Après avoir quitté l’Italie pendant quarante ans, Roberto Da Rosa (Renato Carpentieri) se retrouve contraint de revenir à Naples suite au décès de sa mère. Devenu non-voyant, il va redécouvrir sa ville natale par le prisme de ses souvenirs émotionnels et sensoriels. Il est accueilli et guidé par son frère, Lorenzo (Andrea Renzi) dont le tempérament et la philosophie de vie sont relativement divergents. Dolly d’oro pour le meilleur premier film, un prix historique en Italie, ainsi que le prix du SNCCI (le Syndicat National des Critiques cinématographiques italiens) de la région Campanie, toujours pour le meilleur premier film, Santa Lucia a été présenté au public du Panthéon dans le cadre du cinéclub L’Italie à travers son cinéma ce samedi 18 novembre, dans l’attente de trouver un distributeur pour une diffusion hexagonale.
Pour son premier Marco Chiappetta s’appuie sur un schéma scénariste du Coming Home, qui a certes maintes fois fait ses preuves dans le passé, mais qui peine parfois à surprendre. Le caractère bien trempé d’un vieil homme non-voyant rappelle par ailleurs Parfum de femmes, Dino Risi, 1974. La visite des lieux emblématiques de la ville, les confrontations entre les deux versions, les failles du passé se révèlent et se réveillent progressivement. Néanmoins, l’émotion accompagne ce trajet lors de nombreuses étapes. Comme ces moments d’intimité entre Robert et sa mère, filmés avec pudeur sans s’appesantir. Ainsi que dans la dernière partie du film où le trouble et les doutes gagnent en puissance. La présence de Renato Carpentieri contribue grandement à cette émotion. Rien que pour cela, nous avons eu envie de nous entretenir avec Marco Chiappetta pour mieux appréhender son travail.
Avant d’aborder Santa Lucia, pouvez-vous nous présenter votre parcours en quelques mots ? Quelles étapes, quelles envies de cinéaste vous ont conduit à la réalisation de votre premier long-métrage ?
Après une licence en Littératures Modernes à Naples, dont une troisième année à la Sorbonne Nouvelle, j’ai, à partir de 2013 réalisé des études cinématographiques à Paris VII. Durant ces deux années de Master, j’ai travaillé sur la thématique de la représentation de la mémoire. Un sujet a été consacré à sa représentation dans le cinéma coréen (Park Chan-wook, Bong Joon Ho…). Un autre s’est dirigé sur le cinéma argentin, Juan José Campanella, en particulier. Durant mes quatre années en France, je ressentais de la nostalgie pour ma ville natale, je me baladais souvent dans Paris en fermant les yeux, comme un aveugle. Dans le noir de ma tête j’imaginais revenir à Naples. Dans mon imagination elle apparaissait désertique, crépusculaire, spectrale. J’ai commencé à me demander ce qui pourrait bien se passer dans la tête d’un non-voyant au moment où il reviendrait dans sa ville après une longue absence. Privé de la vue, il allait revoir ces lieux à travers les autres sens, ses souvenirs et son imagination. Pendant cette période je suis retourné pendant quelques mois à Naples, j’ai rencontré Angelo Curti, un producteur qui me suivait depuis mes 18 ans. Curti a découvert Paolo Sorrentino et produit ses deux premiers films, L’homme en plus (2001) et Les conséquences de l’amour (2004). Il m’a demandé, si, malgré mon jeune âge, j’avais un projet de scénario. Mon idée sur le retour d’un non-voyant dans sa ville natale l’a séduit. Cela m’a encouragé pour me lancer dans l’écriture. En 2016, retour en Italie après la fin de mes études, le projet a pris forme. La recherche de financements est une opération très longue en Italie. Pendant ce temps j’ai réalisé des Making-Of pour des films, pour la Warner Bros et Disney par exemple.
Naples est probablement l’une des villes qui a le plus inspirée les metteurs en scène italiens. Il y a le Naples de Vittorio De Sica, populaire, chaleureux, plein de vie et d’espoir (L’or de Naples. Ieri, Oggi, Domani). Il y a le Naples sous l’emprise de la corruption ; vu par exemple par Francesco Rosi dans Main basse sur la ville (Le manni sulla città, 1963). Votre approche, comme celle de Mario Martone dans Nostalgia (2022) montre la prégnance indélébile de cette cité sur ceux qui ont voulu la quitter : selon vous Naples agit comme un aimant sur ceux qui y ont vécu ?
C’est vrai que Naples a été raconté de toutes les manières. C’est une ville un peu « abusée » du cinéma italien. Je voulais m’appuyer sur ma vision personnelle. Pas le Naples des cartes-postales, ni celui sombre des représentations policières. Donc, je voulais raconter un Naples mélancolique, onirique. La ville dans sa période automnale et pluvieuse, avec ses rues désertées. Cette atmosphère n’a pas été montrée au cinéma. En ce qui concerne la référence à Mario Martone, c’est logique car il est, avec le comédien Toni Servillo et justement mon producteur Angelo Curti, parmi les fondateurs de Teatri Uniti, la société théâtrale et cinématographique qui a produit mon film et aussi ses mêmes premiers films, dont Mort d’un mathématicien napolitain (qui, très curieusement, avait été tourné en août 1991, quand je suis né).
Au niveau des différences, Nostalgia est inspiré d’un roman, ce n’est pas le cas de Santa Lucia, fruit de mon expérience d’exilé et de mon imagination. Mon projet est antérieur au sien, il a été tourné avant, même si mon film est sorti un peu plus tard. On ne peut pas donc évoquer son influence. Martone a une vision viscérale et réaliste de la ville, il a tourné dans le quartier de la Sanità. Un quartier très populaire qui est encore subjugué par la Camorra. Moi, j’ai posé mes valises dans le quartier de Santa Lucia, et aussi dans d’autres coins de la ville plus propices à l’évocation.
Ce Naples tentaculaire est au cœur de la saga d’Elena Ferrante L’amie prodigieuse. Ces romans ont-ils été une source d’inspiration pour vous ?
Elena Ferrante est une grande narratrice de Naples. Comme elle, tous les écrivains et réalisateurs qui parlent de Naples sont confrontés à la relation particulière que l’on peut avoir avec cette ville. Un grand nombre de ces habitants se trouvent obligés de partir pour des raisons sociales, économiques, leur désir de revenir peut être très fort. Personnellement je ne me suis pas inspiré d’Elena Ferrante mais d’un autre écrivain. Un auteur argentin, Jorge Luis Borges. Je l’ai cité dans le film. Il était captivé par la notion de labyrinthe et par la thématique de la mémoire. C’est un de ses recueils de poésies qui m’a inspiré, Ferveur de Buenos Aires, dans lequel il revoit sa ville par l’unique prisme de son imagination, car lui-même était aveugle. Buenos Aires et Naples se ressemblent par ailleurs, comme j’ai pu le constater lors de mon séjour en Argentine.
Dans votre film on découvre Naples sous un jour inhabituel. Des quartiers, des rues rarement vues à l’écran, filmés sous une lumière particulière. D’où les deux questions suivantes : Pouvez-vous nous en dire plus sur le choix des lieux, leur importance ? Et, tout logiquement, sur votre collaboration avec le directeur de la photographie pour les choix esthétiques adoptés ?
Le scénario racontant le retour d’un homme devenu aveugle dans les lieux qu’il a quittés depuis quarante ans, j’ai voulu mettre en images une ville fantasmée. Avec mon chef décorateur, Lino Fiorito, nous avons cherché des endroits qui pouvaient raconter sa mélancolie, son chagrin. On a cherché des endroits où l’on n’avait jamais ou très peu posé ses caméras. Vous avez, tout à l’heure, cité De Sica. Il a créé une iconographie de la ville au cinéma, en s’appuyant sur les quartiers de la Sanità notamment. On a tourné quelques scènes dans le quartier de Santa Lucia, il donne sur la mer, les quais. Il n’apparait que dans les premières scènes. Le reste a été tourné dans des lieux beaucoup moins communs. Par exemple, l’un des labyrinthes de Naples, les escaliers de la Pedamentina qui lient la butte du quartier de Vomero au centre historique. Les conditions de tournage y sont difficiles, le matériel de filmage étant encombrant est lourd. Mais ce lieu raconte beaucoup de choses sur la ville imaginée par les protagonistes. On a également tourné dans la banlieue ouest de la cité, à Bacoli, on a trouvé la Casina Vanvitelliana, une maison très particulière. Le but étant de faire ressortir la spiritualité de la ville. Avec Antonio Grambone, le chef-opérateur, on a voulu priver Naples de sa lumière. Celle qu’on associe habituellement, un peu abusivement à la ville. Contrairement à ce que l’on croit, il pleut beaucoup à Naples, plus que dans certaines villes du nord. La lumière de mon film filtre à travers les nuages, elle est très mélancolique et triste. Le défi était de trouver un équilibre entre l’onirisme et le réalisme. Ne plus savoir ce qui fait partie d’un rêve ou de la réalité dans ce que vivent les protagonistes.
Si les deux frères arrivent à se remémorer les moments qu’ils ont vécus ensemble durant leur jeunesse, leur retranscription diffère le plus souvent. Qu’est-ce qu’un souvenir, comment se construit-il ? On ne se trompe pas en disant que c’est le thème central de votre film ?
Oui, pour moi, c’était très important de raconter un voyage à travers la mémoire, à travers les sens également. Le retour est un type de récit ancien, cela remonte à Ulysse. En tant que cinéphile, je pense à Il était une fois en Amérique (Sergio Leone, 1984), ou à Cinema Paradiso (Giuseppe Tornatore, 1988). Ce sont des films qui m’ont marqué. La mémoire est effectivement l’un des thèmes centraux du film. Tout oppose les deux frères dans la vie, l’un est grave, l’autre léger. Il y a aussi des oppositions par rapport à leurs souvenirs. Comme si leur travail de refoulement leur donnait une vérité différente. Lorenzo semble se souvenir toujours mieux, mais est-ce un souvenir exact ? C’est une sorte de Virgile. Roberto, en tant qu’écrivain a pour activité la création de récit. Il peut reconstruire sa mémoire grâce à son imagination. J’ai voulu travailler sur ce paradoxe. Ce sont deux manières opposées de voir leur traumatisme, leur drame. Pour Lorenzo, le passé n’est pas dangereux, car disparu. Pour Roberto, le passé vit toujours. Deux philosophies s’opposent. La nostalgie est positive pour Lorenzo. Pour son frère, le sens est proche de l’étymologie du mot, du grec ancien νόστος, nóstos (« retour ») et ἄλγος, álgos (« douleur »). En français, on dirait : « le mal du pays ».
Au cinéma le passé peut resurgir dans des flashbacks, des rêves, cela passe également par une dimension sensorielle, bien plus difficile à transposer. Comment avez-vous abordé ce défi dans votre mise en scène ?
Je voulais raconter l’enjeu de la mémoire en ne m’appuyant pas uniquement sur des flashbacks, car cela se relève un peu d’une certaine paresse. Je souhaitais créer une unité de temps et d’espace où le présent et le passé se mélangent entre eux. Un moment où les protagonistes pouvaient à la fois se remémorer le passé mais aussi en être le témoin. Comme s’ils pouvaient interagir avec les fantômes de leur passé. Je me suis inspiré de Bergman dans Les fraises sauvages (1957), une réalité temporelle suspendue. Au niveau du montage, chaque scène dialogue avec la précédente, un fil les lie. Dans la vie un souvenir en appelle un autre. J’ai élaboré mon scénario comme un flux de souvenirs, d’associations d’idées, de traces sensorielles, pour arriver à la fin à sortir de ce labyrinthe. Le mystère d’un traumatisme. Le cinéma est l’art qui arrête le temps, pour cela j’ai joué avec les âges. Les personnages ont gardé le même type de vêtements que par le passé, restant identiques à eux-mêmes, emprisonnés dans le temps. La mère est figée à l’âge de cinquante ans, ce qui correspond à la dernière image emportée par Roberto. Pour ne pas briser cette harmonie, cet immobilisme, aucun personnage secondaire n’apparaît à l’écran. On est ainsi totalement dans un monde introspectif.
Dans le rôle de Roberto, un non-voyant confronté au deuil de sa mère, Renato Carpentieri est très émouvant, sans jamais jouer sur la corde sensible. Andrea Renzi, qui interprète son frère, Lorenzo , joue un dans un registre différent, plus léger. Comment s’est constituée l’association entre ces deux comédiens ?
Dans le casting, j’ai cherché des acteurs au style de jeu différent. Cela peut être déstabilisant pour certains spectateurs, mais c’est un choix assumé de ma part de prendre deux acteurs à la personnalité bien distincte, comme les personnages du film. Car il y a beaucoup de plans-séquences dans le film, je voulais deux acteurs de théâtre, car ils sont capables de garder la même intensité de jeu sur un temps long. En dehors de ça, chaque acteur a beaucoup en commun avec le personnage interprété. C’était déjà prévu dans mon scénario, et durant le tournage c’est devenu encore plus vrai. Renato Carpentieri est quelqu’un de rigide et dur mais en même temps très tendre. Andrea Renzi, un homme très joyeux, solaire, mais hanté par une sorte de mélancolie, une sorte de spleen. Dans le film j’avais besoin de pathos, d’un aspect dramatique (Renato Carpentieri) et de l’autre côté de l’ironie (Andrea Renzi), pour être dans la tradition de la comédie italienne, comme chez Ettore Scola.
Comment s’est passé la sortie de votre film en Italie.
Le film est sorti en novembre 2022. Il est resté longtemps à l’affiche, plus de trois semaines, puis repris dans d’autres salles. Grace au-bouche à -oreille. J’ai pu ainsi l’accompagner dans d’autres villes durant l’année dernière. En Italie, aujourd’hui, ce type d’événement s’est bien développé. Ce n’est pas tout, la semaine prochaine il sera projeté à New-York. Et également à Sydney. Dans le cadre du cinéclub L’Italie à travers son cinéma, la projection au Panthéon du 18 novembre a connu un très grand succès, je souhaite renouveler ce type de séance en France, bientôt.
Merci beaucoup à Marco Chiappetta pour sa grande disponibilité et sa gentillesse. Entretien réalisé par téléphone le mercredi 22 novembre.
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