A l’occasion de la sortie du formidable Sky Dome 2123, nous avons pu nous entretenir en visio-conférence avec les réalisateurs du film, Tibor Bánóczki et Sarolta Szabó. Le duo de cinéastes, d’une belle complicité et se partageant la parole de façon aussi équitable qu’ils se partagent le travail de mise en scène, reviennent ici sur l’origine de leur premier film, leur amour respecteueux pour la philosophie et les arbres, et sur leur volonté de se concentrer sur une animation adulte loin des canons contemporains.
Comment Sky Dome 2123 est-il né dans votre esprit ? Quel est l’origine de votre film ?
TB : Nous avons commencé à élaborer le film en 2015. Nous étions bien entendu très intéressés pour traiter du sujet du changement climatique, qui était déjà un problème majeur. Nous étions fascinés par l’idée d’un récit traitant de la métamorphose de l’humain en végétal. Nous étions aussi profondément influencés par les mythologies anciennes et fondatrices, comme les Métamorphoses d’Ovide, les légendes de Philomène et Procné ou d’Apollon et Daphné. A partir de tout cela, nous avons essayé de condenser toutes ces choses-là au sein d’un récit dystopique. C’est alors que nous avons eu la chance, même avec le budget limité dévolu aux premiers longs métrages, de pouvoir faire un film en Hongrie.
SS : Pendant la préparation du film, nous avons trouvé des co-producteurs slovaques qui ont commencé à supporter le projet. Après cela, l’aide à l’image est intervenue car le film est devenu une co-production européenne, c’est donc devenu très intéressant car nous travaillons constamment à trouver des budgets moins serrés pour toucher au plus près de nos ambitions.
Vous l’avez dit, votre film semble influencé par les enjeux les plus contemporains : surpopulation planétaire, dérèglement climatique, déforestation… Considéreriez-vous, avant toute chose, Sky Dome 2123 comme une fable écologique ?
SS : Oui, nous pouvons dire qu’il s’agit d’une fable écologique. Pour nous, il était très important que nous puissons créer un film qui ne serait pas en train de juger le spectateur, un récit qui raconterait qu’en effet, nous vivons à l’intérieur d’une longue histoire et que ce que nous voyons à l’écran est le résultat de nos actions. Nous souhaitions une approche du sujet plus philosophique, un récit dense ; nous voulions aborder de grandes questions par le truchement d’une histoire d’amour située dans une dramaturgie plus solaire. Nous avons donc essayé de trouver un compromis pour mêler nos visions du futur et cette vie de couple problématique.
TB : Nous voulions aussi interroger la potentialité d’une post-humanité. Et, par extension, sur ce qui importe le plus entre la vie sur cette planète et notre vie propre. Nous voulions retranscrire, d’une certaine manière, les différents avis sur la question par le biais des différents personnages du film. Vous avez le droit de ne pas être d’accord avec le personnage principal, de penser que l’humain a le droit le plus absolu de vivre sur cette planète et qu’il en est l’élément le plus puissant et important. Mais en effet, si l’on part du principe que nous avons écrit une fable, si l’on se retourne sur notre travail, on peut discerner une figure de Créateur dans ce monde, ainsi, à l’inverse, qu’une sorte de personnage impie, de même qu’un dieu semble parfois revenir dans cette ville pour décider du sort de la civilisation.
SS : Notre film donne à ces personnages la possibilité de recommencer leur vie, de démarrer une nouvelle procédure d’évolution sur une Terre elle-même en reconstruction.
Le récit de votre film insiste sur le cousinage existant entre l’humain et l’arbre, ce dernier considéré comme un corps de bois dans lequel se réincarner. L’idée d’une apocalypse écologique et l’étrange relation entre l’humanité et le végétal semblent se rapprocher des obsessions d’Hayao Miyazaki. Qu’en pensez-vous ?
SS : Cette idée de transformer les humains en arbres nous permettait d’évoquer cette idée selon laquelle les forêts, ceci tout autour du monde, recèlent de merveilleuses créatures. Ces créatures vivent bien sûr hors des villes, dans les forêts primaires, mais peuvent par ailleurs également exister à l’intérieur des villes. Elle nous permettait aussi de considérer la façon que nous avons de traiter les arbres, de les voir comme une sorte de modèle influençant nos manières d’agir, de voir à quel point ils sont merveilleux et à quel point il est merveilleux de constater que certains d’entre eux sont parvenus à vivre pendant des milliers d’années. Certains d’entre eux vivent depuis les débuts de la civilisation. Il serait intéressant de savoir quel regard eux-mêmes peuvent porter sur nous, comment ils ont formé par eux-mêmes une forme de société, une connexion très soudée parallèle à la nôtre.
TB : Il faut se pencher sur notre obsession à propos de la vie, et sur sa durée intrinsèque. Et je pense que quand on regarde les arbres, leur façon de vivre leur propre vie, cela semble inimaginable. Ils sont ici depuis si longtemps ! Ils sont une constante de nos vies, ils étaient là avant que je ne vive moi-même, et fort heureusement, ils seront aussi là bien après le jour de ma mort. Donc, je pense que l’idée de mêler l’humain et le végétal est plus mystérieux que de mélanger l’Homme et l’animal. Il existe plus de distance entre l’Homme et les plantes, la combinaison des deux est plus poétique et, il faut bien le dire, plus bizarre.
SS : Ce qui est intéressant, c’est que nous avons commencé ce projet lorsqu’a été publié La Vie secrète des arbres [de Peter Wohlleben]. Il était si passionnant d’y lire à quel point les arbres communiquent entre eux, se soutiennent et se protégent les uns des autres du moment où l’un d’entre eux identifie un danger… Il était vraiment intéressant de voir ce beau point commun entre eux et nous tous.
TB : Pour revenir sur l’importance de la forêt dans le cinéma de Miyazaki, et l’importance des créatures de la forêt, c’est toujours là pour nous. Cependant, dans notre film, nous sommes plus dans l’idée de montrer qu’il est important de rester ami avec la vie. De sauver nos propres vies au sein de cette existence-là. Pour ne pas que la durée de vie de l’humanité soit limitée, voire que cette dernière s’éteigne.
On peut voir cette proximité entre humain et végétal dans l’hybridité de l’animation, mélangeant 3D et rotoscopie ; vous représentez graphiquement cette dualité, cette fraternité entre les Hommes et arbres. Que pouvez-vous dire à propos de vos choix de mise en scène ?
TB : On a tout de suite pensé que le film devait être lui-même visuellement hybride, en effet. Et que cette hybridité devait se trouver dans un mélange de live action et d’animation. La rotoscopie se trouve du côté d’une animation naturaliste et bien que ce ne soit pas du live action, on n’en est pas si loin. On s’est vite dit que nous devions combiner ces éléments, que cela donnerait sans conteste des effets étranges mais que cela serait bénéfique au film. Et dès le début, nous voulions aussi une animation très précise, détaillée, technique en ce qui concernait les personnages, pensant utiliser la rotoscopie pour représenter les décors se situant hors du monde cantonné de la ville. Pour une part des spectateurs, c’est une technique d’animation assez étrange
SS : Le film parlant d’une relation amoureuse problématique, il était très important pour nous de voir des acteurs, l’expression de leur émotions, les nuances de leurs sentiments permettant au spectateur de s’impliquer émotionnellement et avec force dans l’histoire que nous souhaitions raconter. Nous nous devions de rester au plus près d’une certaine forme de réalisme dans la caractérisation visuelle des personnages, ce qui rend les choses plus fortes que dans une animation plus artistique, plus stylisée. Je suis convaincu que nous communiquons plus de choses au public du film grâce à cela.
Vous êtes deux réalisateurs pour créer Sky Dome 2123. Comment vous êtes-vous partagés le travail ?
SS : Nous travaillons ensemble depuis une grosse dizaine d’années, nous avons fait plusieurs courts-métrages et clips videos avant ce long métrage. Nous avons donc nos automatismes, nous savons instinctivement comment travailler, écrire et réaliser ensemble. Nous travaillons tous les deux sur tout, mais on se teste aussi beaucoup, nous travaillons séparément avant de mettre nos idées en commun. On discute continuellement de nos idées, de nos décisions et, bien sûr, nous sommes aussi perpétuellement en désaccord, ayant toujours des idées très différentes l’un et l’autre. Mais tout cela se fait en bonne intelligence, nous ne sommes pas dans une sorte d’affrontement d’egos. Nous oeuvrons toujours pour le meilleur du film.
TB : Oui, c’est un jeu de ping-pong constant. Quelqu’un a une idée, et cette idée devient la graine de quelque chose, et nous en parlons tous les deux. Nous essayons de défendre chacune des idées, de la plus petite idée portant sur un élément graphique à la plus grande question philosophique. Et cela me semble très sain d’avoir ces retours continus l’un avec l’autre.
Nous parlions de Miyazaki juste avant ; il semblerait qu’il y ait une autre référence importante dans votre film, qui serait le film Solaris d’Andrei Tarkovski (1972) avec lequel Sky Dome 2123 converse continuellement : la science-fiction utilisée comme une expression métaphysique du deuil, la lenteur du rythme… Est-ce bel et bien l’une de vos références ? Et en avez-vous eu d’autres pour l’élaboration de votre film ?
TB : Oui, dans une certaine mesure. Nous ne sommes pas seulement amoureux du film de Tarkovski mais également et surtout de Stanislas Lem, qui a écrit le roman Solaris (1961). Tout son travail est éminemment philosophique, c’est la science-fiction que nous aimons le plus. Et bien sûr, venant d’Europe de l’Est, nous adorons ce cinéma de la lenteur, de laquelle émane des choses inattendues. Nous trouvions intéressant d’adapter ce rythme au médium du cinéma d’animation. Vous connaissez ce moment de Solaris où les personnages éprouvent le temps, où le temps semble s’arrêter jusqu’à la suspension, nous voulions retrouver cela. Et en effet, il y a de vraies similarités entre les deux films dans le traitement de la question du deuil, sur la façon dont le deuil devient une réalité dans la vie de chacun des personnages. Une sorte de relation perdue. C’est le sujet le plus important du film car il permet d’oublier le genre même de la science-fiction, tout son attirail spectaculaire, pour mieux se concentrer sur une certaine force émotionnelle… Nous sommes très heureux si vous avez pu penser à Solaris !
SS : C’est en effet un très joli parallèle que vous faites, merci !
TB : Après, pour continuer à creuser ce sujet des références, il y a aussi des similarités et des motifs communs avec Soleil vert de Richard Fleischer (1973) ; nous avons aussi repris l’élément visuel prédominant qu’est le dôme dans de très nombreux films du genre. Là se trouve aussi une forme d’hybridité, dans la façon que nous avons eue de puiser dans les motifs populaires de la science-fiction, par exemple dans la façon de lier humanité et végétaux comme le jeu vidéo Last of Us relie les Hommes et les champignons… C’est dans l’air ! User d’une sorte de tradition afin de changer paradoxalement quelque chose dans le genre.
SS : Je pense que notre objectif principal était surtout de créer un film qui puisse parler au public. On espère que les jours qui suivront la fin du film et la sortie de la salle, les spectateurs y penseront encore, réfléchiront à ses sujets, aux questions qu’il pose. Si l’on parvient à atteindre cela, nous serons très satisfaits.
Combien de temps avez-vous mis pour réaliser le film, sans compter la pré-production et le financement ?
TB : C’était un film à tout petit budget, nous avions donc une équipe très réduite. Je crois que nous avons commencé l’animatique en 2017, et l’animation en 2019. Nous avons donc passé trois ans sur l’animation. Pour la post-production, c’est dur à dire car le son et la musique ont été travaillés dès le début du travail sur Sky Dome 2123. Cela a été un travail constant durant la production. De même pour le montage.
SS : Et nous avons travaillé avec les maquettes avant de travailler véritablement sur l’animation elle-même. Notre façon de tourner fut finalement assez inorthodoxe, ceci à cause de la variation des financements qui ont touché la production. C’est aussi pour cela qu’il est difficile de répondre à votre question : ce ne fut pas un tournage normal.
TB : Durant la pré-production, cinq personnes ont travaillé sur le film durant deux ans, c’était donc une équipe extrêmement réduite.
Est-il difficile aujourd’hui de faire un film comme le vôtre en Hongrie ?
SS : (un temps) C’est difficile, mais je crois que faire du cinéma d’animation pour un public adulte est difficile dans le monde entier. C’est une chose pour laquelle il n’est pas évident de trouver les fonds, ou les aides pour produire certains projets. A ce sujet-là, la situation en Hongrie a pu être plutôt bonne à certains moments…
TB : Je crois cependant que sur ce projet, nous avons été chanceux car nous avons pu trouver plusieurs sources de financement différents qui ont pu soutenir un premier film réalisé avec de petits moyens et qui, de surcroît, utilisait le medium de l’animation. C’était en plus un film d’animation destiné à un public adulte. Cela aurait pu être très différent pour nous au regard de l’ambiance politique actuelle… Tous les films sont devenus difficiles à réaliser aujourd’hui chez nous ! Mais en effet, comme le disait Sarolta, faire des films d’animation adultes est difficile absolument partout. Même en France. Car le public doit être éduqué à ce cinéma exigeant. Ce public, fort heureusement, existe.
SS : Et sans conteste, les gens seraient intéressés par ces films-là. Ils auraient tout pour capter l’attention d’un public qui le souhaiterait. Mais c’est difficile, oui.
C’était une réponse intéressante ; quand je parlais de difficultés à faire un film du genre de Sky Dome 2123, je parlais cependant de celles potentiellement rencontrées au regard de la situation politique actuelle en Hongrie…
TB : Oui. Il y a de l’argent pour faire des films en Hongrie, mais vous devez par moments être très loyal envers le gouvernement qui vous finance. Et ce qui est aujourd’hui subventionné est le cinéma historique à gros budget.
SS : Les récits nationalistes, les portraits réalistes de paysannerie, les histoires édifiantes de héros nationaux… C’est aujourd’hui ce qui est privilégié.
TB : Si nous devions faire un autre film, il nous faudrait trouver une autre manière de le produire, car il nous serait aujourd’hui impossible de faire un film comme Sky Dome 2123 en Hongrie.
Justement, avez-vous un autre projet en tête ?
SS : Oui, nous avons constamment des choses qui nous traversent l’esprit, nous travaillons sans arrêt sur de nouveaux sujets. Tibor réflechit sur de nouvelles manières d’élaborer nos films à l’avenir. Le chemin sera escarpé et difficile pour la suite mais nous y travaillons.
TB : Nous voulons faire un nouveau long métrage. Nous n’irons pas sur le terrain du film de divertissement pour enfants ou le cinéma familial parce que ce ne serait pas nous. Ce ne sera pas facile. Mais nous y parviendrons.
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