Hallucinations Collectives – Entretien avec Lucile Hadzihalilovic

Venue présenter son troisième long-métrage Earwig en séance de clôture de la 15ème édition des Hallucinations Collectives, Lucile Hadzihalilovic nous a accordé un entretien. Nous avons pu discuter avec elle autour de sa dernière réalisation (chronique à retrouver dans notre première partie de compte-rendu), attendue sur les écrans français à l’Automne.

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Comment-avez vous découvert le roman de Brian Catling que vous adaptez trois ans après sa parution en 2019 ?

Mon co-scénariste Geoff Cox, qui est un ami de Brian Catling avait pu lire son roman avant sa publication. Il s’est dit « mais c’est pour Lucile ! » et c’est ainsi que ce livre est arrivé jusqu’à moi. Je l’ai trouvé incroyable, il contenait à la fois des choses qui m’étaient très familières et d’autres qui ne l’étaient pas du tout. J’ai aimé ce mélange, c’est ce qui m’a donné envie de faire le film, je n’aurais pas tout inventé seule.

Dans quelle mesure le fait de travailler sur une adaptation et se confronter à l’imaginaire d’un autre, modifie votre manière de travailler, tant sur le plan de l’écriture que de la mise en scène ?

J’ai pas l’impression que cela modifie tellement ma façon de penser le film, en revanche cela donne des certitudes de départ pour l’écriture. J’avais lu quelque chose de fort et de passionnant, cependant en l’adaptant, nous avions vocation à le dénaturer, le trahir, peut-être l’appauvrir ou l’abîmer aussi. Paradoxalement, je ne m’en suis pas inquiétée, ces certitudes m’ont donné une force qui m’a évitée d’être prise par le doute, elles m’ont inspirée et aidée. Nous pouvions avoir peur à l’idée d’adapter le roman d’un écrivain toujours vivant, mais il nous a rassuré et s’est même montré très généreux. Il ne voulait rien savoir de ce que nous allions faire, lorsque je lui ai dit que j’allais possiblement le trahir, il m’a répondu : « j’espère bien ! ». Nous nous sommes sentis vraiment libres.

Quelle fut sa réaction lorsqu’il a découvert le film ?

Il m’a dit « ce n’est pas une trahison c’est une transmutation ». Brian est à la base un artiste plasticien, je pense qu’il entretient un rapport assez libre avec ce qu’il fait et comprend parfaitement le processus de création. Il savait qu’il nous fallait une forme de liberté et je crois qu’il espérait que le film ne soit pas une réplique de son livre en moins bien, ce qui aurait été dommage. Il tenait à ce qu’il s’agisse de deux œuvres différentes. Ceux qui ont lu ou liront le film pourront être déçus, mais lui était heureux.

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Wild Bunch International 2022

En comparaison à Innocence et Évolution, qui optaient l’un et l’autre pour une temporalité linéaire, Earwig se fait plus complexe sur ce point et nous pousse à nous interroger sur son déroulé, sa chronologie. Était-ce un choix volontaire ?

Oui. Cet aspect vient du livre mais il est encore plus poussé dans le film car nous avons fait le choix d’ellipses. Le roman est très riche, à défaut d’explications, il contient des flashbacks beaucoup plus longs et davantage d’informations sur les personnages. En l’adaptant, nous avions envie de raconter ce récit comme un rêve ou plutôt un cauchemar. Nous voulions aller pleinement dans cette idée d’un homme perdu dans ses souvenirs, entre ce qui vrai et ce qui ne l’est pas.

Une deuxième histoire vient se superposer en cours de film et complexifier la narration…

Oui, une seconde histoire qui est comme une sorte de réalité : le personnage va boire dans un bar, il rencontre un mec qui l’embrouille, ça dérape, il flash un peu sur la serveuse… On peut le dire très banalement comme ça et en même temps il y a quelque chose d’autre. Elle lui rappelle sa femme, ça c’est pour le niveau de lecture normal et basique mais comme c’est vu à travers le prisme de quelqu’un qui aux prises à une histoire de folie et de hantise, pour moi il était possible de jouer avec ça. Je pouvais casser la temporalité, sortir de la linéarité. Dans livre, il n’y avait pas de répétition de la même scène, nous avons trouvé cela en écrivant le scénario. En tant que scénaristes, nous nous sommes pris à notre propre jeu et l’écriture est devenue ludique !

Autre évolution par rapport à vos deux précédents longs-métrage, la production design ici beaucoup plus épurée. Dès les premières scènes, nous découvrons plusieurs de pièces où il n’y a rien du tout, ça renforce implicitement le sentiment de claustrophobie…

À vrai dire, le côté vide et ultra minimal, je trouve qu’il commençait sur Évolution. De fait, parce que nous étions dit à l’époque que ces femmes un peu étranges, n’avaient pas d’objets ou de meubles et qu’en tournant sur une île, nous ne pouvions pas amener trop de choses (rires) ! Sur Earwig, j’ai eu l’impression que cela accentuait la dimension mentale du film, ce vide génère des espaces mentaux en plus d’être effectivement angoissant, oppressant et anormal, sans que cela ne soit a proprement parler quelque chose de particulièrement bizarre. Bien sûr que le film contient des bizarreries telles que l’appareil de la petite ou ses dents, mais le vide contribue à créer une forme d’abstraction. De même que l’époque et le lieu ne sont pas clairement définis, dehors, les rues et les décors sont également vides, sauf lorsque tout d’un coup il y a quelqu’un dans un café. C’est presque le réel, mais en fait non.

Le film nous habitue tellement à une certaine obscurité qu’il se transforme en expérience et nous amène à partager la même perception que ses personnages. Le découvrir en salle renforce ce sentiment et la désorientation qui en découle.

Je n’ai pas pensé ce choc là en tant que tel. Il s’agit d’une dimension qui vient du livre, où ils vivent dans un appartement aux volets fermés, que nous avons voulu garder. Cependant, c’était l’un des défis, qu’il y ait une sorte de pénombre alors même qu’il faut que nous voyons, et idéalement que nous ayons une perception du jour et de la nuit malgré tout. Il existe également une dimension gothique, bien que nous ne soyons pas dans une histoire de vampires, nous présentons des créatures de l’obscurité, qui ont besoin d’être dans l’ombre, en tout cas Albert. Il a besoin de rester caché, quelque chose qu’il n’arrive pas à résoudre le contraint à rester à l’écart.

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Wild Bunch International 2022

Même s’il n’y a pas de vrais marqueurs temporels à l’intérieur du film, le synopsis évoque une période qui est encore hantée par la guerre…

C’est justement ce que dit l’homme dans le bar. Le rapport à la guerre était beaucoup plus développé dans le livre, nous pensions que cela ferait trop de choses en un seul film. Il nous fallait trancher dans nos priorités entre l’histoire liée à la guerre et celle de cette femme morte qui donnait naissance à un enfant dont on ne sait que peu de choses. Nous avions beaucoup à raconter, la partie relative à la guerre est très forte dans le roman et risquait d’écraser la partie concernant la femme et l’enfance, qui était précisément ce qui m’intéressait le plus dans le livre. Nous avons inclus la guerre en arrière-plan afin de donner l’idée d’une catastrophe, d’un traumatisme omniprésent transformant alors cet appartement en refuge.

Pouvez-vous revenir sur le titre, qui pourrait se traduire littéralement par « perce-oreille » ?

C’était le titre du roman, il signifie effectivement ça mais aussi dans un argot anglais un peu vieillot cela décrit celui qui écoute aux portes. Cet aspect est beaucoup plus explicité en roman car il s’agit d’un surnom donné au personnage principal. Nous n’avons pas traduit le titre, en anglais Earwig a quelque chose de mystérieux, ramené en français c’est tout de suite un peu lourd. Nous avons cherché une alternative mais nous n’avons rien trouvé de mieux.

Vous aviez travaillé avec Benoit Debie comme chef opérateur sur Innocence, Manu Dacosse sur Évolution, vous faîtes ici appel à Jonathan Ricquebourg, qui a notamment œuvré sur Shéhérazade ou La Mort de Louis XIV ? Était-ce une volonté personnelle de changer à chaque film ?

Ce n’est pas une volonté à proprement parler, il se trouve que les gens ne sont pas forcément toujours libres. Benoît Debie était très pris lorsque j’ai tourné Évolution et cette fois-ci c’est Manu Dacosse qui n’était pas disponible car il était déjà réquisitionné sur Inexorable de Fabrice du Welz. Le COVID a contrarié nos tournages respectifs, Manu était finalement dispo mais j’avais entre temps engagé Jonathan Ricquebourg. C’est un jeune chef opérateur, il a déjà une filmographie assez incroyable. J’avais vu son travail sur Shéhérazade qui est très différent de ce que je fais mais aussi sur La Mort de Louis XIV ou un film moins connu que j’ai trouvé très intéressant, L’Angle Mort. Je l’ai trouvé très doué et j’étais heureuse de le rencontrer, j’espère donc que la prochaine fois l’un des trois sera disponible.

Vous tournez un film en anglais pour la première fois, dans quelle mesure cela modifie votre travail avec les acteurs ?

Le plus difficile c’est la question concernant les accents. Il y avait l’idée que le récit se déroule quelque part en Europe et en même temps il ne fallait pas que les personnages aient l’air de parler avec un accent étranger, nous cherchions donc un certain équilibre. Je ne voulais pas non plus que cela sonne comme de l’anglais d’Angleterre, afin de rester flou, ne pas laisser d’indice de ce côté-là. Romola Garai avait au départ un accent un peu trop germanique, Paul Hilton a trouvé un équilibre qui sonne un peu européen et pas tout à fait anglais… Nous avons fait attention au vocabulaire, à l’écriture, grâce à Geoff qui est anglophone. Ensuite, lorsque nous avons par exemple au bar un personnage de voyageur étranger, qui est en l’occurrence joué par un acteur belge, nous avons trouvé que son accent n’était pas problématique et qu’il marchait en l’état.

Quelques mots sur la musique, le thème qui ouvre le film est particulièrement hypnotisant, la présence de verres et la création de sons qui en découlent rappelle le glassharmonica qu’utilisait Philippe Sarde pour Le Locataire

En fait il s’agit des Ondes Martenot, le morceau a été joué dessus, c’est aussi un instrument qui évoque le verre. Ce morceau là marchait particulièrement bien, nous avons donc décidé de n’en utiliser qu’un comme un truc obssessif qui revient. Mais il y avait cette idée de chercher des instruments qui se rapprochent du verre, c’est peut-être un peu moins flagrant à l’oreille des nappes Cristal Baschet, qui est l’un des autres instruments utilisés. En tout cas, ce sont des instruments très organiques, qui fonctionnaient parfaitement avec nos idées de départ.

Petit point qui va peut-être relever de l’extrapolation analytique mais concernant le rapport au « verre » sachant que le « vert », était la couleur dominante de vos précédents films et qu’il disparaît quasiment de celui-ci. Avez-vous effectué un « transfert » ?

Je n’y avais pas pensé mais peut-être (rires). Mon inconscient semble vouloir toutes sortes de verts/verres…, Il y aura peut-être des vers à soie la prochaine fois ?

Au moment où nous parlons, le film n’a toujours pas de date de sortie en France.

Le film sera distribué par New Story, il n’a pas encore de date de sortie mais celle-ci devrait se faire pour la rentrée, probablement au mois d’octobre. Plusieurs de leurs films ont connu des sorties retardées, ils ont encore des films en retard en raison de la peur d’une nouvelle fermeture des salles l’hiver dernier. Je pense que cette période sera plus favorable, sinon nous aurions été dans l’après-Cannes avec peu de visibilité. En revanche, le film sort en Juin en Angleterre.

Propos recueillis le 18 Avril à Lyon. Un grand merci au cinéma Comœdia, aux équipes d’Hallucinations Collectives,au journaliste Guillaume Gas de Courte-focale dont sont reprise la majorité des questions ainsi qu’à Lucile Hadzihalilovic.

(photo de Vincent Bergeron)

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A propos de Vincent Nicolet

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