Entretien avec Vincent Soulié à l’occasion de son documentaire sur Jeffrey Silverthorne

Vincent Soulié est en train de finaliser le montage d’un documentaire sur le grand Jeffrey Silverthorne. Nous avions évoqué ce documentaire en soutenant le crowdfunding qui permettrait de porter le projet à son terme. Le cinéaste évoque sa rencontre avec Silverthorne, son regard sur son œuvre et comment il a travaillé avec lui.

Tu es familier avec le monde de la photographie, tu l’as déjà abordée dans d’autres documentaires, est-ce que tu pourrais me parler un peu de ton parcours ?
Je viens du cinéma. J’ai fait une école de cinéma, la FEMIS en réalisation. Ensuite j’ai fait des documentaires. Et j’ai toujours été tenté par la fiction : écriture d’un long métrage, projets qui n’aboutissent pas. En parallèle, il y a eu la photographie avec notamment un long travail fait au Japon, toujours en cours, exposé là-bas. Donc il y a toujours eu en parallèle l’acte de photographier et le désir – plutôt que l’acte – de fiction, d’écriture, de cinéma.

Avec un désir, peut-être, de mêler les arts ? Parce qu’il me semble que pour ton documentaire précédent, on partait de …
Marc Trivier, c’est un film sur Marc Trivier.

Oui mais qui était lié à un auteur …
C’était via une photo d’un écrivain,  Kenzaburo Ôé. Le point de départ, c’était le portrait réalisé dans les années 80, par Marc Trivier, de cet écrivain japonais Le film s’appuie sur le voyage de Marc Trivier au Japon pour faire ce portrait.

Toi même, tu pratiques la photographie ?

Je fais de la photo, oui.

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Rosa at Sink #2, Nuevo Laredo, 1993 Série « Texas – Mexico »

Quel type de photographie ?

C’est un « travail » sur la mélancolie. Mais, c’est Une photographie qui n’a absolument rien à voir avec celle de Jeffrey, ni rien avoir avec celle de Marc Trivier. Ce qui m’intéresse dans ce travail là, celui de Jeffrey Silverthone ou celui de Marc Trivier, c’est le mouvement, comment le photographe va vers son sujet. Et une des choses qui m’a tout de suite interpelé dans le travail de Jeff, outre ses photos, c’est la liberté incroyable qu’il a. La liberté dans les sujets, dans les supports, dans la démarche. Ça c’est quelque chose dont j’ai envie de rendre compte mais que j’ai aussi envie de prendre pour moi, comme enseignement, dans le cinéma mais aussi dans la vie. Cette liberté, c’est ce qui m’a intéressé en premier point.

Tu parles de mouvement. Je me demandais justement, qu’elle était l’approche d’un documentariste par rapport au monde la photographie ? Aborder l’instantané et l’immobile – immobile de manière factuelle –par justement l’art du mouvement qu’est le cinéma ?
C’est aussi la question que je me pose quand je fais de la photo : essayer de faire une photo en pensant au cinéma. Avec l’idée de mettre dans une seule image toute une narration : un début, un milieu, une fin. Et, à l’inverse, dans un film sur un photographe, ce qui m’intéresse ce n’est pas tant de rendre compte d’une image fixe, mais de rendre compte du mouvement de l’auteur qui le conduit à faire cette image. Dans la photographie, ce qui m’intéresse le moins, c’est le moment où le photographe déclenche. Je dirais que le déclenchement, c’est la conclusion de tout un mouvement, de tout une histoire, et ce qui m’intéresse moi, au travers d’un documentaire sur Jeffrey mais aussi sur Marc Trivier c’est tout ce qui est avant, ce qui conduit vers l’image. L’image est un aboutissement de ce mouvement de cette maturation, de ce questionnement.

Sans compter que la photographie, c’est aussi l’art de l’illusion du mouvement.
Oui. Ce qui est intéressant chez Jeffrey, c’est que l’on a à la fois une photographie mise en scène, qui peut être très élaborée, avec un scénario, avec une histoire, avec des références et ce qu’on appelle de la Street photography : on le lâche dans la rue et il fait ses photographies. Il se confronte au réel.

C’est ça, il a l’énergie de vie. A quand date ta 1ere rencontre avec l’univers de Jeffrey Silverthorne ?
C’est avec ce livre qu’on appelle « le Petit livre jaune ». Un danois, qui s’appelle Lars Schwander, photographe et galeriste à Copenhague, redécouvre le travail de Jeffrey début des années 2000. Tout de suite, il fait une exposition à Copenhague et un livre. Le livre va circuler, faire boule de neige. Je découvre ce livre et tout de suite je trouve ça formidable. Les premières images datent des années 70, qui autant en photographie qu’au cinéma m’intéresse énormément. Je découvre des sujets particulièrement forts liés à la mort, à la sexualité, à l’intimité, une manière d’interroger l’idée de frontières, de limites. Il y a dans son œuvre une étonnante diversité. C’est-à-dire, que je vois, dans ce petit livre, au moins 10 séries très différentes les unes des autres et en même temps j’ai tout de suite l’impression d’une grande cohérence. Le moteur de tout le film et de tout le projet ça a été de trouver ce qui pouvait faire lien entre toutes ces séries.

On a effectivement l’impression qu’avec lui quel que soit le type de série, ça reste toujours très très intime ; et qu’il y a quelque chose de très accidenté dans son œuvre. La 1ère fois que tu as vu ces séries, ses photographies, qu’est-ce que ça a provoqué en toi, un choc, une fascination ?
C’est une photographie qui me plonge dans une période que je reconnais, que j’aime, les années 70 mais au-delà… c’est une photographie qui me bouscule. Certaines images sont des images dures, parfois violentes et en même temps extrêmement sereines. J’étais interpelé par ces images. Elles me prenaient, me remuaient et j’attends ça de la photographie comme j’attends ça du cinéma et comme j’attends ça de beaucoup de choses, d’être bousculé, de ne pas être seulement dans la reconnaissance.

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The Rape of Eurydice in the Attorney’s office, 1982-84 Série « Silent Fires »

Si tu devais définir toute la singularité de son travail à des personnes qui ne le connaissent pas ?
Je dirai que c’est un artiste qui travaille la photographie pour approcher des questionnements qui lui sont chers, des obsessions, liés à la disparition, à la mort, au sexe. Et pour rendre compte de cela, il explore les frontières, les limites, les zones de passages, de transformations, de fictions.

Jeffrey commence très tôt à faire de la photo, il intègre la fameuse école de design de Rhode Island puis présente sa série « Morgue » dans une grande galerie NewYorkaise. L’expo est retentissante mais rien, absolument rien ne se passe après. Pendant 40 ans, 50 ans, il travaille dans l’anonymat le plus total. Il est prof à l’université, ça lui donne son indépendance: Il travail en dehors du marché de l’art, ne fait pas d’expos, pas de livres, aucun critique ne s’intéresse à lui de tout galeriste, etc. Et pourtant il produit énormément, et avec une liberté totale ! Il n’a de compte à rendre à personne. Il fait les photos, il les tire, il accumule. Il a une production incroyable ! La photographie qu’il fait n’est jamais une conclusion mais le prolongement d’un questionnement. Il continue à se questionner lui-même en faisant des photographies. Aucune de ses photographies n’apporte véritablement la réponse, c’est l’ensemble de l’œuvre qui peut le faire. Donc pour répondre revenir à la question, c’est à la fois un très grand photographe, qui s’inscrit complètement dans l’histoire de la photographie. Il fut l’élève de Harry Callahan, il a croisé la route de Diane Arbus, de Kertész, il fut proche de Peter Hujar ; il est porté par des obsessions qui font que son travail dépasse le cadre de la photographie. C’est un photographe qui ne cherche pas la perfection, qui ne cherche pas à faire la belle image, il ne cherche pas à faire une image qui tape dans l’œil. Si c’est un peu mal foutu, si c’est un peu dans la marge, c’est mieux encore.

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Couple Holding Hands, 1973 Serie « Mental Hospital Dance ».

Et quand as-tu ce déclic de faire ce film sur lui ?
Il y a donc eu ce livre et quelques semaines après, j’ai eu la chance de le rencontrer. Là, je découvre un type élégant portant chapeau, une moustache, de petites lunettes rondes, un style assez british, beaucoup d’humour. Je mets un temps à faire le lien entre les photos… de morgue et le personnage. Ce n’est pas un Monty Python mais il y a un petit côté comme ça. Je l’écoute et je trouve son discours très intéressant, avec une certaine distance et toujours cet humour . Quelqu’un qui ne la ramène pas non plus, qui d’emblée ne va pas se poser comme artiste. J’ai eu le sentiment d’avoir un personnage, une œuvre passionnante, donc d’avoir un film possible.

Un personnage… tu me parlais justement de pouvoir le relier à la fiction.
Oui. Je parlais de liens entre les photos, et pour moi, l’œuvre est à voir comme un véritable autoportrait.

Comment c’est situé la rencontre avec l’homme ?
J’ai appris qu’il faisait un travail, un workshop à Marseille. J’y suis allé pour le voir, pour parler avec lui, sans caméra. On a discuté et je lui ai dit : « ça m’intéresserait de faire un film sur toi, sur ton travail, ». Sans savoir encore ce dont je pouvais disposer, quelle matière, quel angle, même s’il y avait cette idée : qu’est ce qui fait le lien entre toutes ces photos ? Et puis bien sûr aborder la question de la représentation de la mort, de la sexualité.

Sous quel angle tu as décidé de prendre le documentaire, comment tu l’as construit ?
La première idée, c’était d’essayer d’être au plus proche de lui, à la fois pendant le travail, et dans l’intime, c’est-à-dire en dehors du travail. Il m’a autorisé, très vite, à être présent pendant ses prises de vue. Ça c’est quelque chose que j’aime beaucoup, j’aime être là pendant le travail et observer, me fondre dans l’environnement, celui d’une chambre d’hôtel, celui d’une photographie dans la rue. D’être là et de le suivre.

Avec cette idée assez vertigineuse d’un observateur de l’observateur.
Voilà. Et ce qui est encore plus vertigineux c’est que la 1ère fois où je le filme – C’est une séquence présente dans le film ; il passe littéralement de l’autre côté, dans l’image. Durant la séance, il met son appareil sur un trépied face à son modèle qui se trouve sur un lit, et va rejoindre le modèle. Moi je suis à ma place et devant moi, il y a un appareil photo, et il n’y a plus personne derrière parce que le photographe est allé dans le champ rejoindre le modèle. Ça donne quelque chose que je trouve assez vertigineux. Il travaille beaucoup sur la frontière, sur l’idée de la limite, et tout d’un coup, je le voyais passer de l’autre côté. C’était une illustration parfaite.

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Paula, 1972-74 Série « Female Impersonators »

Est-ce que ça lui est arrivé aussi de photographier le documentariste ?
Oui, il y a quelques photos.

Je ne sais pas si on a parlé de la construction du film ?
Elle s’est faite un peu au fur et à mesure. Je suis allé à Providence, où il habite. Et un soir, il me dit : « Vincent, je t’ai mis un petit film près de ton lit, tu peux le regarder, si tu veux », comme il fait d’habitude, négligemment. J’appuis sur le bouton « play » et… je me retrouve à la morgue, face à une image vidéo tourné à la morgue. Il a tout filmé. Pendant 2 ans, il a filmé les sujets qu’il a photographié : à la morgue, dans les bordels mexicains, à la frontière entre le Texas et le Mexique, dans l’intimité, avec des modèles. Avec cette liberté qu’il a, il se dit : « je vais utiliser la vidéo pour voir si j’arrive à quelque chose. » Sauf que, au bout de deux ans, il sent qu’il n’arrive à rien. Il explique dans le film qu’il pense de manière non pas polyphonique mais plutôt singulière. Il n’arrive pas à penser en termes de montage. La vidéo qu’il me montre, c’était un petit montage un peu mal foutu et mis en musique. Tout de suite, je lui demande d’où viennent ces images. Et il me confie 50 heures d’images. De morgue, de bordel, etc. Des images tournées parfois là où il avait fait des photos, avec les mêmes personnes. C’est hallucinant parce que je voyais des situations qu’il avait photographiées, en vidéo ! C’était une impression extraordinaire ! Et tout de suite, je me suis dit : les images, il faut qu’elles soient dans le film. Et pour répondre à ta question sur la structure : un, ce qui est évident, pour moi, c’est de partir de la question de la frontière et de la traversée. Il y a des séquences prodigieuses, des plans séquence renversants. Le film commencera avec la traversée par les migrants du fleuve qui sépare le Texas du Mexique. C’est l’image d’Orphée, de la traversée du Styx, c’est tout ça. Et le film se termine : sur la question de l’intime. Jeffrey réalise son premier travail sur la morgue dans le contexte de la guerre du Vietnam, pour lui il fallait montrer la mort mais un jour il me dit « j’allais à la morgue pour chercher mes parents. », parents qui ont disparu assez tôt dans sa vie. Les images qu’il a tournées en vidéo là-dessus sont assez incroyables. Il y a une séquence où il est dans une chambre froide, à 5m, 6m d’un corps, il s’assied et il lui parle. Donc on a la traversée pour ouvrir le film et l’intime pour le clore en passant par la question de la représentation de la sexualité et de la mort. La structure du film est là.

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Elvis and Jesus, 1986 Série : « Letters from the Dead House »

A travers ces vidéos, y a-t-il une manière de lever certaines zones d’ombres ? Pas forcément de donner des réponses mais je me suis toujours interrogé sur le rapport affectif que pouvait avoir le photographe avec ses modèles vivants ou morts. Je pense que c’est le genre de moments en vidéo qui doivent ajouter quelques pièces au puzzle.
C’est extraordinaire. Quand on se confronte à la question de la représentation de la mort, c’est difficile de tricher, ça se sent tout de suite. Jeffrey photographie la mort… Il n’y a pas que la mort, il y a bien d’autres sujets mais la mort est quand même un sujet exemplaire… A aucun moment, moi qui suis en position de regarder son travail, ses rushes des vidéos qu’il a tournés, à aucun moment je ne me suis senti de trop, gêné. Il y a des images extrêmement dures, des corps accidentés, des autopsies mais je n’ai jamais été dans une situation ou j’aurais été gêné par une forme d’insistance ou par une forme de … limite franchie. A aucun moment je n’ai eu le sentiment d’être dans la transgression, alors qu’il est face à un des sujets les plus brulants. Il y a au contraire une forme d’apaisement comme s’il était à leur coté, de leur coté. Quand on voit comment il photographie les transsexuels, par exemple, il y a une tendresse, une grande quiétude. Cela se ressent dans tout son travail

Il y a ce mélange de profond respect pour son sujet et en même temps, par rapport à la mort, il y a cette manière d’exprimer le scandale et la surprise de l’animé vers l’inanimé. Surtout quand il met en relation la photo d’êtres vivants quasiment comme des photos de famille à côté du corps, je trouve que c’est quelque chose qu’il capte très bien et ou on sent l’interrogation perpétuelle du photographe, de façon intime, oui.
C’est ça, Jeffrey, d’une image à une autre, d’une série à une autre, en introduisant dans un cadre, auprès d’un corps, une autre image, une des siennes ou non, travaille là encore sur l’idée de la frontière. Ce sont deux univers qu’il tente de frictionner, il fait de la fiction. Il frictionne 2 images en les superposant et il essaie de faire surgir quelque chose de cette rencontre.Jeffrey travaille sur une série qu’il appelle : les sandwiches. Il prend des négatifs qu’il achète depuis des années sur Internet, des images des années 50, 60 de la culture bis américaine. Il a des milliers de négatifs. Il utilise ces négatifs avec ses propres négatifs et il associe, il confronte ça. Je l’ai filmé en train de faire ça, de travailler : il tâtonne, il cherche à faire surgir quelque chose de cette rencontre entre deux images, entre un corps et une carte postale, entre une série et une autre. Ce qu’il cherche se situe entre deux images. Entre l’intérieur et l’extérieur. Entre un territoire et un autre. Il y a une série qui s’appelle « Cut paper » où il y photographie des jeunes femmes en utilisant du papier qu’il découpe et il coupe le papier. Quand on voit la morgue, on voit les corps découpés. Il va chercher à l’intérieur. C’est le dedans, le dehors, une image, une autre. Il est sur un entre-deux, sur la frontière.

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Woman who died in her sleep, 1972 Série : « Morgue »

Malgré tout, tu ne crois pas qu’il y a un travail sur la transgression, sur le rapport entre l’interdit et le permis ? C’est une sublimation de la transgression à travers un travail philosophique.
Certainement mais pas au niveau du désir de provoquer. Peut-être que la transgression pour lui c’est la disparition de ses parents, c’est la guerre du Viêtnam. C’est ce qui me trouble, de regarder ses photos en me sentant apaisé et bousculé mais pas sur un registre transgressif au sens de provocation. Evidemment ces images là et celles que je veux montrer dans le film, généralement on ne les montre pas. Et j’ai envie de les montrer, justement parce qu’on ne les montre pas mais qu’elles font partie de notre vie et qu’elles passent par le regard d’un auteur. Ces images ont un sens.

Par rapport à la mort, ça fait parti de ses obsessions. En voyant les photos de Jeffrey Silverthorne, je pensais à la phrase de Mario Bava : « Il y a une seule conclusion à une vie d’homme et c’est la seule chose qui vaille la peine d’y penser. » C’est le fait de vouer son art à son obsession, à sa hantise.
C’est pleinement ça et c’est aussi une photographie de tous les moments, c’est sa vie.

Il se met lui-même en scène. C’est la série Suzanne et les vieillards, pour montrer cette espèce d’effet de générations entre la jeunesse féminine d’un côté et lui en vieillard.
Montrer le corps qui vieillit. Il a beaucoup de références picturales, du coté de Goya, de Rembrandt. Non pas de manière prétentieuse mais c’est une manière de chercher. Il est solitaire, il ne fait pas parti d’un groupe de photographes ni d’un mouvement mais il a toujours été très à l’écoute de ce qui se passait autour de la photographie, dans la peinture passée ou présente. Il est très très attentif à ça et je pense que ça déclenche des choses. Il y a Robert Frank qui fait de la vidéo donc à un moment donné, je pense qu’il se dit : pourquoi pas ? Il aime beaucoup Frederick Wiseman. Il aime beaucoup aussi un film de Jack Smith qui s’appelle Flaming Creature, un film des années 60, un peu underground. Ou Murnau. Il y a des choses comme ça qui déclenche chez lui un désir.

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Self-Portrait with Rachel. A Document of Expectations, 2006 Série : « Susanna and the Elders. Getting Older »

Il a besoin en plus, lui, d’utiliser sans arrêt de nouvelles textures.
Oui. Je pense que chez Jeffrey, il y a in fine une seule image et qu’il cherche cette image là. Mais avec une liberté encore folle, qui fait vraiment plaisir. Il y a tellement de photographes qui sont ennuyeux à force de se répéter. Jeffrey peut passer d’une série à l’autre en se foutant de savoir comment ça va être reçu.

Par rapport à ton film, est-ce que tu pourrais nous parler de la texture esthétique et formelle que tu vas avoir ? Parce que toi tu as une foule de documents formellement disparates. Comment tu vas faire pour leur donner une unité ?
Je prends ce film comme une introduction à l’homme et à son travail. Donc il ne s’agit pas pour moi de montrer ses photographies, même si le film s’appuie sur des séries fortes. Je pense que le meilleur moyen de découvrir ses photos c’est de voir ses livres, c’est d’aller dans des expositions pour voir son travail. Et puis il a une production tellement importante qu’il est vain de vouloir montrer tout son travail et je pense que ce n’est pas l’endroit. La question, c’est tout ce qui se passe avant. Il y a eu une exposition qui s’est montée à Chalon sur Saône, au musée Niepce, avec un conservateur dont la démarche et la personnalité sont formidables, François Cheval, personnage un peu atypique dans le petit monde de la photographie. Je l’ai suivi tout au long de la préparation de l’exposition qu’il allait faire. Et c’est quelqu’un qui met sur la table toutes ses questions, qui bouscule un petit peu Jeffrey sur ses sujets, ses choix. Donc, j’ai ce matériau là. J’ai filmé de très nombreuses séances de prise de vue. Et j’ai fait un long entretien avec lui, de plus d’une heure, une sorte de bilan. Et puis j’ai tout le matériau qu’il m’a confié. Je sais déjà que le film s’articulera entre ces matériaux là et entre les thèmes qui sont la mort, la sexualité et l’intime. Après formellement, j’aime bien le plan séquence. L’idée, à chaque fois, dans ma manière de travailler, c’est que dans un plan il y ait un début, un milieu et que ça retombe. Je veux aller vers une très grande simplicité. Je privilégie un plan séquence au lieu d’un montage de petites idées pour reconstruire une pensée. Je préfère avoir un fragment de pensée mais extrêmement bien amené plutôt qu’un montage, un bout à bout. L’idée c’est vraiment d’avoir des blocs autour de ces questions : la sexualité, la mort et l’intime. Et trouver les meilleurs blocs qui permettent de raconter ça.

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Songs of the Wayfarer, 2013

Tu interviens dans le documentaire ?
Non. La première fois où je le filme, il s’adresse à moi. Et je ne réponds pas. Et il comprend.

Et au niveau de la musique, tu as des idées ?
C’est aussi un intérêt personnel. On aimerait avoir une chanson magnifique de Madrugada. C’est un groupe norvégien mais qui est référencé musique américaine. Mais aussi Will Oldham ou Bill Callahan. C’est un petit peu le répertoire folk américain d’aujourd’hui, qui s’inscrit dans une tradition américaine. C’est aussi une tonalité, c’est aussi chercher des musiques qui rendent compte d’une forme de mélancolie, de quelque chose d’intime.

Qui donne un peu l’allure d’une balade ?
Oui. Dans les images que Jeffrey m’a confiées, il filme beaucoup ses déplacements en voiture. Quand il va à la morgue, à ce moment là, il est à New-York. Et tous les matins, il va à la morgue, très tôt. Il doit passer la journée là-bas. Il prend sa caméra, il filme de New-York à Providence.

T’as une idée de la durée ?
On serait sur du 80mn.

Je sais que t’as les 15h de rush donc je m’étais demandé comment c’était fait le choix.
Pour les images de Jeff, on a 50h de rush. On a tout regardé. Il filme tout. Il y a des choses exceptionnelles. On a du mal à couper dans certaines séquences. Les choix sont très difficiles.

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Missing Poster, Port Authority, NYC, 1991 Série « Missing »

ça ne donne pas des envies d’éditer ses vidéos ?
Pour moi, c’est formidable parce que ce sont des images inédites et qu’elles trouvent leur place dans le film. Après, c’est des images brutes. Comment…

Comment les placer, les monter… ?
ça a sa place dans une galerie… Mais je ne serai pas surpris qu’après le film, on se tourne vers lui pour faire quelque chose de ses images. Tu vas voir, il y a des images exceptionnelles.

Tu ne t’attendais pas du tout à ça.
Ah non. Ça a été une surprise magnifique. On a une séquence qu’on a gardée à peu près : une rencontre avec une prostituée. La séquence doit durer, quoi, 15mn ! Tu as du mal à la couper tellement c’est magnifique.

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Rosa with Lipstick, Papagayo’s, Nuevo Laredo, 1993 Série « Texas – Mexico »

On peut espérer justement, qu’il sortira en salle ?
Oui, on aimerait. Le problème, c’est qu’on montre quand même des images dures. Donc on sait bien que la TV n’est pas susceptible de monter ça. Tant pis, tant mieux. On envisage une sortie en salle.

Comment lui a réagit à l’idée qu’un film sur lui sorte ?
Quant à Jeffrey, la liberté qu’il a dans son travail, il l’accorde aussi aux autres. Il ne se ferme pas et il ne ferme pas non plus le regard qu’on peut porter sur son travail. Jeffrey est aussi enseignant depuis des années. Il fait ça extrêmement bien. Il a été l’élève d’Harry Callahan, grand photographe. Jeffrey enseigne aujourd’hui et il s’investit énormément. Et une des choses qu’il essaie de transmettre à ses élèves, – je l’ai vu enseigner, je l’ai filmé – c’est aussi cette liberté là : allez y ! Sortez, ouvrez la porte. Et c’est une chose que je retiens pour moi.

Il y a un côté aussi : Trouvez-vous pour trouver votre art et trouvez votre art pour vous trouver.Il cherche quelque chose. Et il continue. Il serait là, avec nous, il aurait sorti son appareil photo et il chercherait.

Crédit photos : (c) Jeffrey Silverthorne

Remerciements : Anne Dantec

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