Au début des années 90, suite à la déflagration des premiers films de Spike Lee, les Etats-Unis ont eu Menace II Society et Boyz in The Hood pour relater, avec plus ou moins de réalisme, le quotidien au cœur des ghettos. En France, ce sera La Haine de Mathieu Kassovitz, et dans une moindre mesure Ma 6-T Va crack-er. Le début du nouveau millénaire révèle une autre réalité au public du monde entier de manière fracassante, celle des favelas au Brésil, avec La Cité de Dieu de Fernando Meirelles co-réalisé avec Kátia Lund

Le cinéaste s’est construit dans l’indépendance (il a contribué à fonder les sociétés de productions Olhar Eletrônico et 02 Filmes) et a fait ses armes entre la télévision et la publicité au cours des années 80 et 90. C’est avec son troisième long-métrage qu’il se révèle aux yeux du grand public, dans un contexte où émerge une nouvelle génération de réalisateurs locaux, Walter Salles et le carton de Central do Brasil, en tête. Adaptation du roman homonyme (déjà un best-seller) de Pablo Lins publié en 1997, présenté à Cannes hors-compétition, La Cité de Dieu sera un succès mondial (plus de 30 millions de recettes pour un budget de 3,3) et multipliera les nominations et récompenses. Il raflera notamment les principaux prix aux Grande Prêmio do Cinema Brasileiro (l’équivalent des Oscars) à savoir Meilleur film et meilleur réalisateur.

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Sa popularité et son sacre immédiat, ne vont ni se démentir ni s’estomper dans le temps, comme si le long-métrage se transmettait d’année en année, de génération en génération. En 2015, il apparaît à la huitième place d’une liste établie par la critique brésilienne, répertoriant les meilleurs films de tous les temps. Vingt-deux ans après, son retour en salle et en copie restaurée est l’occasion de jeter un œil neuf sur ses qualités et décortiquer sa postérité.

Dans une favela de Rio de Janeiro, Fusée (Alexandre Rodrigues) est un gamin noir, pauvre, trop fragile pour devenir hors-la-loi, mais assez malin pour ne pas se contenter d’un travail sous-payé. Il grandit dans un environnement violent, mais tente de voir la réalité autrement, avec l’œil d’un artiste. Il rêve de devenir photographe professionnel.

Chronique spontanée et stylisée, La Cité de Dieu véhicule une sensation d’urgence immédiate à l’aide de plans courts et d’une réalisation captant chaque séquence sur le vif. Le tour de force opéré par Fernando Meirelles tient à l’alliage entre sa mise en scène alerte et la fraîcheur de ses interprètes non-professionnels, sa capacité à faire corps avec eux, tout en mettant en perspective son environnement. D’un même mouvement, il révèle et interroge la réalité sociale de ses différents personnages et leurs trajectoires. Sous sa caméra, réalisme et ambition formelle (effets de styles pertinents, transitions de montage audacieuses) trouvent leur point d’équilibre. 

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Cette ligne directrice permet d’homogénéiser des esthétiques et ambiances plurielles, maintenir une cohérence d’ensemble. Il ne s’empêche néanmoins pas de délivrer d’imposants climax (cette scène de fusillade en boîte de nuit qui évoque Collateral avant l’heure) ou d’investir des procédés a priori éloignés de ce type de cinéma, sans trahir sa dramaturgie. C’est ainsi qu’il parvient à transformer ses micro-récits ancrés dans une temporalité précise (les années 60 et 70), en fiction universelle et à dépasser le simple témoignage vidéo.  

Fusée (Buscapé en V.O.) constitue un alter-égo du réalisateur mais aussi un point d’entrée pour le spectateur. À travers son regard, le cinéaste inclut une notion de mise en abyme, d’image dans l’image, voire un effet miroir. Le jeune des favelas qui relate sa réalité au monde extérieur, face au cinéaste, issu d’un milieu plus aisé, qui se plonge entièrement dans cet univers. Outre sa reconnaissance au Brésil et au niveau mondial, le long-métrage a pris une place particulière dans le paysage français. La culture hip-hop hexagonale perpétue sa mémoire depuis plus de vingt ans. De la création d’un média devenu emblématique (Booska-P) à des titres de morceaux d’artistes phares (M.L.C et Manu Le Coq de Niska, Bené de PNL) en passant par de nombreuses citations, il est avec Scarface l’une des références cinématographiques les plus présentes. Le doute n’est pas permis, il occupe une place essentielle pour toute une génération qui continue inlassablement de le transmettre. Une transversalité qui conforte sa pérennité et continue de façonner sa légende. 

Électrique et romanesque, La Cité de Dieu n’a rien perdu de son pouvoir de sidération. Il demeure plus de deux décennies après sa sortie le meilleur film de Fernando Meirelles, même si l’on apprécie The Constant Gardener et surtout le mésestimé Blindness. Cette ressortie permet de retrouver le choc initial sur grand-écran et permet à un nouveau public de le redécouvrir. 

Reprise en salle à partir du 11 décembre. 

De passage à Lyon afin de présenter cette nouvelle copie en avant-première lors de la dernière édition du Festival Lumière, Fernando Meirelles nous a accordé un entretien autour de ce film culte.

Comment avez-vous découvert le roman de Paulo Lins à l’origine de La Cité de Dieu ? 

Au départ, j’avais rencontré son éditeur brésilien afin d’acheter les droits de Blindness de José Saramago. J’avais tourné des publicités pendant vingt ans au Brésil avec un certain succès. J’ai appris la grammaire cinématographique en travaillant sur ces spots. Quand j’en ai eu assez, je me suis dit que le moment était venu de réaliser un film. C’est à ce moment-là que j’ai découvert Blindness. Comme Saramago ne voulait pas vendre les droits, l’éditeur m’a conseillé La Cité de Dieu, qui était un best-seller. Le livre m’a touché parce qu’il parlait d’une partie du Brésil dont je ne savais rien et qu’on ne montrait jamais à la télévision. Il avait été écrit par un homme qui venait de ce milieu, il racontait des histoires qu’il avait vécues durant sa vie. Il voyait tous les jours ses personnages passer devant sa fenêtre, il s’arrêtait pour discuter avec eux et retranscrire leurs expériences. C’est comme ça que le livre a été écrit, comme une compilation de quarante ou cinquante petites histoires, chacune de deux ou trois pages. Cet amoncellement permet de comprendre ce lieu que l’auteur m’a d’ailleurs invité à visiter. Le défi était ensuite d’élaborer un scénario. Si j’avais tourné le récit tel quel, le film aurait ressemblé à un festival de courts métrages (rires). Il me fallait donc trouver le moyen de relier ces chapitres en un tout cohérent.

Le film dure à peine plus de deux heures, ce qui est assez court pour ce type de projet. Etait-il primordial de condenser sa narration dans le temps ? 

Oui, car la force du livre réside dans la multiplication des portraits. En accord avec Paulo Lins, le choix du narrateur en voix-off a été ma première décision. Ce dispositif permet de faire du personnage principal, Fusée (Buscapé en V.O., ndlr), le miroir de l’auteur lui-même. Dans la première version du scénario, nous voyions Lins dans les favelas en train d’écrire son histoire. Ce n’était pas très cinématographique, nous avons décidé d’en faire un photographe, c’est plus visuel. De plus, la voix-off était plus littéraire, plus soutenue, alors qu’avec Fusée, on parle le portugais de la rue. 

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Fusée cherche à capter le réel à travers ses photos, mais crée ainsi des légendes. C’est aussi ce que vous faites dans le film. Il y a donc un peu de vous dans ce personnage ? 

(Rires) Oui, évidemment j’ai essayé d’incorporer un peu de moi-même. Mais nous sommes différents, moi je viens de Sao Paulo. Pour plus d’authenticité, je voulais engager des acteurs non professionnels, des locaux, les filmer dans les vrais lieux. Je ne leur ai jamais donné de script, on tournait les scènes en deux temps. Je leur expliquais tout le déroulé comme c’était écrit, puis je les laissais improviser pendant quinze minutes, et enfin nous tournions. Là, on affinait, on peaufinait, je leur suggérais certaines répliques, rien de plus. En coupant certains morceaux, en les mêlant à d’autres, nous avions la scène. On a fini par tourner 40 % de ce qui était écrit et 60 % d’improvisation. Ils n’avaient pas besoin de retenir des dialogues, c’était plus naturel. Mais ça prend du temps. Nous n’avions pas de découpage non plus. On tournait toutes les séquences d’un bloc, puis on changeait d’axe de caméra et on retournait tout depuis le début. Nous filmions parfois dix fois la même chose avec un cadre différent, et ils jouaient différemment à chaque fois. Si vous faites attention, le film doit avoir 300 faux raccords. Une prise, l’acteur était assis, la suivante il se relevait. Mais mis bout à bout, je pense que ça fonctionne. Même le chef opérateur n’avait pas d’équipement, c’était de la lumière naturelle. Pendant les répétitions, on filmait à la VHS, on pouvait visionner tout de suite. Les acteurs avaient toujours un cameraman juste à côté d’eux. 

C’était une expérience complètement différente de votre travail dans la pub. 

Rien à voir ! Mais ça n’a pas empêché une partie de la critique de reprocher au film une facture publicitaire. Ce qui est faux ! Rien de ce que je tournais, les lieux, les acteurs, même la manière de filmer, n’aurait été accepté dans une pub. Tous mes clients l’auraient rejeté. 

Est-ce que vous aviez des limites sur la représentation de la violence à l’écran ?  

Dès le départ, je ne voulais pas montrer la violence sous une représentation « américaine ». Du sang qui gicle, ou la caméra qui filme les flingues. On voit des gens mourir, mais on ne rend pas ça graphique. À chaque fois que je montre quelqu’un se faire tuer, j’essaie de faire en sorte que ce soit élégant, de le cacher un peu. Quand Manu le coq meurt, il disparaît du cadre. On voit un peu de sang, mais uniquement lorsque je n’avais pas le choix. Je voulais m’écarter de la pornographie de la violence comme on en voit beaucoup aujourd’hui à la télé, notamment dans les séries. 

Quel regard portez-vous sur le film après toutes ces années ?  Comment vivez-vous le fait de pouvoir le présenter à un public qui ne l’a peut-être jamais vu en salle ? 

J’avais pour projet de modifier le film à l’occasion de la restauration. Je l’ai revu il y a quelques jours pour la première fois en 22 ans et je crois que je ne vais rien changer. Je voulais le ressortir en director’s cut pour des raisons de marketing, mais en le revoyant, c’est impossible. C’est déjà le director’s cut ! Je l’ai financé moi-même, j’ai eu un contrôle total. Deux ou trois semaines avant le début du tournage, Miramax s’était retiré, mais j’avais déjà investi de l’argent. Soit je continuais à payer, soit je faisais des coupes et j’abandonnais le projet. J’avais déjà passé trop de temps dessus, alors j’ai décidé de mettre la main à la poche. En fin de compte, cette version restaurée est exactement la même que celle sortie en salle, l’image est juste meilleure. On a gardé le même grain, retravaillé la qualité prise par prise. Comme nous n’avions plus aucun timecode, donc ça a été fastidieux. 

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En France, La Cité de Dieu est l’un des films les plus cités par les rappeurs français, comment l’expliquez-vous ? 

Je n’explique pas pourquoi cette connexion est si forte, si universelle… Peut-être que certaines personnes se reconnaissent dans les personnages ? L’histoire se passe à Rio mais on ne voit pas vraiment la ville, éventuellement à la fin, lorsque Fusée livre des journaux, on peut voir le Corcovado et un Rio iconique. Mais c’est le seul moment.  

La Cité de Dieu s’est imposé comme l’un des films brésiliens les plus vus à l’international. Comment avez-vous vécu ce succès ? 

C’était un coup de chance, rien n’était prémédité. Il y avait tout pour que ce soit un flop. Acteurs inconnus, réalisateur inconnu, « le sujet » (en français), l’environnement, pas de financement… Si je cherchais l’échec, je ne pouvais pas proposer mieux (rires). C’est un peu inexplicable. J’imagine que le film est plutôt bien fait.

Après La Cité de Dieu, vous avez travaillé sur beaucoup de coproductions européennes, vous n’avez jamais eu de production américaine, c’était une volonté ? 

J’ai des amis en Grande-Bretagne, donc j’ai eu beaucoup de financements anglais. Blindness était une production canadienne, brésilienne et japonaise. J’ai tourné en France également, à Paris, un film très mauvais qui s’appelle 360. J’ai tourné aux USA pour la première fois sur une série, il y a deux ans, Sugar pour Apple. C’était un énorme projet avec beaucoup de logistique. J’ai aussi tourné un épisode d’une autre série qui s’appelle The Sympathiser pour HBO. C’est fou la manière dont les Américains dépensent l’argent !

Quand vous avez enfin pu adapter Blindness, qu’est-ce que cela a représenté pour vous ? 

C’est une coïncidence qu’aujourd’hui encore,  je ne m’explique pas. Je sortais de la promotion de The Constant Gardener qui avait été très dure. Les Américains avaient organisé une tournée dans le pays, pendant 27 jours à travers les villes. Une projection tous les soirs, des interviews tous les matins, des dîners avec les distributeurs, avant de prendre l’avion pour une nouvelle ville et ainsi de suite. Je ne dormais quasiment pas, j’ai perdu 7kg, j’étais épuisé, déprimé. J’avais alors décidé de ne plus jamais faire de film. Et c’est là qu’un producteur canadien m’appelle pour me proposer une adaptation de Blindness, dont il avait obtenu les droits. Il ne savait même pas que j’avais cette envie depuis des années. 

Propos recueillis le 18 octobre 2024 à Lyon. Merci à la Fernando Meirelles ainsi qu’à Alexis Rubinowicz qui ont rendu possible cet entretien.

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