Arthur Dreyfus et Noël Herpe sont tous deux cinéastes et écrivains, ils entretiennent une relation d’amitié depuis de longues années et nourrissent une commune passion pour le théâtre et la mise en scène de l’intime, notamment dans leurs journaux. Le dernier long métrage de Noël Herpe, La Tour de Nesle, est sorti cet été et les salles accueilleront, en décembre, le documentaire Noël et sa mère d’Arthur Dreyfus, portrait d’une relation mère-fils tandis que, côté livres, Herpe a publié en septembre un recueil de ses textes (Les films me regardent, Hémisphère éditions) et Dreyfus, au mois de mars, le Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui (P.O.L). Mais nous nous sommes concentrés sur leur cinéma, ses conditions de production, tout en tentant de dévoiler leur rapport à l’écrit et à l’écran
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Noël Herpe : Arthur a surgi dans ma vie alors qu’il avait dix-neuf ans — et c’était sur une scène, comme par hasard, où nous œuvrions tant bien que mal à un happening foireux. J’ai été sensible, peut-être pas tout à fait d’emblée mais assez vite, à son côté Bon petit diable, tout droit sorti d’une facétie de la Comtesse de Ségur. Sa manière de mettre en scène les autres, en appuyant parfois là où ça fait mal mais toujours avec humour, m’a poussé hors de mes limites : elle m’a amené peu à peu, de performance en pièce et de film en livre, à jouer avec mon propre personnage. Jusque-là, je me prenais terriblement au sérieux et, je dois l’avouer, je n’étais guère créatif.
Arthur Dreyfus : Bac en poche, à Lyon, j’ai utilisé mon admission en hypokhâgne au lycée Henri-IV pour monter à Paris : je ne pensais guère à l’ENS, je voulais faire du cinéma : comme acteur et comme réalisateur. Ce manque de motivation scolaire, la prépa me l’a bien rendu : j’ai été viré après la première année. Quant à mes expériences d’acteur professionnel, elles firent long feu. Mais entretemps, via son colocataire de l’époque, j’avais rencontré Noël qu’on m’avait présenté comme un professeur de cinéma. Ce devait être autour de 2005. Si lui se souvient de mon côté « bon petit diable », je me rappelle pour ma part son côté « gentil ogre » ! Concernant les circonstances de notre rencontre, Noël parle de de « happening foireux », et je dois dire que ce qualificatif foireux a son importance. Car ce que j’ai perçu dans son goût de la mise en scène, bien avant l’envie de choquer, d’offusquer, c’est son goût de jouer à tout prix. Aussi naïf que je fusse, j’avais senti, derrière le masque d’ours mal léché de cet homme aux tropismes « trash » en apparence, une part d’enfance préservée.
Comment est né Noël et sa mère ?
NH : Je peux seulement dire qu’Arthur, tout à trac, m’a exposé son idée (qui m’a intrigué, sans plus) de filmer mon dialogue avec ma mère. Je me demande s’il n’était pas question, à l’époque, de nous filmer aussi dans le quotidien, les courses… J’ai le souvenir d’avoir réagi de manière assez passive, comme si je ne devais être là-dedans qu’un acteur, jouant le rôle qu’on attendait de moi. Il y a un peu de cela, d’ailleurs, dans le film final. Arthur m’a dit un jour que j’enfermais les autres dans leur vérité, et que cela pouvait les mettre mal à l’aise. Il a plutôt tendance à les enfermer dans leurs mensonges, stratégie radicalement différente de la mienne mais qui me convient aussi.
AD : L’idée a surgi comme une évidence. J’avais rencontré Michelle, la mère de Noël, à de nombreuses reprises. Elle était aussi devenue une amie — j’ai toujours prisé les amitiés intergénérationnelles. Et je me suis dit, soudain, qu’il se passait quelque chose de spécial lorsque ce fils et cette mère étaient réunis. (Peut-être comme entre chaque fils et chaque mère ? Comme entre ma mère et moi ?) Mais ces deux-là, je les connaissais bien, ils avaient ce goût du jeu, et le dispositif du film s’est imposé à moi en quelques minutes. Il ne restait plus qu’à le tourner.
Vous êtes tous les deux des artistes protéiformes, à la fois cinéastes, comédiens et écrivains. Arthur, vous avez joué à plusieurs reprises pour Noël, et Noël, pour votre part, vous êtes désormais le « héros » d’un film d’Arthur. Avez-vous déjà écrit ensemble ?
NH : Nous avons (notamment) écrit ensemble un projet de documentaire sur Noël-Noël, immense auteur-acteur des années 1930 à 1950, que nous ne désespérons pas de remettre en lumière. J’ai adoré ce moment où nous allions voir de concert des Adémaï à la BnF, où je faisais découvrir à Arthur Le Père tranquille, écrasant une larme, sous son œil ému, quand le fils retrouve son père à la fin du film… Noël-Noël était un peu la figure, drolatique et descendue de son piédestal, de ce qui nous unit.
AD : Noël m’incite souvent à écrire du théâtre. Puis c’est vrai qu’il y avait ce projet autour de Noël-Noël (sic). Au-delà du corpus un peu désuet, on pourrait dire que Noël m’a transmis un amour du « cinéma d’avant » que je n’ai pas réussi à (ou pas voulu) absorber via mon père. Mais notre manière de collaborer, avec Noël, est peut-être en effet de nous faire jouer l’un l’autre dans nos projets. Comme si mon approche de la création, correspondant peut-être davantage à une norme « institutionnelle », était incompatible avec la notion d’enfance, de raillerie qui s’installe dès que nous réfléchissons à deux avec Noël ?
Arthur, vous jouez dans le dernier film de Noël, La Tour de Nesle, qui est l’adaptation d’une pièce d’Alexandre Dumas, tout comme dans le précédent (Fantasmes et Fantômes, 2017), qui s’inspirait déjà de pièces d’André de Lorde et de Georges Courteline. Sauf erreur de ma part, Noël et sa mère a été tourné sur une scène de théâtre…
NH : Oui, nous partageons une scène. J’aime qu’Arthur m’imite, qu’il me donne en spectacle, qu’il fasse de moi une marionnette dont je suis le premier à me moquer. Même si je lui reproche parfois, qu’il s’agisse de son film ou de ses livres, de me réduire à des caricatures, j’y trouve un certain compte : un plaisir vaguement masochiste à être dépouillé de mes prétentions, à n’être plus qu’un enfant mû par ses impatiences. Notre amitié s’est déclinée sous le signe de Jules Renard, de Sacha Guitry, auteurs qui placent au-dessus de tout l’esprit de caricature et l’esprit d’enfance.
Quand je fais moi-même des films tirés de pièces de théâtre, je convie tout naturellement Arthur, non pas en tant qu’acteur professionnel (qu’il n’est pas, et je n’en suis pas un non plus), mais parce qu’il est sensible plus que quiconque à la théâtralité naïve que je revendique. Lui seul est capable, en refoulant ses fous-rires, de s’avancer vers la caméra pour déclamer plein pot de ronflantes tirades sur la Tour de Nesle. Lui seul se souvient qu’en faisant ce film, je rejoue les représentations shakespeariennes de mes neuf ans, données à la vitesse de l’éclair devant un public parental hilare.
AD : Rien à ajouter : naïveté, caricature, enfance, représentations, ce sont les mots que j’aurais employés. Notons tout de même que je ne confonds pas caricature et dénigrement. Je ne cherche pas à dénaturer celles et ceux que je filme. Peut-être à isoler chez eux une idée (légèrement) préconçue, dont découle d’ailleurs mon affection. On en revient au poncif du « portrait toujours autoportrait » : à ce titre, on pourrait dire que j’aime voir chez Noël un maître en colère, une figure d’autorité amusante à faire vaciller. Ce qui, au passage, s’avère un thème caractéristique du théâtre que vous évoquez. Pour finir, c’est à Noël que je dois de réfuter farouchement l’expression péjorative de « théâtre filmé ». Tout ce qui est film est film. L’image est image.
Noël et sa mère, d’une certaine manière, c’est l’histoire d’une entente impossible entre un fils et sa mère, et pourtant symbiotique.
NH : Le rapport à la mère s’y affirme, plus que jamais, comme un lien dont on a besoin et qui vous étouffe. Ce qui me fait redevenir, régulièrement, le fils à ma mère, l’enfant dans ses jupes, est aussi ce qui me détruit. D’où le caractère passionnel, épidermique, injuste et orageux de nos relations.
C’est un thème qu’explorent également les livres d’Arthur, et je vois dans son film, autant qu’un portrait du couple que je forme(rais ?) avec ma mère, une projection de ses obsessions.
Pour ma part, derrière cette scène dont on ne sort pas, je vois un autre motif, plus secret, plus ancien, et dont les évocations furtives me touchent singulièrement : la trinité tordue formée avec le père.
AD : C’est vrai. Au départ, je pensais peindre le portrait d’une mère et d’un fils, or petit à petit le fantôme du père défunt s’est manifesté, jusqu’à devenir le troisième personnage de cette histoire. Et si je n’ai pas connu Henri Herpe, je dois avouer que ses messages d’outre-tombe, sa voix que Noël avait sauvegardée sur des cassettes de répondeur, m’a énormément ému. Maintenant, la relation impossible entre un fils (homosexuel) et sa mère, demeure sans doute le cœur de mon film — et la raison secrète qui m’a donné envie de le faire. La psychanalyse parle de « scène primitive » (un livre de Noël porte ce titre : Mes scènes primitives), et j’ai eu envie de capter, au-delà des mots, cet invisible qui ne se dit pas, mais qui conditionne un lien. Mélange de trop près et de trop loin. Matérialité d’une promesse intenable. Drame sans issue.
Noël, votre dernier film, (La Tour de Nesle) est une adaptation de Dumas où l’horreur et l’excès sont légion. La reine Marguerite de Bourgogne y fait figure de mante religieuse, de mère incestueuse et assassine ; et pourtant, en tant qu’interprète du film et cinéaste, on vous sent fasciné par ce personnage. Y verriez-vous un lien avec votre propre mère ?
À vingt-cinq ans, je montais La Reine morte (dont le titre est déjà tout un programme). Dans Au téléphone (deuxième volet de mon film à sketches Fantasmes et Fantômes), je faisais mourir symboliquement ma mère, dans le rôle d’une vieille servante que terrorise une menace diffuse. Il reste, dans La Tour de Nesle, quelques cailloux blancs de ce psychodrame, puisque c’est encore à ma mère (bizarre bizarre) que j’ai demandé de pousser les cris d’orgie qu’on entend dans la coulisse.
Mais sur cette nouvelle scène, la polarité s’inverse. Marguerite est une mère phallique dans la plus prestigieuse acception du terme, dans la tradition (que j’adore) des Marie Bell et autres Maria Casarès de naguère : d’autant plus sublime que monstrueuse, d’autant plus puissante que fantôme. Elle détient un pouvoir qui n’est jamais montré, mais qui fait trembler sous leur texte tous les hommes autour d’elle. Y compris Buridan, que j’ai voulu jouer (peut-être, pour le coup, contre le texte) amoureux de ce sublime et de cette femme impossible. Le moment où il s’agenouille in extremis face à elle, dans une sorte d’effusion mystique, est pour moi le plus bouleversant du film. Il y a sans doute là, en effet, une manière de transcender le lien perdu avec ma mère.
AD : J’ignorais que ta mère poussait les cris d’orgie dans ton film ! Cela m’amuse et aussi m’impressionne, que tu ne renonces jamais à utiliser l’art pour épurer tes abcès. Cette foi dans l’œuvre, dans le pouvoir secret de l’œuvre, m’apparaît cruciale. Pour revenir à la question de Pierre-Julien, je pense que les projets les plus forts viennent toujours chatouiller une zone sensible, épidermique. Mais ce sont aussi les plus coûteux en énergie morale, le combat est sans merci.
Votre premier film marquant ?
NH : Il était une fois dans l’Ouest. Le premier film, je crois, que j’aie pu supporter de voir en entier. Pour autant, l’image de l’enfant livré aux ogres (qui ornait, de surcroît, la couverture du disque d’Ennio Morricone) s’est fixée d’une façon terrible dans ma mémoire.
AD : Je reviens toujours à la comédie pour enfants américaine Denis la malice (Nick Castle, 1993), découverte autour de sept ans, et qui avait produit sur moi l’effet d’une bombe. Le film dépeint le portrait d’un angelot blond, qui sous ses airs de petit ange, se révèle une machine à conneries et à catastrophes. Il va en particulier supplicier son pauvre voisin retraité campé par Walter Matthau, génial acteur de Billy Wilder notamment, qui atteint dans ce film au génie burlesque. Comme par hasard, il y porte une épaisse moustache — la même que mon père. Ma mère répète souvent que j’étais l’enfant parfait jusqu’à mes sept ans, et qu’alors elle a eu le malheur de me montrer ce film. Malheur aussi pour Noël, donc !
Noël, vous expliquez dans le documentaire que votre premier contact avec le cinéma vous a effrayé et, paradoxalement, vous êtes devenu historien du cinéma. Comment l’expliquez-vous ?
NH : L’image en mouvement a été perçue par moi, dès le départ, comme le lieu d’un arrière-monde menaçant et susceptible de m’envahir. Un monde qu’il me fallait tenir à distance, probablement, par l’analyse et par la distance temporelle. Cela m’a permis, toute ma vie, de tourner autour de ce qu’il fallait éviter. Quitte, en devenant réalisateur sur le tard, à me rapprocher de plus en plus de ce foyer brûlant et maudit.
AD : À rebours de mes rêves de jeunesse, la fiction ne m’intéresse plus en tant que réalisateur. Trouver une table qui fasse table, un salon qui fasse salon, une forêt qui fasse forêt, un acteur qui joue à l’amour, une actrice qui joue à la trahison, etc. Je me demande spontanément : pourquoi se donner tant de mal !? Alors qu’en face de moi la vie regorge de folies, d’étrangeté, de vraies tables et de vraies forêts… Bon, bien sûr, je consomme de la fiction comme spectateur — mais lorsque je me saisis d’une caméra, j’ai envie de capter le réel. Le simple fait de poser un fils à côté de sa mère et de les observer, réserve davantage de dramaturgie que tout Titanic !
Pourriez-vous nous dire quelques mots au sujet de l’actrice Gaby Morlay ?
NH : L’anti-Marguerite de Bourgogne. Ma mère sublimée, quand j’avais quinze ans, sous le signe du Voile bleu et d’une gentillesse iconique. Cela me paraît, aujourd’hui, un peu dérisoire.
Ce qui me touche encore chez Gaby Morlay, c’est sa folie, sa fragilité, son jeu fébrile et champagnisé. Un côté « pas vraiment actrice », et terrorisée par le fait de se retrouver là, qui comble mon refus des fictions adultes.
AD : Depuis que je connais Noël, il me parle de Gaby Morlay. Son chat s’appelle Gaby. À tel point que ce nom est devenu pour moi l’objet d’un running gag, qu’il s’est en quelque sorte détaché de l’actrice qui le porte. Mais c’est significatif que Noël, ado, se choisisse pour icône une femme du passé, et non France Gall. Comme si un jeune d’aujourd’hui s’éprenait de Micheline Presle plutôt que d’Aya Nakamura !
Noël et sa mère est une expérience cinématographique assez bouleversante, car il aborde plusieurs questions universelles : celle des origines, du désir de ses parents, de la scène primitive, de la nostalgie d’une innocence perdue. Sa vision n’est pas sans remuer ; des spectatrices ou des spectateurs vous ont-ils fait part de leurs réactions ?
NH : J’ai l’impression que se dessinent assez nettement deux camps : les pro-Michelle et les pro-Noël. Comme si le film se résumait à une guerre « fils contre mère » ou « homme contre femme » assez stérile. Il est vrai que je peux partir en guerre, en petit Don Quichotte que je suis, contre une antienne victimaire qui tend un peu trop (et cela ne date pas d’hier !) à charger la gent masculine de tous les malheurs de l’humanité.
Mais ma critique de la mauvaise foi maternelle n’est pas une position idéologique, ou dogmatique. J’essaie plutôt, obscurément, de restaurer cette trinité dont je parlais : ce qui a pu unir cette mère, ce père et cet enfant en deçà de toute déchirure. C’est l’histoire du baiser donné aux parents, l’un après l’autre, dans la voiture. De tels détails, pour moi, font de Noël et sa mère un film quasiment impossible à regarder.
AD : Cela me semble normal que Noël ne puisse pas revoir ce film. C’est trop intime, trop « près » ; et moi-même j’aurais du mal à le revoir s’il s’agissait de ma propre histoire. Maintenant, je trouve cela formidable que des « camps » se forment dans la salle après chaque projection : ceux pour le fils, ceux pour la mère. Cela signifie que l’histoire est vécue dans sa matérialité brute, que tout cela dégage du réel, ce qui est essentiel pour moi. Enfin, je me souviens après chaque projection qu’on ne regarde une œuvre qu’à travers sa subjectivité. C’est passionnant d’entendre mes spectateurs me parler de cette mère et de ce fils qu’ils ne connaissent pas, qu’ils incriminent ou défendent. Car ils me parlent d’eux.
Quels ont été vos budgets de production ?
NH : En ce qui concerne La Tour de Nesle, une tournée de conférences sur Henri-Georges Clouzot m’a permis de réunir l’argent nécessaire à la préparation et au tournage. Après quoi, j’ai puisé dans mes réserves. J’ai donc dû injecter dans le film une trentaine de milliers d’euros, tel un Bernard Palissy prêt à brûler ses meubles pour obtenir le résultat dont il rêve. Je sais qu’en disant cela, je m’attire la condescendance amusée des « professionnels de la profession », qui ne jurent que par le plan de financement, le pré-achat par une chaîne, le casting d’acteurs bankable… Qu’ils sourient. J’assume fièrement mon amateurisme (au sens le plus large du terme : faire ce qu’on aime, et rien que ce qu’on aime) et mon anachronisme.
AD : J’ai commencé à tourner seul, grâce à l’aide de ma productrice Carole Chassaing, qui m’a prêté du matériel et un local, et en payant aussi de ma poche les premiers frais, notamment le champagne pour revigorer Noël sur le tournage — et cet immense drap noir qui nous sert d’unique décor. Par la suite, j’ai eu la chance d’obtenir l’Aide au Développement Renforcé du CNC, une bourse qui soutient les projets documentaires innovants dans leur forme. C’est avec cet argent que nous avons pu fabriquer et monter le film. Et le montage fut long, puisqu’il fallut transformer en un récit naturel et fluide trente heures de rushes visuellement identiques. C’est-à-dire écrire ce récit comme un livre plutôt qu’un film — en nous fondant d’abord sur la parole. Pour cela je dois beaucoup à mon monteur Cédric Le Floc’h, à sa sensibilité rare.
Noël, êtes-vous passé par le CNC ? Comment a été produit votre film ?
NH : Une ou deux des premières versions de ma Tour de Nesle (écrites avec David H. Pickering) ont été soumises à ce guichet, mais l’ « adaptation théâtrale », de nos jours, est devenue un gros mot. Le côté très littéraire, le jeu avec l’Histoire ne correspondent pas à l’horizon d’attente des commissions — qui veulent du sociétal et du désir de cinéma, sans savoir trop, au juste, ce que recouvre cette injonction magique.
Je pourrais parler longuement, aussi, de ma vaine recherche de producteurs, les uns m’objectant qu’il fallait absolument gommer le thème de l’inceste, les autres qu’il était hors de question que je joue dans un film que je prétendais mettre en scène (il convenait de choisir un nom qui puisse lever des fonds). J’ai donc fait ce film sans autre producteur que moi-même, et il n’a trouvé qu’après coup son distributeur et son diffuseur.
AD : C’est sûr que la manière camp de s’approprier le répertoire, et ce goût revendiqué de « l’amateurisme » chez Noël peuvent faire peur à des producteurs… Mais c’est aussi ce côté donquichottesque que j’admire chez lui. Quant à moi, je me choisis volontairement des projets très basiques dans leur forme, que je peux presque tourner seul, afin de passer à l’action le plus tôt possible. Il y a un feu comparable à la passion quand l’idée d’un projet naît, et si l’on attend deux ans, ce feu s’éteint. Oui, c’est vraiment ce que j’aime dans le documentaire – la possibilité de sortir dans la rue avec juste une caméra, et de commencer à être « dans son œuvre ». (Ce qui, au passage, s’applique aussi à l’écriture d’un livre.) Voilà pourquoi j’avais commencé à tourner avant la commission du CNC. Mais comme beaucoup de documentaristes, en vérité : l’idée même de devoir écrire le scénario de son documentaire à l’avance est une contradiction dans les termes.
Avec quelles caméras avez-vous tourné ?
NH : Une Sony Alpha 7S2 (HD), qui n’est pas, il s’en faut de beaucoup, la Rolls Royce des caméras.
L’équipement en lumières, lui aussi, se trouvait réduit à un dépouillement franciscain. Cela n’a pas empêché mon chef opérateur Laurent Coltelloni de faire des miracles.
AD : À peu près le même matériel, plus deux mandarines et des tuyaux de papier alu pour orienter la lumière vers les visages… Mais l’étalonnage a été déterminant : c’est fou, ce qu’on peut rattraper par ordinateur. Par des jeux de masques numériques, nous avons composé, quasi dessiné, un noir profond autour des personnages.
Noël, vous avez tourné La Tour de Nesle dans votre appartement et, en quelque sorte, transformé votre salon en studio de tournage, le parant de dessins pour figurer les décors. Faut-il en passer par cette économie de moyens pour tourner en toute liberté ?
NH : Le fait de tourner dans mon « atelier » du XIe arrondissement me permet, à la base, d’économiser des frais de studio. Il me permet de maîtriser tous les stades de la gestation du film, depuis le story board jusqu’au tournage, en passant par les répétitions qui se font sur place. Moins on fait appel à l’argent, moins on multiplie les intervenants, plus l’on a de chance de réaliser un objet conforme à ce qu’on a imaginé. Cela peut sembler paradoxal, mais je suis persuadé que La Tour de Nesle, tourné dans une économie plus confortable, aurait été quelque chose de moins personnel.
Le cinéma, pour moi, est décidément une affaire de famille. Je réunis, dans une Arche de Noé un peu fragile, des amis avec qui je réinvente la fiction au cœur du quotidien. Mes jeunes premiers en collants, à la lumière flageolante d’un candélabre, croisent de vieilles voisines éberluées dans l’escalier de l’immeuble, et c’est très bien comme ça.
AD : Je suis d’accord avec cette idée que moins on a de moyens, plus on est libre. Le défi étant de produire une œuvre fidèle à nos attentes, et qui se tienne artistiquement. Cela exige finalement de transformer les problèmes en solutions.
Quels sont vos points de vue respectifs sur la production cinématographique contemporaine ?
NH : Je préfère ne me pas me faire trop d’ennemis.
AD : Impossible de généraliser ! Mais j’aime cette opposition que proposait Lacan entre « parole pleine » et « parole vide ». Disons, pour filer la métaphore, que je rencontre peu de « parole pleine » au cinéma. Mais en même temps, grâce à l’universalisation du numérique, de nombreux projets alternatifs se développent, et jamais la création cinématographique n’aura été aussi libre. Donc je suis confiant.
Noël, on connaît votre passion pour Éric Rohmer qui, lorsqu’il le fallait, savait toujours tourner avec des équipes très réduites et de très petits budgets. Voyez-vous, de nos jours, des cinéastes du milieu encore capables de réaliser des films dans cette économie-là ?
NH : Le cinéma du milieu, à mes yeux, c’est au contraire un cinéma très soutenu, qui offre les brevets d’auteurisme acceptables par les institutions, et qui jouit d’une liberté surveillée.
Pour faire survivre le vœu de pauvreté (et d’indépendance) d’Éric Rohmer, je ne vois guère qu’un autre vétéran : Alain Cavalier. Mais ce moule-là est cassé, et s’il a d’ailleurs pu perdurer, si longtemps après la Nouvelle Vague, c’est parce que l’intendance suivait.
AD : Cavalier, je ne sais s’il est le seul — mais c’est bien du côté du documentaire que je trouve en effet la plus grande liberté.
Quels sont vos prochains projets cinématographiques ?
NH : Écrire un livre.
AD : Faire le portrait de quelqu’un de rare.
Que vous inspire, à tous deux, le mot “solitude” ?
NH : La liberté.
AD : Un mélange de peur et de délice.
Et celui de “liberté” ?
NH : La solitude.
AD : Un impératif intenable.
(Propos recueillis par écrit en novembre 2021, par Pierre-Julien Marest)
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michelle herpe
J’aurais aimé qu’Arthur parle plus précisément de ses films portraits.
La notion de trio père mère fils me paraît juste.
Quant aux pro-Noël et pro-Michelle, c’est une bonne chose qu’ils existent.