primait, et me paraissait être complètement en accord avec ce que j’avais envie de raconter, notamment avec la trajectoire des personnages, leur désir d’émancipation et de liberté. J’ai l’impression que l’époque fonctionne comme un hors-champ connu, qui rend davantage visible les préoccupations et les sentiments des personnages, et qui les inscrit dans la révolution en germe. C’est une question qui est revenue souvent pendant le développement du film et la recherche de financements : pourquoi à cette époque et pas aujourd’hui ? J’avais l’impression que ce que je racontais était suffisamment universel pour que cela puisse toucher des gens d’aujourd’hui, tout en répondant de manière assez fusionnelle avec mes désirs de mise en scène.

Léonie : Je pense que c’est important de se rappeler d’à quel point c’était une époque difficile pour les femmes, et pour toutes les minorités. La Morsure résonne bien avec les luttes d’aujourd’hui, qui n’ont finalement pas tant changé. Je trouve que c’est important de se rappeler d’où on part, à quel point on a avancé en 60 ans…même si je pense qu’une Françoise aujourd’hui serait presque tout autant torturée qu’elle a pu être à l’époque, parce qu’aujourd’hui encore, grandir en étant perçu comme une femme, c’est se confronter à l’objectivation, l’hypersexualisation, des opportunités qu’on n’a pas. Je pense que les deux se nourrissent, et que c’est bien de se pencher sur cette époque-là pour se rendre compte d’à quel point on peut se sentir proche de Françoise.

Romain : Je comptais beaucoup sur les interprètes, pour ramener d’eux, de leur énergie, et qu’on soit au diapason des sentiments et émotions des personnages, et même des choses physiologiques qu’ils peuvent vivre, comme l’arrivée dans la fête, où tout d’un coup, la musique transporte les corps. Je ne voulais pas que l’on soit dans une reconstitution, mais dans quelque chose de vivant.

On ressent tes amours cinématographiques dans La Morsure, pourrais-tu nous en dire un peu plus ? Est-ce qu’il y a une notion d’hommage et de nostalgie dans ton film ou plus un désir d’héritage ?

Romain : Je dirais plutôt un désir d’héritage, mais aussi un peu les deux, même si je ne voulais pas citer pour citer. Mes amours cinématographiques sont constitutifs de la personne que je suis et de ma cinéphilie. Quand j’ai commencé à écrire, ce sont des choses qui sont venues de manière inconsciente, où j’ai mis à la fois beaucoup de moi et beaucoup des œuvres que j’aimais, mais sans que ce soit prémédité. J’imagine qu’il en ressort un mélange cohérent.

On pense notamment à Joël Séria, Mario Bava, Jean Rollin.

Oui, même si ce n’est pas quelque chose qu’on cherchait au tournage ou avec l’équipe du film. J’ai cité quelques références, mais ce n’était ni pour les imiter, ni représenter des choses très spécifiques. On a plutôt essayé de reproduire un univers, une époque, et des motifs stylistiques et visuels. Par exemple, on n’a pas pensé avec le chef opérateur à faire un film fantastique, mais plutôt de convoquer des éléments d’un cinéma d’époque qui, mélangé à l’univers du film et à ce que j’avais écrit, convoquait assez naturellement une dimension fantastique.

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Le film baigne dans une atmosphère mystérieuse, teintée de fantastique, où les dialogues mêmes convoquent un sentiment d’inquiétante étrangeté, dans le sens où ils pourraient sortir tout droit d’un film de la Nouvelle Vague, avec ces personnages un peu hors temps, irréels. En cela, on peut voir La Morsure comme une œuvre qui n’appartient pas vraiment à notre époque. Comment avez-vous travaillé et appréhendé le texte, et quelle portée leur donnez-vous ?

Romain : Je pense en effet que l’époque met une distance temporelle et visuelle avec notre réel, et permet de faire plus facilement accepter cette dimension de rêve et de fantastique. J’ai travaillé les dialogues en regardant beaucoup de films de cette époque des années 60-70. C’est quelque chose qui existait en moi de manière assez naturelle, mais je n’avais pas envie de l’imiter ou d’aller chercher un vocabulaire hyper spécifique. J’essayais toujours d’être dans un certain dosage, avec quelques petites références, tout en faisant en sorte que ça ne paraisse pas trop fabriqué. J’avais aussi envie d’une écriture qui soit lyrique, pas forcément naturaliste, mais littéraire, et qui participe aussi à cette distance qui nous plonge dans un monde un peu total.

Léonie : C’était un très bon exercice pour moi, parce que les phrases sont un peu difficiles à exprimer de manière naturelle, puisqu’elles sont justement assez littéraire, très écrites. Mais je trouve que ça a renforcé cette sensation de petite bulle, où on ne parle pas forcément comme on le ferait naturellement, ce qui a aussi beaucoup aidé à se projeter dans une sensation d’époque. Certaines phrases m’ont beaucoup marquée, que j’ai trouvées vraiment très belles, pleines de poésie. À proclamer, comme ça, c’était un bonheur ; c’était magnifique.

Romain : Le personnage de Françoise a aussi cette dimension un peu incantatoire. Elle a envie d’affirmer les choses, de les projeter, donc le texte allait bien avec sa personnalité. On n’a pas forcément cherché à avoir un parler d’époque. Pour moi, tout le défi du film, que ce soit avec les comédiens, les dialogues ou même l’image, c’était à la fois d’être dans quelque chose de très tenu, un peu fabriqué, qui ramenait à un certain cinéma d’époque, et en même temps d’être dans un équilibre avec quelque chose de plus vivant, davantage en rapport avec la sensation des personnages.

Il est difficile de classer ton film. Ni franchement fantastique, ni franchement réaliste. Comment le classerais-tu ? Fantasmatique ? Du cinéma de frontière, qui épouse finalement la perception de ton héroïne ? Comment définirais-tu le personnage de Françoise, Léonie ?

Romain : C’est comme ça que je l’ai pensé. J’avais envie surtout de convoquer dans le fantastique une atmosphère, une sensation, une impression. La Morsure est aussi un récit initiatique. Mais c’est vrai que j’avais envie de faire ce croisement entre plusieurs genres, et c’est aussi ce qui nous a posé des difficultés dans la recherche de financements, par exemple.

Léonie : Pour moi, Françoise est une sorcière dans le sens où elle se crée ses propres rituels. Quand on grandit dans un cadre aussi religieux, on pourrait croire qu’on se plie à pratiquer la religion comme on nous l’a apprise. Mais Françoise n’est pas comme ça, elle se crée sa propre mythologie, ses propres croyances, ses propres rituels, notamment avec le pendule. C’est en cela que je la vois comme une sorcière, parce qu’elle ne se base pas sur ce qu’on lui dit, mais croit ce qu’elle a envie de croire, se raconte les histoires qu’elle a envie de se raconter et qui lui parlent à elle, la portent, l’aident, et qui sont finalement très personnelles.

Dans son rapport au fantastique, le film a quelque chose de fascinant. Il s’agit de l’envisager non comme élément surnaturel mais plutôt comme un mode de vie, dans la fuite de la réalité, s’imaginer comme une héroïne maudite ou un vampire…Qu’en pensez-vous ?

Léonie : Je trouve que c’est très adolescent, cette idée de rejeter le réel parce qu’il est trop lourd à porter comme il est, avec ce besoin de fabuler et de se raconter des histoires pour tenir. J’ai l’impression que c’est très Françoise.

Romain : C’est ça. Les deux personnages se créent un récit : Françoise pour conjurer sa peur de la mort, comme on le fait tous, et Christophe, pour s’accepter tel qu’il est, pour accepter son corps et son apparence physique. Je pense que c’est très adolescent en effet, et c’est quelque chose qui résonne en moi, dans mon adolescence, où je me suis peut-être plongé dans le cinéma pour éviter le réel.

Mais est-ce ce que faire du cinéma, ce n’est pas aussi lutter contre le réel ?

Je dirais que oui et non. En l’occurrence pour La Morsure, l’idée était de créer un univers vraiment à part, et en même temps, je n’avais pas envie d’être complètement coupé d’un réel. Le cinéma, c’est aussi une manière de représenter le réel.

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L’image de La Morsure est imprégnée d’onirisme, avec cette forêt vibrante, les paysages teintés de lueurs étranges, les jeux de lumière avec le feu, le pendule, les branches qui scintillent dans la nuit…Quelle texture voulais tu donner au film ? Comment as-tu travaillé avec ton directeur photo et ton monteur son esthétique ?

Romain : Il y a beaucoup de choses à dire. Déjà, je cherchais une certaine justesse dans la représentation de l’époque, qui passait pour moi par les images. J’avais envie que l’on s’en rapproche, et de convoquer à la fois des effets stylistiques, un traitement des couleurs et une texture de l’image proches des pellicules de cette époque. Avec Martin Roux, le chef opérateur, on a beaucoup travaillé cette question, en s’appuyant sur des photogrammes de films. Martin avait les essais caméra de Playtime de Tati en sa possession, où l’on voyait des acteurs tenir des mires de couleurs : il y avait vraiment le rendu coloré des mires —comme on en fait toujours— avec chaque couleur, et la manière dont elles étaient retranscrites avec la pellicule de l’époque, dans un rendu tordu des couleurs, beaucoup plus dense et moins vif, ce qu’on a cherché à reproduire.

On a aussi convoqué une manière d’éclairer comme on ne le fait plus aujourd’hui, avec beaucoup de projecteurs à la face des comédiens, qui créent cette illumination et cette photogénie un peu à l’ancienne, avec les yeux très mis en valeur et tout un jeu d’ombres très dense et sculpté. C’est un travail qui s’est fait à la fois dans la manière d’éclairer le film et dans le traitement en post-production des couleurs, de leur densité, en rajoutant du grain à l’image pour se rapprocher de cette sensation. Le film est tourné en numérique, mais on a travaillé pour essayer de reproduire la texture de la pellicule. Et pour répondre à la question sur l’éclairage des arbres notamment : on avait réfléchi à comment filmer une forêt d’une manière différente de ce qu’on avait pu voir jusqu’à présent, tout en faisant en sorte de convoquer un univers fantastique, et une forme d’expressionnisme qui correspondent bien à ce moment de bascule et de passage dans le film. Le chef opérateur a eu l’idée d’utiliser un drone lumineux, qui nous surplombait pendant les scènes de forêt et qui nous tournait autour, et qui nous a permis d’éclairer fortement la forêt alors qu’on n’avait ni beaucoup de temps ni beaucoup de matériel à disposition. Ça a donné un résultat hyper stylisé qui correspondait à ce que l’on cherchait, avec ce mouvement des ombres, sans que l’on sache forcément d’où vient la lumière ni pourquoi les ombres bougent. 

Comment as-tu choisi la musique ? Il y a cette bande originale profondément mystérieuse et mélancolique, mêlée à des chansons plus ou moins connues.

Romain : J’avais fait toute une sélection de morceaux avant de tourner. Pour chaque séquence musicale, j’avais choisi un morceau qui me plaisait et qui correspondait à l’humeur de la scène, et on a tourné avec ces morceaux sans savoir si on obtiendrait les droits par la suite. Il a fallu tout repenser en post-production où le superviseur musical m’envoyait des morceaux qu’on pouvait se permettre d’avoir et qui en même temps correspondaient à mes envies. Ça a été un long travail d’écoute et de recherche jusqu’au mixage, pour retrouver des choses qui nous étaient disponibles, qui collaient bien aux scènes et qui étaient accessibles pour notre budget. J’avais envie de qu’il y ait pas mal de musique garage, qui annonçait presque le punk, quelque chose d’à la fois assez rageux et en même temps très mélancolique et un peu maladroit, qui me semblait correspondre aux personnages du film.

Il y a aussi la musique originale d’Emile Sornin. On s’est rencontrés avant le tournage, et c’était une évidence de travailler ensemble puisqu’on avait un peu les mêmes références : on aimait tous les deux les compositeurs italiens des années 60-70, comme Morricone. Emile a proposé des maquettes à la lecture du scénario, qui correspondaient déjà très bien à l’ambiance du film. Au montage, on a cherché des moments qui semblaient nécessiter de la musique et d’autres où il fallait générer des moments plus silencieux. Cela s’est fait tout au long de la post-production. On s’est très vite entendus sur les instruments à utiliser, et au moment du montage avec Sanabel Cherqaoui, on a eu cette idée de chœur féminin sur l’ouverture, qui est peut-être dans La Morsure l’une des références les plus prégnantes au giallo. Avec Emile Sornin, on s’est entendus sur un corpus d’instruments qui correspondait à ce que les compositeurs utilisaient à cette époque et qui coïncidait avec les musiques de la fête, dont l’instrumentation est proche, ce qui permettait d’avoir un ensemble musical cohérent.

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La Morsure a quelque chose de particulièrement envoûtant et fascinant. Sans doute parce que, au-delà de l’atmosphère qui baigne dans le fantastique et le mystère, tu parviens à poétiser le lugubre. La noirceur et la répulsion deviennent profondément beaux et romantiques : notamment dans cette scène de slow entre Françoise et Maurice dans le manoir obscur, sous la musique funèbre du piano jouée par Christophe. Etait-ce une volonté de ta part ?

Romain : Tout le projet du film était effectivement d’être toujours dans une certaine ambiguïté, que ce soit l’indécision fantastique ou comment se positionner par rapport aux personnages. Le personnage de Maurice, notamment, est à la fois menaçant et inquiétant tout en étant très intrigant. Pour toutes les scènes avec ce personnage, j’avais envie d’être dans cet entre deux, où on ne sait jamais vraiment comment se positionner par rapport à lui. Pourtant, le personnage de Françoise a une certaine attirance pour lui parce qu’elle peut se projeter dans l’adulte qu’il est, qui est un adulte un peu différent des autres qu’elle connaît, un peu en marge, avec un rapport au monde compliqué et anxieux. Françoise peut donc aussi se reconnaître en lui, malgré son aspect inquiétant. Et effectivement, dans cette scène où Maurice revient, il y a quelque chose de très funeste, car c’est la dernière fois qu’on va le voir vivant. J’avais envie de rendre ce moment beau et unique, et de pouvoir être aussi dans un regard extérieur avec les deux personnages qui arrivent et qui les voient, pour qui sans doute c’est un moment un peu lugubre, presque anormal. Être dans ce mélange de perceptions caractérise bien l’ensemble du film, je pense.

C’est vrai que le personnage de Maurice est particulièrement émouvant : il inspire à la fois mystère et familiarité, mélancolie et réconfort. Comment le perçois-tu, Léonie ?

Léonie : Je trouvais que c’était bien que les filles soient confrontées à cette vision d’un adulte qui n’est pas comme les autres qu’elles ont pu croiser, et qui ne ressemble en rien aux bonnes sœurs avec qui elles ont grandi, ou aux parents de Delphine par exemple. Je comprends Françoise dans cette idée qu’en tant qu’adolescent, on regarde les adultes avec envie et on essaye de se faire croire qu’on est comme eux, alors qu’on ne se connait ni nous-mêmes, ni le monde extérieur. Je la comprends dans cette envie d’être désirée par cet adulte, qui lui permet de se rassurer dans la perspective de trouver une place dans le monde des adultes sans être obligée de se perdre. Et en même temps, lorsqu’elle se retourne et voit Christophe jouer, elle se rend compte que c’est à cet endroit-là qu’elle doit être pour le moment. Maurice lui permet de se projeter dans la vision de l’adulte qu’elle aurait peut-être envie de devenir, mais ce n’est pas ce qu’elle est à cet instant précis ; c’est pour cela qu’elle fait le choix de rester avec Christophe, selon moi. Je trouve effectivement que le personnage de Maurice a à la fois cet aspect très inquiétant, notamment grâce à l’excellente interprétation de Fred Blin, et en même temps quelque chose de très tendre, où il veut absolument aider ces adolescentes, va jusqu’à voler une voiture, revenir parce qu’il s’inquiète qu’elles rentrent toutes seules…Je trouve que ce personnage montre bien la complexité de ce que c’est que d’être un adulte. Il y a des enjeux qui sont terrifiants, et d’un autre côté une douceur, de l’empathie…Maurice représente bien l’enjeu de l’adulte dans le monde des adolescents.

C’est ça a priori un personnage typique qui provoquerait de la méfiance, encore plus aujourd’hui, c’est-à-dire l’adulte au milieu de deux adolescentes. Mais le film va vraiment vers autre chose. Et ce qui est intéressant aussi, c’est qu’à travers ce personnage, on se demande si François ne se trompe pas de malédiction. Si finalement, la prémonition qu’elle a n’est pas autour de sa propre mort, mais plutôt autour de celle de Maurice. Cela est assez fascinant, justement dans le jeu sur le rêve et sur le fantastique.

Léonie : J’avais la sensation à travers le passage du décès de Maurice que c’est le moment où Françoise se rend compte de ce que signifie vraiment la mort. Ça permet en elle un chemin, de peut-être se dire que finalement, « J’ai le choix, et envie de continuer à la vivre, cette vie. »

Romain : Oui, la scène de l’accident est vraiment un jalon très important dans le cheminement du personnage, dans son retour à la vie. C’est le moment où elle voit la mort en face, et qui n’est plus quelque chose de rêvé ou de fantasmé. La Morsure est aussi un film sur les premières fois, mais qui pourraient être des dernières fois. On est toujours dans un mélange, entre la certaine excitation d’une nouvelle expérience, et un aspect plus lugubre, marqué par la fatalité, ou qui porte une ambiance de mort.

Léonie : Presque comme s’il y avait déjà un deuil de cette première fois. Dans l’idée de se réjouir de la vivre, tout en sachant que ça signifie que c’est aussi la dernière fois.

On a l’impression qu’il y a un dialogue constant entre la pulsion de mort et la pulsion de vie, comme si c’était totalement lié.

Romain : C’est exactement ça, c’est un film qui porte la mélancolie d’un deuil.

Et d’ailleurs, dans le trajet en voiture, Maurice dit que « L’attente d’une fête est plus belle que la fête en elle-même »

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On peut voir La Morsure comme un dialogue entre le teen movie et l’horreur ou le fantastique : est-ce avant tout un teen movie ? La fuite vers le fantasme et le poétique est-elle votre vision de l’adolescence, ou de la vie en général ? Ou pensez-vous que l’adolescence est un film d’horreur ?

Romain : Pour moi, La Morsure est avant tout un teen movie. C’est un genre qui m’a passionné pendant très longtemps et c’était mon désir premier, de faire un film sur l’adolescence vécue comme un conte d’horreur ; d’être à la fois dans le récit initiatique et d’amener tout un univers fantasmatique qui vient d’un cinéma de genre, comme a pu le faire Phenomena d’Argento, Carrie  au bal du diable de Brian De Palma, Morse de Tomas Alfredson Ce sont des films qui sont d’abord des teen movies pour moi.

Le teen movie, peut-être le plus récent, qui rappelle ton film est The Myth of the American Sleepover de David Robert Mitchell, parce qu’il y a justement ce jeu constant entre l’étrangeté et le réel.

Romain : Effectivement, on est vraiment dans une indécision. C’est quasiment It Follows, mais sans le fantastique ; on est quand même dans cette même ambiance, dans un moment restreint, avec l’importance de la nuit et de certains aspects de nuit sans fin…

Léonie : Je trouve ça très juste comme vision de l’adolescence parce que j’ai la sensation que plus on grandit, plus on est nostalgique de cette période et on y jette un regard très positif. Mais sur le moment, c’est plutôt lourd. C’est beaucoup de questionnements, beaucoup de peurs…Je pense que c’est assez représentatif, et que c’est bien amené dans La Morsure.

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La Morsure se déroule lors du Mercredi des Cendres, Mardi Gras, où le motif du déguisement vient ponctuer le récit (la soirée déguisée, l’uniforme de l’internat). Lorsque Christophe annonce à Françoise qu’il est un vampire, celle-ci lui répond « Moi non plus je ne suis pas déguisée, je suis comme je suis ». Comment interprétez-vous le déguisement, ou plus largement le rôle, —notamment en regard de la quête identitaire adolescente—, le masque et le costume social dans le film ?

Romain : Le film se passe lors de Mardi Gras d’abord parce que c’est un moment où on est qui on a envie d’être, et où on renverse les hiérarchies. C’est un renversement. Le film fonctionne aussi un peu comme ça, sur un renversement des symboles autoritaires notamment. Les adolescents, en se déguisant, s’émancipent, en quelque sorte, et se montrent tels qu’ils ont envie d’être. Et comme tu disais, il y a tous ces habits, ces choses institutionnelles, les bonnes soeurs, le militaire, qui représentent par touches des choses du monde adulte qui ne parlent pas du tout aux personnages adolescents et qu’ils ont envie de rejeter.

Léonie : Mais en même temps, j’ai l’impression que ça les amuse de pouvoir récupérer ces codes-là et de se les réapproprier. Pouvoir passer toute une soirée en habit militaire, par exemple, ça permet de s’approprier ce code, et d’en faire leur propre histoire.

Pour Françoise et Christophe, être déguisé, c’est être soi-même, finalement. C’est d’ailleurs quelque chose aussi qui était présent dans Pin Ups, avec le garçon maquillé qui finalement cherche à être lui-même à travers le déguisement.

Romain : C’est vrai, c’est quelque chose qui me parle. Il y a aussi quelque chose sur le renversement des symboles dans le film où au début, le personnage est dans un pensionnat qui interdit l’idée de désir et du corps, et qui éloigne les garçons dans un autre lieu. À la fin du film, le personnage de Françoise opère un renversement de ces symboles en étant dans un lieu qui représente son éducation, mais en y amenant le désir et le garçon. Il y avait cette idée dans le film que le passage à l’âge adulte ne se fasse pas par une obéissance, mais au contraire par le refus des règles qu’on nous impose, avec comme dernière étape l’incendie, comme pour faire table rase de ce lieu symbolique et de tout ce qu’on lui a imposé.

Dans cette idée de renversement, La Morsure opère aussi un renversement narratif avec la prémonition.

Romain : Oui, il y a cette dimension aussi où on va à l’inverse du récit oraculaire initial, où les personnages ont tendance à essayer, comme Œdipe, par exemple, d’éviter leur prophétie et d’aller à son encontre. Françoise fait l’inverse : elle fonce tête baissée dans ce qu’elle a vu, et y découvre un rapport au monde plus acceptable que celui qu’elle connaissait jusque là, ce qui la ramène à la vie.

Avez-vous d’autres projets cinématographiques ?

Léonie : Je vais faire mon premier Cannes cette année, parce que j’ai un film qui est sélectionné à la Semaine de la critique : La Pampa d’Antoine Chevrollier. C’est un premier film, et un premier Cannes aussi ; ça va être la grande découverte. Après, je commence le tournage d’une série OCS qui va s’appeler Unité de soins palliatifs, où j’interprète un personnage qui est assez différent de ce que j’ai l’habitude de faire, donc je suis très excitée.

Romain : J’essaye de travailler un second film, pour lequel il n’y a encore rien de très concret car je ne suis qu’à l’écriture. Ce ne sera pas un film sur l’adolescence, mais avec cette ambiguïté fantastique que j’aime beaucoup.

 

Merci infiniment à Romain de Saint-Blanquat et à Léonie Dahan-Lamort pour leur patience et leur générosité. Merci également à Rachel Bouillon pour avoir rendu possible cet entretien.

Crédit photo de couverture ©Culturopoing

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