Interview – Nadav Lapid – « Le Genou d’Ahed »
Entretien avec le réalisateur israélien Nadav Lapid au sujet de son quatrième long-métrage, couronné par le Prix du jury au Festival de Cannes (lire la critique), à l’occasion de sa sortie en France.
La parole a, dès les premières scènes du Genou d’Ahed, une place particulière, comme si on comptait sur le logos – sur l’exégèse, sur le dialogue – pour concilier tout ce qu’il peut y avoir de fragmenté dans l’histoire de ce réalisateur, Y, au moment où on le rencontre, et pourtant plus on avance dans le récit, plus le caractère scindant, ou du moins déceptif, du langage se met à ressortir.
L’idée sous-jacente, c’est que le langage, c’est tout et c’est rien, c’est omnipotent et inexistant. On trouve en effet dans le film cette obsession, cette tentative obsessionnelle voire boulimique par rapport aux mots, cette impression que si on en manque un seul, on va manquer la vérité, de sorte qu’il faut utiliser tous les mots possibles, tous les mots qui existent dans le dictionnaire. Sauf qu’une fois qu’on a épuisé tous les mots, on est plus ou moins là où on était au départ. Dans ce sens, c’est déceptif. C’est comme si le film sapait lui-même ce qu’il entreprend de faire. Il dit « Regardez, je vais tout vous raconter, vraiment tout. Non seulement je vais raconter toute l’histoire, mais je vais le faire en utilisant tous les mots », pour se rendre compte que cette démarche est vouée à échec. Le personnage principal fait un monologue infini et s’écroule, tombe à genoux. Il y a là, de la part de celui qui a tout misé sur la parole, un aveu de faiblesse.
À moins que l’échec ne vienne du fait qu’on en interrompt le flux. D’ailleurs, n’est-ce pas la manière dont l’oppression fonctionne ici, par manipulation du langage ? Elle trahit, pervertit la parole en l’arrêtant sur des mots choisis.
Je pense tout de même que dans le film, il y a une sorte de jusqu’au-boutisme permanent. Le personnage de Y est tout le temps sur ce mode : il va au au bout de son écroulement, au bout des pleurs, au bout de son cri, de sa propre destruction… Il est vrai que tant qu’on parle, on évite le gouffre, mais le langage finit par s’épuiser à un moment, de lui-même… Cela dit, je suis d’accord avec l’idée qu’il y a un moment où les mots, dans le film, sont contaminés par quelque chose, des deux côtés d’ailleurs : on a d’une part les mots étatiques, ceux du formulaire, où on te propose de parler beaucoup de choses tout en t’enjoignant de ne parler de rien, de tout ce qui n’est pas, et d’autre part ce personnage qui lui aussi utilise tous ses mots dans un cadre qui est en fait celui d’une manipulation. Quand il fait ce vaste monologue presque final, puis s’écroule, on a l’impression que c’est terminé… Et puis il se lève et dit, d’une voix très froide : « Vous n’avez pas un stylo et un papier ? ». Je pense que ça aussi, c’est contaminé par une forme de manipulation.
Paradoxalement, alors même qu’elle se caractérise par une rhétorique de l’éclatement assez radicale – pour cela même, pourrait-on dire –, c’est la mise en scène qui finit par « résoudre » l’élément fractionné du récit. Vous avez dit que le scénario a été écrit vite (en deux semaines). Il a dû vous falloir un certain temps pour élaborer une mise en scène aussi percutante et complexe à la fois.
D’abord, merci ! Oui, c’est très juste comme description. Le travail sur la mise en scène et sur le découpage est passé par beaucoup d’étapes différentes. D’abord, il y a eu une première phase de décision, pendant la pré-production, mais certaines décisions étaient basiques, un peu évidentes, un peu trop évidentes, et puis il y avait leur renversement. Mais à la suite de tout ça, à chaque veille de tournage, j’ai pris une sorte d’habitude : relire le découpage et, d’une certaine manière, essayer d’aller directement à ce qui, dans ma tête, était la vérité de cet instant même, du présent dans lequel le film était en train de se tourner (plus ou moins dans l’ordre chronologique). Pour moi, très souvent, le grand problème des films de fiction est qu’au moment où ils sont filmés, ils appartiennent déjà au passé. C’est comme s’il fallait ajouter le présent du moment au présent du film. donc des changements assez importants ont été opérés à cette étape-là. Je pense que c’est cette étape qui a amené des variations, des contradictions, de la complexité, et en même temps, j’ai l’impression que ça donne une sorte de vérité et de cohérence à la mise en scène.
Le « duel » central (entre le chorégraphe Avshalom Pollak et Nur Fibak) – on pourrait aussi dire combat, danse, match… – a différents moments, plusieurs renversements. Comment décririez-vous la dynamique autour de laquelle il s’articule.
Duel ça me va, le mot existe même dans mes notes, je pense. Les autres mots marchent aussi. Dans ce jeu de supériorité et infériorité, force et faiblesse, soumission et domination, il y a une alternance durant le film, entre qui est fort et qui est faible… Les gens, surtout en Israël, ont une vraie tendance à aimer le personnage de la fonctionnaire. Je ne sais pas ce que ça veut dire… Est-ce que ça veut dire que le film a échoué, je ne sais pas. Ou peut-être qu’il a trop réussi… Et je parle de gens qui aiment beaucoup le film. Pour moi, quand elle lui dit, par exemple, avec un grand sourire, « …sinon on ne peut pas te payer », je trouve qu’il y a de la violence là-dedans. Ça revient à dire : « on va mettre des mots dans ta bouche et tu vas parler en n’utilisant que nos mots à nous, tu es limité… Enfin, à l’intérieur du vocabulaire qu’on te donne, tu peux dire tout ce que tu veux, mais c’est nous qui choisissons le vocabulaire ! ». Pour moi, là on sent toute la violence des institutions, qui sont du côté de l’autorisé, du normal, de légal, et qui sont arrivées à complètement escamoter le fait que ce sont elles qui ont déterminé les règles du jeu au départ. Sauf qu’une fois qu’Y est face à la fonctionnaire, ce qu’on ressent, c’est que celui qui est fort et violent, c’est lui : dans ce one-on-one, elle représente les institutions, c’est vrai, mais c’est aussi une jeune femme qui a grandi dans un petit village, et dans cette confrontation qui les met face à face, on a l’impression qu’il est capable de la battre, et il essaie presque de la battre…
C’est un choix intéressant, de faire représenter le point de vue « juste » par un personnage pas très sympathique et inversement, de donner à la personne qui représente le système des traits assez aimables.
Surtout que je dirais qu’elle a une vraie dévotion pour sa mission, qui pour elle est vraiment d’amener l’art dans ce lieu reculé, et pas n’importe quel art : l’art qu’elle considère comme essentiel et important partout – comme il le dit d’ailleurs : comment est-ce qu’on peut haïr quelqu’un qui, dans ce désert étouffant, se bat pour que les gens lisent ?! C’est noble.
Il y a une phrase de Nietzsche que j’ai lue récemment, dans Par-delà le bien et le mal , j’ai l’impression qu’il a écrit ça sur le film. Ça dit (enfin, il le dit beaucoup mieux !) : « quand on lutte contre des monstres, il faut faire attention à ne pas devenir un monstre soi-même. Si tu regardes trop longtemps l’abîme, l’abîme te regarde à son tour ». Ainsi, entre sa voix à lui (« Tout est hostile, tout est affreux, vous êtes tous des ennemis et le seul choix possible, c’est le rejet, c’est la résistance, c’est le combat. Je vois bien que, derrière votre sourire, il y a un dragon », de sorte que chaque échange verbal a une forme belliqueuse) et sa voix à elle (« Tout est normal, tout va bien, il faut juste croire aux choses et le monde ira bien »), évidemment qu’on est plus du côté de sa vivacité, sa sympathie et sa normalité à elle, quand on entend cette voix.
Après, qu’est-ce que ça veut dire, d’être du bon côté dans un état des choses qui est plutôt mauvais ? N’est-ce pas une situation qui ne vous offre que des mauvais choix : collaboration sympathique ou résistance antipathique ? Je pense que la question, d’une certaine manière, ce n’est pas l’état des choses en Israël (en Israël ou ailleurs, du reste), mais : en quoi cela transforme-t-il les gens ? Qu’est-ce qu’ils deviennent ? Dans cette situation-là, comment on vit ? Comment on existe ? Ceci étant dit, l’état d’esprit dans lequel Y est, qui considère que tout est hostile (les gens dans la rue, le public dans la salle, les arbres…), mène à quelque chose non pas de pervers mais de triste, qui n’est pas de l’ordre de la vie. C’est refuser la vie.
Alors quel choix doit faire le cinéaste, quel choix faites-vous vous, dans la vie, entre se camper sur un principe au risque de devenir aussi rigide que les institutions qui censurent ou accepter le compromis ?
Moi, j’ai fait ce compromis. Puisque vous m’interrogez sur le réel, quand la même chose m’est arrivée, j’ai été beaucoup plus raisonnable, lâche peut-être, ou pratique… Peut-être que ma manière de dénoncer mon compromis était de faire ce film mais dans la vraie vie, oui, j’ai signé ce formulaire.
Vous avez décrit l’écriture du scénario, dans un moment de deuil difficile, comme un jaillissement similaire à un geste de nuit d’ivresse séparé du reste. Vous y reconnaissez-vous, en êtes-vous ou en avez-vous été surpris ?
Cette question, je me la pose avec ce film comme avec aucun autre de mes films. C’est un film avec lequel j’ai, parallèlement, une grande distance et une proximité presque insupportable. Ça vient aussi de son parcours, comme s’il était voué depuis le début à exister dans une forme de contradiction, entre l’urgence dans laquelle il a été fait et le fait qu’il soit resté au frigo pendant un an. Avant Cannes, il appartenait tellement, pour moi, au moment où il a été fait que j’avais presque l’impression de ne pas savoir ce qui allait se passer : il fallait qu’on le sorte du frigo, mais je ne savais pas s’il allait ressusciter. Classiquement, il aurait fallu que ce soit comme dans un marathon : arriver à la fin, avec à peine la possibilité de respirer, le montrer et tomber. Ou le montrer et le brûler. Mais comme il y a eu cette attente… Pour moi aussi c’est un objet un peu étrange… et en même temps il y a une énorme proximité.
Vous avez une manière très distinctive, dans ce film plus que jamais, de jouer de l »élément « autofictionnel », qui n’est pas juste avoué mais déclaré, comme s’il était partie intégrante de votre dispositif.
Je pense que l’utilisation de la vérité, enfin de la vraie vie, permet de sortir de la cellule de l’invention fictionnelle, où très souvent on est presque limité à faire des démarches fictionnelles à l’infini et privé, je pense, du côté chaotique et étrange de la vie. Après, je crois que pour les autres, peut-être, ça rend le film un peu plus dangereux, d’une certaine manière, dans le sens où comme spectateur, on est toujours protégé par l’écran, par l’idée que ce qu’on voit n’existe que sur l’écran, or je n’aime pas l’idée des spectateurs qui sont assis dans une salle à voir les problèmes des autres, à l’abri. Alors que si quelque chose a existé, comme là, ça peut ré-exister, ça peut se passer encore. Si ça m’est arrivé, ça peut t’arriver aussi, sous une autre forme peut-être. Ça transforme le film de l’aborder comme ça… pour la joie, je l’espère, de nous tous.
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