1. Vous avez longtemps travaillé comme metteur en scène pour le théâtre et l’opéra. Est-ce que vous voyez des passerelles entre ce métier et celui de réalisateur au cinéma ?

       En fait, j’ai vraiment dû apprendre à faire du cinéma. J’avais déjà utilisé une caméra quand je faisais mes études d’art mais je me suis ensuite dirigé vers le théâtre. Quand, il y a trois ans, j’ai réalisé mon premier court-métrage, j’ai senti que je revenais à quelque chose que j’avais déjà exploré, qui n’était donc pas foncièrement inconnu. Mais cette caméra, je l’avais utilisée de manière très abstraite. Quand on fait du théâtre, on regarde la scène depuis un endroit – dans le public – dont on ne bouge pas. Le metteur en scène de théâtre quand il travaille s’assoit d’habitude dans la salle et se concentre surtout sur la lumière et la place des acteurs sur la scène. Alors qu’en tant que réalisateur, ce que j’ai trouvé difficile, c’est de deviner depuis quel endroit le public voudrait voir la scène. J’ai dû me demander pourquoi je mettais la caméra à tel endroit plutôt qu’à tel autre, à quel moment je coupais au montage, etc. Ça m’a semblé être une énorme responsabilité… Donc en termes de différences avec le théâtre, j’ai eu à me demander pourquoi j’utilisais la caméra de telle manière. La deuxième différence majeure avec le théâtre, c’est la question du temps : au théâtre, j’étais habitué à avoir beaucoup de temps pour expérimenter des idées de mise en scène et pour les répétitions. Pour The Young Lady, il y a eu dix jours de répétition, dix jours pour travailler avec les acteurs et pour gagner leur confiance. On court toujours après le temps… Nous avons tourné le film en vingt-quatre jours. Tous les jours, nous devions tourner quatre à cinq scènes, il y avait au maximum trois heures de tournage. Dans de telles conditions, impossible de se dire : « Oh, peut-être que j’aurais dû tourner cette séquence différemment ». C’est trop tard. C’est ce qui me semble le plus dur parce qu’au théâtre, la mise en scène mature plus lentement. Souvent je reviens après quelques jours de répétition avec de nouvelles idées.

Copyright Betta Pictures

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2. Votre film est l’adaptation d’un roman de Nicolaï Leskov dans lequel l’héroïne meurt à la fin en se suicidant. Mais dans votre film, Katherine ne meurt pas. Comment expliquer cette différence ?

       Nous avons voulu qu’elle gagne ! On a trouvé qu’il était grand temps que ce personnage féminin trouve l’opportunité de gagner, même si cette victoire est un peu problématique. Je veux croire qu’elle venge toutes ces femmes qui sont mortes par le passé, qu’elles se soient tuées ou pas, toutes ces héroïnes littéraires dont la fin est malheureuse…

3. Dans son adaptation du roman de Leskov, le compositeur Chostakovitch a supprimé l’épisode choquant de la mort du neveu de l’héroïne. Vous, en revanche, vous avez choisi de garder cet épisode et le spectateur assiste au meurtre du petit garçon par Katherine. Pourtant, cette scène est vraiment horrible, pour plusieurs raisons : d’une part le jeune acteur est absolument adorable, d’autre part, le personnage a une confiance absolue en l’héroïne. Comment expliquer ce choix ?

       Nous avons voulu montrer l’horreur de l’infanticide. Nous n’avons rien coupé, nous avons filmé cette séquence en une seule prise. Si on avait coupé, on aurait offert au public une possibilité de soulagement alors qu’en filmant cette séquence en une seule prise, le spectateur n’a pas le choix, il ne peut pas regarder ailleurs. Et j’ai tout à fait conscience que ce passage n’est pas facile à regarder, il ne devrait pas l’être en tout cas. On a donc fait en sorte que cela soit aussi dur que possible.

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4. Pourquoi avez-vous choisi d’intituler le film « The Young Lady » ?

Le titre du roman de Nicolaï Leskov – La Lady Macbeth du district de Mtensk – renvoie au surnom de Katherine dans le livre et nous avons senti qu’il était utile de garder ce sous-titre car il donne une idée de ce dont traite le film. Mais il était aussi très important qu’il n’y ait pas de confusion avec la pièce de Shakespeare.

5. En parlant de Shakespeare, dans la pièce du dramaturge anglais, c’est le personnage de lady Macbeth qui souffre de culpabilité alors que dans votre film, c’est le personnage masculin qui est dévoré par un sentiment de culpabilité très violent. Pensez-vous malgré cela que votre héroïne et que lady Macbeth se ressemblent beaucoup ?

        En effet, chez Shakespeare, lady Macbeth souffre d’insomnie et nous avons trouvé utile de travailler sur le caractère insomniaque de Sebastian, hanté qu’il est par la conscience de ses noires actions. Quant au personnage de Katherine, elle a ceci de commun avec lady Macbeth qu’elle parvient à avancer, qu’elle continue à vivre malgré ses actes meurtriers, même si elle n’y croit pas complètement, même si elle se montre forte et surjoue un peu l’insouciance pour le bien de son histoire d’amour. Cette attitude rappelle celle de lady Macbeth. A part cela, on voulait surtout éviter l’analogie avec la femme fatale, nous voulions que Katherine trempe complètement dans le meurtre, alors que dans un film noir, la femme fatale par exemple ferait en sorte d’organiser un crime sans y être directement mêlée. Là, Katherine est mouillée jusqu’au cou.

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6. Avez-vous vu le film d’Andrzej Wajda qu’il a réalisé en 1961 et qui est inspiré du même roman de Leskov ?

       Non, je ne l’ai pas vu. J’étais persuadé que personne n’avait fait de film sur ce sujet alors qu’en fait c’est le cas, et en plus, il a été tourné par un réalisateur plutôt célèbre ! D’ailleurs, c’est le premier film en couleurs sur le personnage de lady Macbeth, tous les précédents étaient en noir et blanc.

7. D’une certaine manière, The young lady est un film très sobre : peu ou pas de musique, des couleurs très homogènes, une mise en scène anti-spectaculaire… Etait-ce un moyen de contrebalancer l’immense violence du film ou au contraire de la souligner ?

       Le film joue sur le contraste entre un monde extrêmement hostile et une forme de simplicité avec une palette resserrée de couleurs, avec des pièces vides, qui permettent de mettre en évidence des éléments viscéraux : les morsures, les égratignures, le sang, la brutalité, autant de choses qu’on associe à un monde sauvage, non régi par la loi, et dont les couleurs dominantes seraient le rouge, le bleu et le noir, des couleurs vives qui s’opposent à un univers sans vie qui est celui des conventions et des rapports sociaux.

8. Florence Pugh, qui incarne le personnage principal, est une actrice incroyable. Etait-ce une évidence quand vous l’avez rencontrée ?

       Absolument. Dès qu’on l’a vue, on a su que ce serait elle. On avait déjà vu un certain nombre d’actrices mais quand elle est arrivée… ouah, elle était tellement douée ! Elle est jeune et collait au personnage de Katherine en ce qu’elle avait à peu près le même âge. En fait, elle est assez proche de l’héroïne car elle a beaucoup d’esprit, elle a un tempérament assez enflammé. Et puis elle voulait défendre son personnage de l’hostilité des hommes qui l’entouraient, de leur brutalité. C’était naturel chez elle de s’opposer au patriarcat, ce qui s’explique évidemment par le fait qu’elle vit en 2017. Mais une fois qu’on lui a mis un corset, qu’elle a eu à rester assise pendant longtemps, elle a agi de manière très naturelle en s’opposant à ces contraintes et à celles de ce milieu.

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9. Il me semble que ce personnage de Katherine est assez inhabituel déjà parce qu’elle évolue, mais aussi parce qu’elle ne colle complètement ni au rôle de la victime, ni à celui du bourreau, bien qu’elle devienne réellement monstrueuse. Du coup, il est vraiment difficile pour le spectateur d’être en empathie avec elle. Etait-ce voulu ?

       On a pensé que le spectateur était certainement en empathie avec Katherine jusqu’à un certain point car à un moment donné, elle va vraiment trop loin. Et la question pour le public consiste à se demander si on la soutient jusqu’au bout ou si on s’arrête, et on s’est rendu compte que le public était très partagé. Elle a certes besoin d’indépendance mais sa passion ou son obsession vont trop loin – la question étant : est-ce que la fin justifie les moyens ? Et est-ce que le spectateur en ferait autant pour gagner son indépendance ? La plupart d’entre eux répondent « non ». Malgré ses atrocités, on est vraiment tombé amoureux de ce personnage, qui est une battante, et pour ma part, je compatis complètement avec Katherine. C’est un peu comme si elle était sur un chemin, qu’elle avait entamé un voyage, et qu’elle ne parvenait pas à faire demi-tour. Sans compter sa nature impétueuse, le fait qu’elle n’ait pas réellement pensé aux conséquences… bref tout cela correspond bien à l’état dans lequel vous êtes quand vous êtes obsédé ou passionné.

10. Il m’a semblé intéressant de voir à quel point les personnages sont seuls : il n’y a aucune solidarité entre eux, ni entre Katherine et sa servante, ni entre le maitre des lieux et son fils… était-ce aussi le cas dans le roman ou avez-vous accentué cet aspect ?

       Oui, on a légèrement souligné cet aspect. Mais il était surtout important de montrer que Katherine n’est pas la seule à être prise au piège, que tous les personnages le sont en un sens. Alexander par exemple n’est vraiment libre que quand son père meurt.

11. The young lady ne comprend pas de musique ou très peu : vouliez-vous que le film soit très dépouillé ?

       Oui, je le crois. Nous voulions d’abord commencer par nous concentrer sur le jeu des acteurs et sur le montage avant de penser à une quelconque dimension musicale. Nous voulions que les émotions du spectateur naissent des situations. Et puis nous nous sommes rendus compte que nous n’avions tout simplement pas besoin de musique, que l’interprétation des comédiens suffisait pour rendre ce que nous souhaitions.

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12. La plupart des scènes sont tournées en intérieur, et du coup, le spectateur ressent par moments une sensation d’étouffement. Etait-ce seulement pour des raisons de budget que vous n’avez pas tourné beaucoup de scènes en extérieur ou aussi pour rendre cette impression d’enfermement ?

       Nous avons voulu rendre l’enfermement, montrer que l’héroïne est prise au piège et nous avons décidé que nous ne filmerions quasiment aucune scène extérieure dans laquelle Katherine serait présente. Elle est prisonnière de cette maison et c’est pourquoi nous avions à rester entre les murs. Mais la maison était grande et comprenait beaucoup de pièces donc on a constamment cherché à varier les angles. On voulait aussi éviter que le spectateur ait l’impression d’assister à une pièce de théâtre, même s’il existe certains films qui recherchent cet effet comme La corde d’Hitchcock ou la fin de Réservoir dogs de Tarantino.

13. Quels sont vos projets pour la suite ?

       Je vais tourner un film avec Walter Mosley, un romancier américain, c’est l’adaptation d’un récit intitulé The man in my basement, et on travaille tous les deux là-dessus en ce moment. On va voir ce que ça va donner… En gros, c’est l’histoire d’un jeune afro-américain qui vit à Long Island mais qui n’a pas un sou. Il habite une grande maison, dont il a hérité et celle-ci doit rester dans la famille, impossible de l’hypothéquer. Un jour, un vieux type, un blanc, débarque à son travail et lui propose 50000 dollars pour louer la cave pendant cinquante jours. Le jeune homme accepte mais sans se rendre compte que, ce que le vieux type cherche en fait, c’est à être enfermé dans une cage dans la cave pour être puni. Il a été impliqué dans le génocide rwandais, dans l’exploitation de certains pays d’Afrique car il a travaillé avec des compagnies de pétroles occidentales, des diamantaires, etc. Du coup, il ressent l’obligation de payer pour ce qu’il a fait et de faire la paix avec tous les fantômes des gens qu’il a tués. Il se dit qu’il a besoin qu’un mec noir soit son gardien de prison car il sent bien que le monde autour de lui ne le fera pas payer, qu’il est entouré d’hypocrites. D’une certaine manière, il trouve un moyen de se créer sa propre prison. Cette situation donne lieu à des péripéties intéressantes car au fur et à mesure le jeune homme se rend compte de ce que son locataire a fait, le rapport de pouvoir se modifie… Voilà, en deux mots !

Entretien réalisé à Paris le 3 avril 2017

Réalisation et traduction de Sophie Yavari

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