Entretien avec Signe Baumane – « My Love Affair with Marriage»

À l’occasion de la sortie du second long métrage d’animation de l’artiste lettone Signe Baumane, My Love Affair with Marriage, nous avons pu échanger avec elle autour de la liberté de l’animation en tant que forme de récit, de ses influences, de la notion de traumatisme intergénérationnel, et de l’importance de l’humour dans la création.

 

Votre film reprend des aspects du conte traditionnel, avec la voix off narrative, les rêves de petite fille, le mariage, ou le grand méchant loup. Quel rapport entreteniez vous aux histoires étant enfant, et particulièrement aux contes traditionnels ? Votre film répond-il à une volonté de politiser ce « grand méchant loup » ?

C’est une excellente remarque que vous venez de faire, parce qu’il est vrai que j’ai toujours été fascinée par les contes de fée traditionnels étant enfant, et même plus tard, adolescente et dans ma vingtaine. Souvent, je relisais plusieurs fois les mêmes histoires, car j’ai vite compris qu’ils contenaient tous des messages implicites : ce sont des histoires fictives, mais qui dissimulent un propos sous-jacent universel. Et on pourrait tenter de le déchiffrer, mais j’ai parfois le sentiment de ne pas avoir les capacités nécessaires.

Vers la fin de ma vingtaine, j’ai déménagé à New York. La façon de voir les choses y est totalement différente. Je viens de Lettonie, où le langage et la culture sont construits autour de métaphores. Dans chaque phrase prononcée, il y a toujours un petit message crypté, implicite, par l’usage d’allégories, de métaphores et d’images. Il y a aussi les chansons folkloriques, qui sont toutes métaphoriques. La façon dont les lettons voient le monde est aussi très proche de la nature. Les lettons adorent célébrer les saisons, le solstice d’hiver, le solstice d’été…Ils sont amoureux de la forêt et des animaux. Et pour moi, en tant qu’humains, nous sommes des animaux. Peut-être une espèce particulièrement intelligente, mais nous faisons partie du règne animal. C’est pour cela qu’on peut exprimer des situations, des états d’âmes ou des états d’esprit à travers des images d’animaux, et c’est pour cette raison aussi que Zelma, la protagoniste de My Love Affair with Marriage, se transforme de temps à autre en animal. Quand elle ressent de la tendresse ou de l’amour, elle devient cette douce otarie ; et quand elle est en colère, elle se transforme en chat hargneux. 

J’aimerais maintenant revenir aux contes. Je n’en ai pas lu depuis longtemps car depuis que je vis aux Etats-Unis, je me suis passionnée par d’autres choses. Mais souvent, je pense au message caché des contes. Souvent, ce sont des règles de conduite ou d’éducation. Dans les contes anciens, on a l’habitude des leçons de morale : « Ne sois pas gourmand, Ne sois pas narcissique, Aime ton prochain », mais aussi, plus spécifiquement de règles destinées aux femmes : « Sois soumise, si tu es soumise et douce, tu réussiras » —et cette réussite est de se marier avec un homme. Si tu es un homme, au contraire, tu pourras obtenir ta femme en étant courageux, rusé, ou intelligent.

C’est vrai que My Love Affair with Marriage est un peu construit à la manière d’un conte de fées. Ces formes de récit nous donnent à voir la structure du monde, et à saisir nos comportements. Mais la question reste de savoir : comment écrire des nouvelles histoires, construites autour d’un message sous-jacent ? Je me souviens être restée assise à mon bureau des semaines et des mois durant, me torturant le cerveau, sans arriver à imaginer quel genre de nouveau conte je pourrais écrire. Je suis trop âgée pour imaginer une nouvelle façon d’exister. Mais j’ai tout de même tenté d’inventer un nouveau message, à la chanson du générique de fin. Nombreux sont ceux qui arrêtent de regarder le film lorsque le générique apparaît. J’ai décidé d’écrire moi-même les paroles de cette chanson, et d’imaginer cette nouvelle façon d’exister. Mais malgré ma volonté, quand je l’écoute, j’ai toujours l’impression que des questions sont posées sans réponses. L’avenir reste toujours flou. C’est comme lorsque Zelma ouvre les portes et s’engage dans un nouveau monde, à la fin du film. Elle devient assez forte pour quitter les carcans qui la retenaient. Mais quel est ce nouveau monde ? Je n’ai pas l’imagination nécessaire pour inventer cette réalité.

My Love Affair with Marriage, Copyright Tamasa Distribution

Quelle liberté vous procure le dessin, et l’animation en général ? Est-ce un moyen pour vous d’illustrer les associations d’idées et les métaphores qui vous parlent le plus ? Y a-t-il une dimension qui transcende le cinéma en prise de vues réelles pour vous ?

J’adore cette question, parce que pour moi, l’animation est une forme narrative bien supérieure aux autres. Elle donne lieu à des possibilités infinies. Les seules limites sont les compétences techniques et l’absence d’imagination. Mais à part ça, l’animation n’a pas de limites ; elle peut tout faire. Dans My Love Affair with Marriage, j’ai voulu représenter quatre mondes, chacun avec une esthétique différente : celui de Zelma, avec les décors en trois dimensions, et les dessins à la main des personnages ; celui de son imagination avec des dessins en deux dimensions ; celui de son cerveau, qu’elle ne peut pas voir, entièrement séparé du reste, mais en même temps faisant partie intégrante de son monde ; et enfin, celui des plans politiques. Dans ce quatrième monde, j’ai tenu à représenter des cartes géographiques, car c’est seulement par l’animation que l’on peut voyager du macrocosme au microcosme sans cligner des yeux, tout en donnant l’impression d’un seul et même univers. Tandis que si l’on voulait faire l’équivalent dans le cinéma en prise de vue réelle, on devrait changer de technique et d’approche. On verrait un acteur parler, puis des images de son cerveau, et les spectateurs seraient forcément déstabilisés. J’ai aussi le sentiment que le cinéma en prises de vue réelles d’aujourd’hui est devenu extrêmement réaliste. Je remarque que les films sont chaque année un peu plus réalistes. Alors que je préfère l’animation et la considère comme une forme supérieure de raconter des histoires. C’est un mode de récit particulièrement stylisé, puisque c’est un médium capable de condenser beaucoup plus en un court laps de temps. Dans mon dernier film d’animation, Rocks in My Pockets, j’ai pu représenter cent ans d’histoire de mon pays et de ma famille. On ne peut pas faire pareil avec un seul même acteur par exemple. Et dans My Love Affair with Marriage, Zelma a 7 ans au début, et on la suit jusqu’à ses 29 ans.

Donc oui, je suis d’accord avec vous, l’animation a quelque chose de supérieur. On peut faire bien plus en animation qu’en cinéma en prise de vue réelles. Mais quelque part, les films d’animation sont souvent considérés comme des films pour enfants. Et quand les enfants deviennent adultes, ils ne veulent plus voir de l’animation. Et ça m’agace ! Je pense que c’est aussi parce que l’animation requiert plus d’effort cérébral pour croire au dessin « vivant ». Mais c’est comme de l’exercice, exercer son cerveau produit une sensation de plaisir. D’ailleurs, souvent, des spectateurs qui voient mes films viennent me dire après qu’ils avaient oublié que c’était un film d’animation. Ils ont oublié tout simplement parce que c’est une belle histoire, qui fait voyager. L’animation est vraiment un médium fantastique, même si d’un autre côté, je suis triste que ça soit souvent ignoré et mal-aimé. D’ailleurs, on dit souvent que l’animation est un genre : celui des films pour enfants. Ce n’est pourtant pas un genre, mais un style. Je pense qu’il faudrait réussir à promouvoir davantage les films d’animation.

Rocks in My Pockets, 2014

Ça me fait penser qu’il n’y a pas beaucoup d’animateurs ou d’animatrices connue-s. Et par exemple, Valse avec Bachir d’Ari Folman a eu beaucoup de succès, mais peut-être parce que les dessins ont un côté assez réaliste.

Pas forcément, le dessin n’est pas réaliste dans Persepolis, par exemple. Et c’est tout de même très fort car c’est une belle histoire. Ce que je veux dire, c’est qu’il faudrait davantage de films comme ceux-ci, comme Valse avec Bachir d’Ari Folman (2008), Persepolis de Marjane Satrapi (2007) ou Flee de Jonas Poher Rasmussen (2021).

My Love Affair with Marriage mêle plusieurs méthodes d’animation (dessin 2D, 3D, papier mâché, etc). Pourquoi avoir fait ce choix ?

Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, il y a quatre mondes qui pivotent autour de Zelma. Je voulais faire de la majorité du film une combinaison de techniques, comme l’animation image par image, des décors en trois dimensions…Nous avons d’abord construit les murs. Ensuite, nous avons construit l’espace, les pièces, l’appartement, les rues, et tous les décors extérieurs. Nous avons ensuite photographié ces images, et j’ai animé les personnages, après les avoir dessinés sur papier. Enfin, nous les avons colorié avec Photoshop : c’est une combinaison entre les outils technologiques et l’animation à la main. Dans mon film précédent, Rocks in My Pockets, j’avais déjà commencé à explorer cette combinaison de techniques d’animation. Il y a beaucoup de raisons qui m’ont poussée à faire ce choix, mais ça a aussi été un peu le fruit du hasard. Je voulais introduire du langage cinématographique dans mon travail, avec du dessin en trois dimensions ou en deux dimensions. Dans un film en prise de vues réelles, quand on zoome on on dézoome, on peut changer la mise au point ; mais dans un décor d’animation dessiné à la main comme l’animation 2D, ça ne semble pas naturel parce que c’est du dessin, et que c’est plat.

Et il n’y a pas de réelle perspective.

Oui exactement, il n’y a pas de réelle perspective. La meilleure façon pour donner l’illusion de perspective est de la forcer. À ce titre, j’aime beaucoup Bill Plympton. Quand il opère avec son objectif fisheye, ses dessins surgissent dans espace déformé, où les personnages au premier plan bougent, produisant un effet de distorsion. Mais personnellement, je ne suis pas assez compétente en tant qu’artiste et je ne pense pas de la même manière. Je voulais donc faire autrement, et c’est pour cela que j’ai décidé d’introduire ce langage cinématographique avec cette impression de trois dimensions.

J’ai donc élaboré toute une tridimensionnalité. Ainsi, mes personnages peuvent faire des allers-retours entre le premier plan et l’arrière-plan, comme s’il y avait présence d’une caméra. Et pour moi, cette méthode permet aussi de renforcer la réalité des personnages, car quand on voit un personnage se déplacer dans l’espace, devenir plus net lorsqu’il se rapproche de la caméra, et plus flou lorsqu’il s’en éloigne, nos yeux et notre cerveau commencent à croire qu’il est réel. Parce que le personnage évolue, même dans un film d’animation comme le mien, dans un espace tridimensionnel. Cela me fascine. J’adore le cinéma et le langage cinématographique, donc je voulais travailler mon approche de cette façon.

Les mutants de l’espace, Bill Plympton (2001, Copyright ED Distribution

 

Pourquoi était-ce si important pour vous d’accorder une importance à la biologie du cerveau de vos personnages, à ce qui se passe dans leurs connexions nerveuses et leurs messages synaptiques du cerveau ?

Au début, quand j’ai commencé à travailler sur le film, je n’y ai vraiment pas pensé. Je me disais que mon objectif n’était pas là. Ma première idée était de faire un film sur mon deuxième mariage. J’avais plein d’idées en tête. J’avais d’ailleurs écrit un blog en plusieurs parties sur mon deuxième mariage, car je croyais en son potentiel dramatique. Ce blog est devenu très populaire, et les lecteurs ont adoré cette histoire. C’était en 2011-2012, à une époque où les histoires de personnes transgenres, non-binaires ou genderfluid n’étaient pas aussi populaires ni aussi répandues qu’aujourd’hui. Je voulais aussi aborder les différences culturelles et les malentendus entre les gens. Mais j’ai également décidé, un peu à la manière de Sherlock Holmes, qui a été une grande influence pour moi depuis mon enfance, de me demander pourquoi nous nous sommes mariés. Je voulais répondre à cette question en écrivant mon histoire. Nous nous sommes mariés parce que nous étions amoureux, bien sûr, mais pourquoi sommes-nous tombés amoureux ? Qu’est-ce qui réellement déclenche le sentiment amoureux ? Alors, j’ai pensé à mes plus vieux souvenirs amoureux, quand j’avais probablement six ou sept ans, et je me suis rendu compte que l’amour est l’émotion humaine la plus exaltée de toutes. On dit que l’amour est formidable, que c’est une capacité immense de l’humanité, et on en entend parler partout, dans les chansons, dans tout ce qui nous entoure. Mais qu’est-ce que l’amour réellement ? Que se passe-t-il lorsque l’on tombe amoureux ? La seule façon d’aborder objectivement cette émotion humaine pour moi était donc de l’examiner via l’outil de la science. La science n’est pas parfaite, mais c’est un moyen d’apporter de la clarté et de la rationalité au sujet. Et c’est comme ça que la biologie est entrée en jeu dans le scénario.

Pourtant, je dois dire que la biologie renvoie aussi à l’histoire de nos préjugés. Pendant que je travaillais sur le film, je montrais des extraits à des personnes en qui j’avais confiance pour avoir leur retour. Je voulais m’assurer que l’approche biologie serait bien comprise et appréciée. J’ai également voulu rendre la science aussi précise que possible, en travaillant avec trois scientifiques à différentes étapes de l’écriture du scénario. Et quand je montrais le film, certaines personnes me disaient ne pas aimer pas la voix de la narratrice biologiste. Elles la trouvaient trop sûre d’elle et arrogante. Je leur disais que c’était intentionnel, qu’elle était sûre d’elle parce qu’elle savait, justement. Puis ils m’ont demandé si j’avais envisagé de changer la voix en une voix masculine. J’ai bien compris que c’était un biais de genre.

Le personnage de « Biologie » dans My Love Affair with Marriage, Copyright Tamasa Distribution

Oui, si un homme parle de son savoir scientifique, on a tendance à se dire qu’il a de l’assurance. Si c’est une femme, elle est arrogante.

Oui, et je n’aime pas ça. Mais c’est tellement inconscient, ça me choque à chaque fois. En plus, c’est hypocrite parce que j’ai l’impression que si on réalise, en tant qu’artiste, un travail qui demande du temps et qui rapporte de l’argent, on se doit d’être égocentrique. Il faut avoir de l’ego pour mener à bien un projet avec une équipe et de l’argent en jeu. C’est indéniable. Et c’est vrai que les femmes sont jugées différemment des hommes. Comme je l’ai déjà exprimé dans une de mes histoires, la société attend des femmes qu’elles soient humbles en toute circonstance.

Au-delà du reflet de la perversion de la société par le patriarcat et la destinée des femmes, vous abordez une thématique souvent taboue dans les créations artistiques : celui de la maladie mentale (cf. Rocks in my Pockets), et plus particulièrement des addictions. Dans My Love Affair with Marriage, vous traitez ce sujet sous un prisme sociologique, qui se perpétue de génération en génération (par exemple, lorsque Sergei commence à boire de l’alcool pour soulager sa détresse face à sa mère abusive), mettant ainsi en lumière le mécanisme de traumatisme intergénérationnel. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Dans My Love Affair with Marriage, Zelma apprend qu’elle doit se sacrifier et souffrir pour le bonheur de son mari et de ses enfants. C’est une thématique qui me préoccupe beaucoup, et c’est d’ailleurs le thème sous-jacent de la majeure partie de mes films. Dans Rocks in My Pockets, je montre comment le traumatisme se transmet de génération en génération, surtout chez les femmes. J’ai suivi la même démarche dans My Love Affair with Marriage. Et c’est drôle, parce que je reproduis le même schéma dans mon nouveau film que je suis en train d’écrire. C’est comme si ce sujet brûlait toujours en moi.

Je pense qu’en tant qu’êtres humains, nous sommes des individus, avec un fort sentiment d’identité, de qui nous sommes ici et maintenant. Mais pour connaître la vérité sur nous-mêmes et trouver des réponses à nos questions identitaires, justement, on découvre que nous sommes inéluctablement liés à la génération précédente.

Et même génétiquement d’ailleurs. On peut l’expliquer grâce à la notion d’épigénétique : nos gènes contiennent des informations, qui posent un cadre et déterminent qui nous allons être. Ensuite, l’environnement, et les expériences de nos parents vont influencer la façon dont cette information sera interprétée. L’épigénétique m’intéresse énormément mais je ne suis pas une experte, je l’effleure juste un peu. En tout cas, si je peux donner un exemple d’épigénétique : si nos parents ont vécu la guerre, d’un point de vue évolutif, il y a des chances pour que notre cerveau nous prépare à la revivre et nous maintienne dans un état plus ou moins inconscient d’alerte. Il se peut que l’on soit souvent sur le qui-vive, et que l’on ressente un sentiment que quelque chose ne va pas tout à fait, si rien de dangereux ne nous arrive.

Concernant le message inculqué à Zelma dès son enfance et à bien d’autres femmes —qu’une femme non mariée est une femme sans valeur—, il se poursuit de génération en génération, et c’est pour cela qu’il apparaît extrêmement difficile de s’en débarrasser. Et à ce moment-là, comment appréhender la question, et comment se rendre compte que c’est un problème ?

Je trouve que le sujet d’épigénétique et de traumatisme intergénérationnel est très intéressant. Chaque génération se trouve à la croisée des chemins, entre toutes les différentes façon de vivre et d’être. Il s’agit de savoir comment à la fois se libérer des leçons de la génération précédente, mais aussi parfois comment les préserver.

My Love Affair with Marriage, Copyright Tamasa Distribution

Quand Zelma a ses premières règles, sa mère lui impose 3 règles en tant que femme : rester vierge jusqu’au mariage, bien choisir son mari, et préserver son couple. Zelma demande alors « What about love ? ». Il est sans cesse question d’une contradiction entre la biologie, les hormones propres à l’amour, et les injonctions partriarcales. Finalement, c’est comme si ce paradoxe constituait le noeud même dramatique du film. L’avez-vous appréhendé de cette façon ?

Je ne me considère pas comme quelqu’un de très cérébral. Beaucoup de choses que je crée viennent surtout de mon intuition et de mon ressenti. Et d’une certaine manière, mes films sont un peu l’expérimentation de mon ressenti en tant qu’individu. J’ai l’impression d’être très individualiste, car je suis une artiste. Mais je vois aussi mes limites, notamment avec le poids de la science. Je ne peux pas l’ignorer, c’est comme la gravité, on ne peut pas sauter par la fenêtre et s’attendre à voler par exemple. La gravité fera que cette chute sera tragique. Et il y a aussi les attentes de la société. Donc je suis un peu entre l’arbre et l’écorce. Je veux faire de ma vie la meilleure parce que je n’ai qu’une seule vie. Je ne peux vivre qu’une fois. Ou je ne peux vivre que dans cette vie ici. Et je veux le faire. Darya, une amie que Zelma rencontre au cours de la fin de son adolescence, n’arrive pas à trouver le sens de son existence. Son personnage s’inspire de deux amies que j’avais à l’université. En ignorant toute la pression de la société, elle meurt. À ce moment-là se pose la question de qu’est-ce vivre, réellement, face aux oppressions, et comment faire. Je vois bien qu’il y a des contraintes de vie individuelles. Mais quand j’ai écrit le scénario, c’était assez intuitif, parce que je suis une conteuse. J’ai comme une intuition pour le drame, et j’aime tout ce qui est un peu romantique. D’autre part, je pense toujours à ce que je ressens lorsque je crée : si je m’ennuie, le public s’ennuiera aussi, n’est-ce pas ? Et si je suis enthousiaste, le public le sera également. C’est ça, mon leitmotiv.

À propos du personnage de Darya, c’est comme si elle avait tenté d’échapper à son existence en consommant des drogues. Et finalement, elle en meurt. C’est le comble du paradoxe : un paradoxe cohérent.

Je ne pense pas qu’elle voulait échapper à la vie. Je pense qu’elle voulait seulement vivre pleinement, comme si elle s’était dit : « Je vais ignorer la biologie, je vais ignorer la société et je vais vivre ma vie comme je le veux, en aspirant à quelque chose de plus élevé ». Nous sommes tous obsédés par la signification de la vie. Et Darya croyait que les drogues lui donneraient les outils pour percer le mystère de cette existence. Mais dans le processus, elle a ignoré la réalité et elle en est morte. C’est tragique, en fait. C’est vrai que quelque part, elle voulait échapper aux contraintes de la vie et expérimenter une nouvelle forme… Mais cela n’existe pas vraiment.

Dans votre film, Zelma grandit avec des rêves et un esprit particulièrement libre et inconditionné, et se confronte avec la normativité et la violence de la vie placée sous le signe du patriarcat, lui même ancré dans le capitalisme. On pourrait rapprocher le récit d’un pessimisme à la Maupassant dans Une Vie.

Oh oui, j’adore Maupassant, j’ai beaucoup lu ses nouvelles, mais je ne connais pas Une Vie. Je l’ai sûrement lu il y a longtemps. J’ai beaucoup lu d’écrivains français grâce au lien avec la France de l’Union soviétique. J’ai lu tous les romans de Balzac ou de Hugo par exemple. Donc je suis pratiquement sûre que j’ai dû le lire.

Pourtant, en regard de la fin, pensez-vous avoir créé un film optimiste ?

Maupassant a écrit son histoire à une époque où les femmes avaient très peu de choix. Je pense que même aujourd’hui, les femmes ont beaucoup de luttes devant elles. En ce moment même, les droits reproductifs sont remis en question dans de nombreux pays et les droits des femmes sont attaqués de toutes parts. J’ai tout de même de l’espoir. Même mon film sur la dépression, Rocks in My Pockets, s’achève sur une note d’espoir, avec l’idée qu’on a le pouvoir de changer sa vie. Chacun de mes films doit apporter de l’espoir, c’est vital pour moi.

Pour My Love Affair with Marriage, si je suis présente lors des projections, j’introduis toujours le film en les avertissant : « Restez, s’il vous plaît, pour la chanson du générique de fin, car elle vous dira comment vous sentir ». C’est une chanson qui parle de changer le monde ensemble. Donc oui, c’est plein d’espoir. My Love Affair with Marriage est un film d’espoir et de force, et de croyance en un avenir meilleur.

Aimez-vous la comédie musicale ? Votre film s’en rapproche par certains aspects, notamment avec le chœur chantant les injonctions patriarcales et maritales à chaque étape de la vie de Zelma. My Love Affair with Marriage a un côté très dynamique et euphorisant, théâtral, même dans les moments les plus tragiques, insufflant alors une légèreté dans le continuum tragique : était-ce voulu ?

Je considère mon film comme une comédie noire, très est-européenne, un mélange entre la comédie et le drame. Les Européens de l’Est sont des grands maîtres de la comédie noire, car ils ont dû vivre des tragédies comme la Première Guerre mondiale, la Seconde Guerre mondiale, l’occupation par la Russie, et puis toutes les humiliations et les injustices. Si on n’avait pas le sens de l’humour, on ne pourrait tout simplement pas vivre. Il faut rire, c’est comme cela qu’on survit. Concernant la comédie musicale, c’est drôle parce que je déteste ça ! Dans les comédies musicales américaines, je trouve que chaque chanson sonne exactement pareil, et puis, elles ont un côté insaisissable : c’est presque impossible de les chanter. Quand j’ai écrit le scénario de My Love Affair with Marriage, à un moment donné, j’ai commencé à écrire ces trois personnages de femmes qui chantent, et mon co-producteur, également dramaturge du film (Sturgis Warner) était très perplexe. Il m’a fait remarquer ma contradiction : voilà que je me mettais à écrire une comédie musicale alors que je déteste les comédies musicales ! Mais je lui ai expliqué que je ne savais pas comment faire autrement pour exprimer toutes mes idées, et qu’elles devaient passer par des chansons. Au début, j’avais pensé à introduire des chansons d’artistes, de musique pop par exemple, mais je n’avais pas assez d’argent. Je ne pouvais pas me permettre de payer une énorme somme d’argent juste pour cinq secondes de musique. Alors, j’ai pensé aux sirènes dans la mythologie. J’ai travaillé avec Kristian Sensini, qui est un compositeur italien incroyablement talentueux. Au début, il m’avait dit qu’il ne pourrait pas écrire la musique sur mes paroles, car le rythme n’était pas régulier. Mais finalement, il a réussi ! Concernant le style de la musique, je voulais quelque chose se rapprochant du jazz et du folklore à la fois.

Concernant le scénario et l’influence du théâtre, Kristian Sensini est également metteur en scène de théâtre et acteur. Nous avons tous les deux décidé très tôt que ce film serait une narration stylisée et élevée, tout comme le théâtre. Et en parlant de théâtre et de comédies musicales, c’est drôle : beaucoup de gens me demandent si mon film est autobiographique. Il y a certainement des similitudes avec ma vie, mais il y a une grande différence entre Zelma : par exemple, je n’aime pas les chats. Pour moi, le chat représente l’autonomie et la détermination. Je pense souvent à l’opéra de Carmen, l’histoire entre cette femme gitane et de cet homme militaire, qui la tue parce qu’elle tombe amoureuse d’un autre. Cette histoire traite essentiellement des violences conjugales. On entend tous les jours qu’une femme a été tuée parce qu’elle est tombée amoureuse d’un autre. Ces tragédies arrivent lorsque le partenaire n’accepte pas que sa femme ait sa propre vie, ses propres désirs et sa propre capacité d’action. Je me demande ce qui se serait passé si Carmen avait été un chat.

Quel est votre rapport à l’humour ? Pensez-vous qu’il est possible de dénoncer sans ridiculiser ? On pense notamment à des scènes comiques comme le comportement du premier mari de Zelma, Sergei, lorsqu’il lui impose de manier la salière avec un geste précis.

D’une certaine manière, je pense que la présence de l’humour indique aussi de la force. Si on fait preuve d’autodérision, on peut survivre à tout. Sans s’enfoncer dans la tragédie profonde et se complaire dans le statut de victime. Si on se pose en tant que victime, on a l’impression que le monde nous a anéanti et qu’on ne peut plus déterminer notre propre destin. Et alors, on ne peut rien changer, et on attend que les autres nous fassent du mal à nouveau. Puisque ce film est semi-autobiographique, je dirais que je ne peux pas dire que ma vie est celle d’une victime parce que je trouve cela stupide. Je n’aime pas vraiment m’apitoyer sur mon sort. Je veux raconter mon histoire, mais je veux aussi en rire, et pas seulement du mari. Je ris aussi de moi-même d’avoir accepté ses reproches et ses manipulations. Avant, j’écoutais en silence : la voix de ma mère, la voix de la société, la voix des gens autour de moi, qui me disaient toutes qu’en tant qu’épouse, je devais accepter mon mari car sinon je serais seule, et ne serais rien sans mon mari.

Vous aimez manifestement beaucoup animaliser les personnages, rendre vivants les objets, rendre visible l’invisible et dynamiser l’imperceptible (l’intérieur du cerveau, le cœur quand deux sont amoureux, etc). Est-ce dans cette perspective que vous définissez votre art ?

C’est intéressant que vous évoquiez les objets animés, car cela renvoie à mes origines et est profondément ancrée dans la psyché lettone, qui est animiste. Un animiste est une personne qui croit que chaque objet a une vie. Il y a certaines coutumes à respecter dans la culture lettone. Par exemple, on n’est pas censé passer la main sur la table pour se débarrasser des miettes. On doit prendre une serviette et essuyer la table, car si on le fait à main nue, on chasse tous les petits esprits de la table, comme ceux de la fertilité ou de la prospérité. Une table est possédée par les esprits qui permettent d’y disposer des fruits, du pain et du fromage, par exemple. Et c’est en partie grâce aux esprits de la prospérité.

Après le divorce de mon premier mari, j’ai gardé une machine à coudre qui m’avait été offerte par sa mère. Six mois plus tard, j’ai voulu me confectionner des nouveaux vêtements, mais la machine ne fonctionnait plus. Et trois ans plus tard, j’ai entendu un bruit dans ma chambre. La machine s’était mise en route toute seule. Comme si son esprit était lié à celui de ma belle-mère, contrariée lors du divorce de son fils. Je crois que les objets ont leur volonté propres, et ce n’est même pas forcément conscient dans mon travail. C’est naturel pour moi d’animer des objets, car en tant qu’animatrice, je peux donner vie aux choses.

My Love Affair with Marriage, Copyright Tamasa Distribution

La peinture occupe une place importante dans My Love Affair with Marriage (c’est souvent lors d’expositions ou des vernissages que Zelma rencontre l’amour). Avez-vous d’autres projets autour du cinéma d’animation que vous souhaiteriez réaliser ? Ou d’autres types d’art ?

Je suis triste que la vie humaine soit si courte. J’aimerais vraiment réaliser un film en prise de vues réelles, juste pour voir si j’en suis capable. Mais mon projet de My Love Affair with Marriage a pris sept ans. J’aimerais aussi faire de la bande dessinée, et puis de la peinture. Je fais des sculptures en papier mâché, et j’ai un projet autour de mes créations, que je pense pouvoir réaliser : j’aimerais en faire une sculpture évolutive par superposition de mes travaux, et faire de l’art interactif dans les rues de New York. J’adorerais surprendre les gens dans la rue. Ensuite, bien sûr, je voudrais peindre davantage et faire plus de sculpture, mais j’ai toujours l’impression de ne pas avoir assez de temps.

Vous n’aviez pas parlé d’un autre film d’animation que vous seriez en train d’écrire ?

Oui, je suis en train de développer un film en ce moment mais je ne souhaite pas en parler pour le moment, même si ça commence déjà à prendre forme. Nous avons déjà entamé le processus de demande de financement. Ce n’est pas vraiment secret, mais ce film explore les traumatismes intergénérationnels et la manière de s’en échapper. Quand j’ai commencé à écrire My Love Affair with Marriage, c’était en 2015, et tout le monde pensait que, l’année suivante, nous aurions une femme présidente aux Etats-Unis. Alors, je m’étais dit que mon travail serait hors de propos. Et maintenant, je me rends compte que nous avons encore plus de problèmes qu’auparavant. Mais je souhaite tout de même que mon film ne soit plus pertinent un jour !

J’ai mis quatre ans à réaliser Rocks in My Pockets. C’était un film très simple, avec seulement ma voix off pour raconter l’histoire. My Love Affair with Marriage avait trente personnages chantants et parlants, et deux cents personnages non parlants, et ça a pris sept ans à se faire. Alors pour mon projet en cours, je veux pouvoir faire quelque chose entre les deux.

 

Merci infiniment à Signe Baumane pour sa gentillesse, sa ferveur et son authenticité. Merci également à Pauline et à Chloé de Tamasa Distribution pour avoir rendu possible cet entretien.

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A propos de Eléonore VIGIER

1 comments

  1. Angèle

    Comme souvent, cette contribution d’Éléonore Vigier surprend par sa finesse, sa capacité à engager immédiatement un dialogue profond avec les artistes qu’elle rencontre, et une véritable acuité dans ses questions (comme dans ses critiques également excellentes). Merci beaucoup pour ce travail. Avec mon amicale admiration

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