Un grand merci à Todd Haynes, qui nous a reçus chaleureusement pour parler du Musée des Merveilles. Il s’est prêté à nos questions avec beaucoup d’attention, livrant des informations sur la genèse, les thèmes et le style de son film, non sans accorder une grande place à ses collaborateurs. Plongée dans le monde merveilleux de Todd Haynes, cinéaste protéiforme, maître de rigueur sachant faire honneur aux plaisirs de la vie.

 

Vous avez un jour confié qu’une sérieuse dépression nerveuse vous avait plongé dans l’écoute continue de la musique de Bob Dylan, qui avait donné naissance à votre film I’m Not There. Quelle est la genèse du Musée du Merveilles, qui semble si éloigné de votre univers ?

Euh… ce n’était pas une sérieuse dépression nerveuse (rires). Le film n’est pas non plus si éloigné que cela de mon univers, si ce n’est que vous pouvez aller le voir avec vos enfants. C’est surtout un film sur le cinéma et sur le passé, avec une certaine complexité formelle qui fait tenir ensemble deux histoires parallèles. Il est construit sur un langage purement cinématographique, caractéristique de l’ensemble de mon travail. Mais, plus précisément, c’est ma chef-costumière – présente sur tous mes films depuis Velvet Goldmine -, Sandy Powell, qui a proposé mon nom à Brian Selzinck. Elle a travaillé sur le tournage de Hugo Cabret, de Martin Scorsese et, quand elle a lu le scénario que Brian Selznick avait adapté de son roman, elle a été émerveillée[1] ! Elle a aussitôt pensé à moi. Brian était plutôt dubitatif, dans un premier temps… mais il avait bien tort !

 

Deux ans après Carol, vous êtes de retour au Festival de Cannes avec Le Musée des Merveilles. Avez-vous constaté une évolution de la ligne du Festival ?

Cannes a toujours été une sorte de carnaval… le seul véritable travail consiste à se prêter au jeu des interviews et à poser de telle ou telle façon devant la caméra. Velvet Goldmine a été mon premier film en compétition à Cannes. Ç’avait été un film extrêmement âpre à réaliser, sur fond de décadence et de célébration musicale, et portant sur un chapitre particulier de l’histoire de la musique. Nous avons tout simplement résolu de nous lâcher et de tirer le meilleur de notre présence à Cannes. Nous avons donné les fêtes les plus décadentes, les plus débridées, les plus endiablées ! Et il y avait tout le gratin : Brian Ferry, Brian Eno, Elton John… C’est comme si nous avions décidé de prendre tout cela comme un film et de nous amuser. Au fond, c’est la meilleure façon d’aborder le Festival : s’emparer de sa folie, de son tourbillon et de sa superficialité, pour en tirer, autant que faire se peut, le plus de plaisir possible. Et bien nous avons réitéré avec Carol, et encore avec Le Musée des Merveilles. Nous nous en sommes donné à cœur joie ! Même deux des enfants qui ont joué dans le film sont venus. Jade Michael, l’acteur noir qui joue l’ami de Ben, a chanté et a brûlé le dance-floor avec son break-dance ! Donc, en un sens, le Festival de Cannes reste toujours le même, tout dépend de la façon dont vous l’abordez et de l’énergie que vous y consacrez.

 

Presque tous vos films traitent du dysfonctionnement de la cellule familiale et abordent la condition des enfants dans ce genre de situation. Était-ce différent, cette fois, d’emprunter le point de vue des enfants et non des parents ?

Absolument. Adopter le point de vue d’un enfant est une chose que je n’avais pas vue depuis Dottie[2], qui date de 1993 – et qui vient juste après Poison et juste avant Safe. C’est un court-métrage de trente minutes que j’ai réalisé pour la PBS[3]. Si le film épouse totalement le point de vue d’un enfant, ce n’est pas pour autant un film conçu pour une large audience… parce qu’il y a de la perversité ! Mais dans les deux films, Dottie Gets Spanked et Le Musée des Merveilles, la créativité, le talent et l’effort d’imagination sont les moyens par lesquels les enfants sortent de leur isolement. Dans Dottie comme dans Le Musée des Merveilles, ils sont en quelque sorte aliénés à leur vie, écrasés, mais leur inventivité leur sert de guide. C’est plus spécifiquement le cas de Rose, qui se fraye un chemin dans le monde grâce à son ingéniosité et qui, à la fin, est une femme comme toutes les autres. C’est une des clés du film : l’instinct créatif aide à surmonter les difficultés, en dépit des handicaps.

 

Pouvez-vous nous parler de la musique, qui joue un rôle à part entière dans votre film. D’une part, elle raconte une histoire, celle de la fin des années 1920 et 1970 ; d’autre part, elle se substitue aux dialogues dans les parties muettes et rend compte des émotions des personnages. Comment avez-vous envisagé votre collaboration avec Carter Burwell, le compositeur ?

C’est une des tâches les plus immenses et les plus rudes que le compositeur ait eu à affronter sur un film. La bande-son dure environ quatre-vingt cinq minutes, ce qui va bien au-delà de la place qui lui est habituellement accordée dans les films pour enfants. C’est dû au fait que la partie en noir et blanc rend hommage au muet, donc c’est la musique qui la porte de bout en bout. Mais il fallait aussi que la matière sonore se retrouve dans la partie qui se déroule dans les années 1970 et qu’elle dresse un pont entre les deux histoires. Même si la musique était d’une teneur différente – plus symphonique pour l’histoire des années 20 et plus inspirée des musiques des films expérimentaux des années 70, plus électronique, plus étrange par son traitement -, il fallait que les motifs sonores soient raccordés dans le passage d’une partie à l’autre. Nous avons commencé à parler de la bande-son avant le tournage, ce qui, en soi, est assez inhabituel. Nous avons débuté le tournage en sachant que la matière sonore était, ou plutôt deviendrait, un personnage à part entière. Mais c’est vraiment au moment du montage que ça a pris cette tournure. Je n’avais jamais travaillé comme cela auparavant, mais là il était impossible de monter deux scènes de la partie en noir et blanc sans la bande-son. Il fallait savoir sur quelle musique on allait agencer des plans sans dialogues. Donc, avec mon éditeur, nous avons d’abord recherché les musiques temporaires – j’ai toujours recours à des musiques temporaires pendant le processus de montage ou à la fin. Or, là, nous en avions besoin en amont et le film est entièrement monté sur une musique temporaire. Alors, quand nous l’avons présenté à Carter Burwell, vous imaginez bien quelle a été sa difficulté : il était complètement dépendant d’un montage entièrement effectué sur une bande-son préalable et à laquelle il devait s’adapter. Certes, le défi était immense, mais l’expérience gratifiante.

 

Diriez-vous que Le Musée des Merveilles est le plus expérimental de vos films ? D’une part, Carol et Loin du Paradis sont des mélodrames ; d’autre part, I’m Not There et Velvet Goldmine sont des films rock. Le Musée des Merveilles est pour moitié un film musical. Il y a bien entendu, la composition de Carter Burwell, mais on trouve, pour la première fois chez vous, des mélanges et la présence de musique noire, même si dans Velvet Goldmine, il y avait déjà du blues.

Formellement, il y a bien ces deux brides constituées par les deux histoires. Mais, au fond, ces histoires sont très simples : deux enfants effectuent un voyage, à cinquante ans d’écart. J’aime la simplicité telle que Fassbinder la définit : les histoires les plus simples sont les plus vraies. Donc, en dépit de cette différence temporelle, le film repose tout bonnement sur un voyage. Par ailleurs, c’est aussi une plongée dans le langage cinématographique le plus pur. Ce ne sont pas les dialogues qui font le cinéma, c’est la mise en scène, ce sont les décors et les effets visuels. C’est ainsi que le film est structuré, au-delà de ces deux histoires. J’ai donc mis tous mes collaborateurs à contribution, à part égale. Pour moi, le film traite vraiment de cela, du langage cinématographique dans son ensemble. Il faut d’ailleurs le prendre comme un puzzle à reconstituer. Les deux enfants cherchent à percer un mystère et à chaque fois qu’une histoire s’interrompt pour passer à une autre, l’énigme est posée à nouveau frai : pourquoi ces deux histoires coexistent-elles dans le même film et quelle est leur relation ? Et, contrairement à ce que l’on a pu penser, ce film n’a pas grand-chose à voir avec un Spielberg, même s’il a trait à l’univers enfantin – et même si je peux apprécier certains films de Spielberg. Ces enfants-là sont esseulés, isolés et désemparés. Certes, ils ont quelque intuition supra-naturelle, mais n’ont pour seule conviction que d’être des enfants. C’est la seule chose qui m’intéresse vraiment : cette espèce de mystique de l’imagination qui est le pouvoir propre aux enfants.

 

Vous avez dit de votre film qu’il était « an acid trip for kids». Pouvez-vous expliciter votre formule ?

Partons du voyage dans le temps, à travers deux époques : comment contrôle-t-on le temps et comment l’encapsule-t-on ? C’est l’idée-même du Museum d’Histoire Naturelle, qui condense des strates temporelles et où l’on voit des animaux en taxidermie. On reconstitue leur habitacle et on les met en boîte, derrière des vitrines. Mais vous savez bien, les boîtes sont comme des petites tombes ou encore comme des petites matrices[4]. Regardez ce que font les enfants : ils fabriquent des cabanes dans des boîtes qu’ils tapissent de coussins. Ils ne font que reconstituer la matrice d’où ils viennent…

 

… Et la tombe où ils vont ! Du berceau au tombeau, en somme ?

Ha ha ! Voilà.

 

Seriez-vous d’accord pour dire qu’il y a un schéma freudien dans ce film ? Je pense aux images de loups qui hantent Ben et qui sont ses représentations archaïques qui reviennent avec insistance. Il découvre leur signification à la fin de son parcours.

Oui, absolument ! Il est hanté par ce que le spectateur croit être des cauchemars. Puis, nous découvrons qu’il s’agit d’un souvenir refoulé. C’est quelque chose qui vient à la place de et qui représente l’objet de la quête de Ben. La question cruciale est celle de la mort et plus exactement celle de la perte du père, au sujet duquel Ben ne sait rien. Le voyage de Ben a pour but la découverte de ce qu’est devenu son père. Le diorama du loup est très symbolique : il représente à la fois la façon dont le père de Ben est mort et, en lui-même, le dispositif est mortuaire. J’aime aussi l’idée, déjà présente chez Selzinck, que l’histoire de Rose est dépeinte et contenue dans des dioramas, et qu’elle peut ainsi la surplomber et s’en emparer.

 

Entretien réalisé le 3/10/2017.

Remerciements : à Zvi David Fajol, de Mensch Agency, pour l’organisation de la rencontre avec Todd Haynes ; à François Estrada pour son aimable concours dans la transcription de l’interview et à Shaïneze Bensalem pour sa relecture.

[1] Jeu de mots sur wonderstruck, qui signifie « émerveillé » et qui est aussi le titre original du roman graphique de Brian Selznick et du film de Todd Haynes (ndlr).

[2] Dottie Gets Spanked met en scène Steven Gale, un jeune garçon de 6 ans fasciné par Dottie Franck, une star du petit écran. Alors que son père s’inquiète de le voir admirer une figure habituellement portée aux nues par les filles, Steven gagne un concours qui lui permet d’assister au tournage de l’émission de son idole (source : AlloCiné).

[3] Chaîne de télévision états-unienne (ndlr).

[4] En anglais : « Boxes are like littles tombs, and boxes are like litlle woms ». Todd Haynes fait référence à l’expression idiomatique from wom to tomb : mot-à-mot, « de l’utérus au tombeau » ou encore « du berceau au tombeau ». L’idée est de faire se rejoindre la naissance et la mort, le début et la fin, la conception ou création et la destruction (ndlr).

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