Jean-Claude Brisseau – "A l’aventure"

Le titre du dernier film de Jean-Claude Brisseau résonne comme un appel à l’évasion, une invitation au voyage. Et pourtant l’héroïne d’A l’aventure n’effectuera aucun périple, ne changeant quasiment pas de lieu, tout au plus quelques kilomètres autour de chez elle. Cinéaste à la fois engagé et rêveur, réaliste et onirique, obsédé par le fossé entre les classes, entre les privilégiés et les défavorisés, Brisseau n’a cessé de s’intéresser aux rapports asservissants qu’entretient l’individu au fonctionnement social. De la petite fille riche rompant avec sa caste en brûlant sa voiture dans Céline, jusqu’aux deux héroïnes de Choses secrètes gravissant les échelons du monde du travail par le sexe, en passant par la criminelle vengeresse fustigeant la bourgeoise décadente au pouvoir dans L’ange noir, Brisseau s’interroge sur la perversion des appâts du monde et sur la capacité de l’individu à s’en affranchir. Ouvertement naïf, comme on pourrait l’entendre d’un peintre, il emploie l’allégorie de la fable à des fins subversives, toujours porté par une réflexion autour de notre époque mais préférant à une contemporanéité brute figée une forme de réalisme poétique. C’est par la prise de conscience de l’emprise sociale que débute l’initiation.

Copyright Aurélia Frohlich

 

Car A l’aventure n’est finalement rien d’autre qu’un roman d’apprentissage balzacien « à l’envers », qui inverserait l’évolution, partirait du « Tout » matériel pour atteindre le dénuement, qui prendrait l’intégration et l’arrivisme comme point de départ pour conduire à son refus, se délivrer des liens de l’ascension sociale pour partir se réconcilier avec soi. A travers les tourments de son héroïne, Brisseau questionne notre propre conditionnement : rongés par le quotidien n’avons-nous pas perdu le vrai sens de la vie, l’harmonie intérieure ? A l’aventure évoque un éveil, un réveil. Sandrine est une jeune fille bien sous tous rapports, qu’on pourrait qualifier de bourgeoise, fiancée à un petit ami ayant une bonne situation, venant d’hériter d’un bel appartement… mais l’ennui l’étreint et la conduit à briser le cercle, à déjouer l’engrenage d’une vie d’automate, bref à prendre le courage de se désociabiliser. Rompre avec sa vie ce sera, pour commencer, rompre avec elle-même. Et si sa décision de partir « à l’aventure » ne passe pas par la notion de déplacement, le thème du voyage reste au centre du film, pour une exploration dans laquelle le moi devient son propre paysage, son propre infini, pour enfin se retrouver et se définir, s’identifier dans son rapport au monde et à l’existence.

Copyright Aurélia Frohlich

Emerger de la torpeur et ressentir la nécessité de prendre son envol, son essor, Brisseau l’exprimait déjà dans l’image de cette colombe de Magritte qui trône au fond de la classe dans De bruit et de fureur . Mais comment employer sa liberté lorsqu’on la découvre ? Qu’en faire ? La quête sera bien sûr semée d’embûches, d’espoirs rompus, de fausses pistes et d’erreurs. Par ces étapes parcourues Brisseau illustre les écueils d’une révolte mal dirigée lorsqu’elle n’est que fuite sans but et sans repère spirituel ou moral, prenant le risque de la dispersion, dans une obsession de l’expérience nouvelle la plus intense possible, sexuelle, métaphysique, ou surnaturelle. Dans cette manifestation du vertige de l’humain, de ses égarements, de ses pulsions, la jeune fille se lance à corps perdu dans l’aventure, la première étant d’ordre charnel.

Le catalyseur, un peu cliché – mais Brisseau n’a jamais fuit les clichés, au contraire – est une frustration sexuelle qui la conduit à un onanisme dont la dimension symbolique découle de sa réprobation, son interdiction. La sexualité est au centre de l’œuvre de Brisseau comme une interrogation qui confond recherche du sacré et recherche du bonheur. Elle est toujours quête et mirage : on se souvient des Anges exterminateurs film autobiographique à peine déguisé, entre la confession et le plaidoyer dans lequel Brisseau se mettait en scène à travers son héros, comme une figure de victime tombée dans le piège de sa propre fascination pour le plaisir féminin. De toute cette démarche ambiguë émergeait une œuvre tout à fait particulière dont toute la valeur tenait à sa fragilité.

L’érotisme n’est d’ailleurs pas l’élément le plus convaincant d’ A l’aventure qui accuse une certaine redondance, lorsqu’il ne fait que répéter les figures de style de Choses secrètes et des anges exterminateurs. Plus intéressante en revanche est l’ironie qui pointe dans des scènes excessivement théâtralisées, à la manière de peep show, comme un cinéaste lui-même un peu revenu de cette fascination semblait désireux d’en dévoiler le mécanisme, le piège caché ; elles tournent en dérision une quête hédoniste vaine, qui trompe et égare, un peu à la manière de Polanski dans Lune de Fiel qui observait ses personnages se débattre dans leurs jeux érotiques comme des pantins. Le simulacre dans lequel plongeait la magnifique première séquence de Choses secrètes bat ici son plein, comme le révélateur d’un mensonge, d’un mirage.

Très emblématique apparaît à ce niveau la mise en scène sado masochiste au sérieux si imperturbable qu’elle confine au ridicule, suivie immédiatement par un repas dans lequel chacun retrouve, comme si de rien n’était, le visage de la normalité, de la sociabilité, de la vie en communauté. L’orgasme devient une fin en soi que l’être cherche à renouveler toujours de manière plus intense, telle une soif absurde à étancher dans un monde qui ne le nourrit plus. On se rapproche ici d’une vision très schopenhauerienne du désir et du fantasme, chaque réalisation menant à créer de nouveaux désirs à assouvir, à l’infini. Choses secrètes évoquait déjà dans sa conclusion mélancolique le retour de l’héroïne à la vie rangée et cette illusion de liberté que procure l’escalade sexuelle, illusion d’une conquête sociale, d’une indépendance féminine et de la fuite du confort bourgeois.

Copyright Aurélia Frohlich

Le bonheur confondu au plaisir orgastique illustre l’aspiration impétueuse de l’être humain à son dépassement vers le sacré, en cet instant fascinant où l’âme semble par le plaisir du corps s’échapper de son enveloppe terrestre. Ce sont toutes ces émotions que le cinéaste cherche à capter, ce grand mystère de l’être humain tendant vers l’élévation spirituelle par le charnel ou le contact avec toute autre frontière, pour s’échapper par tous les moyens. La caméra les observe se mouvant, se touchant, s’agitant en un temps réel qui pourrait rebuter, mais ce parti pris accentue la sensation d’être les témoins privilégiés d’une action vécue « en direct », amplifiant ainsi notre état de spectateur. Brisseau flirte toujours avec un fantastique qu’il filme frontalement, parfaitement intégré au réel. Il fait s’interpénétrer les mondes, osant l’imaginaire et l’onirique. Aussi convie-t-il aussi le monde des esprits, lorsque lors d’une séance d’hypnose, l’une des jeunes femmes est littéralement possédée par l’esprit d’une religieuse du 16e siècle, revivant son expérience extatique. Nulle tentation blasphématoire ici mais l’idée de faire se rejoindre toutes les extases, mystiques ou sexuelles, et de les relier entre elles par une même aspiration au sacré et l’inconnu. Ici, lorsque l’individu ne cesse d’interroger sa place au sein de l’univers à travers l’hypnose il aspire à revenir à ses origines.

A l’aventure, constitue de toute évidence une œuvre de transition : Brisseau n’est plus ce cinéaste recherchant le mystère de l’orgasme féminin des Anges exterminateurs, mais confie son « moi » à un autre double, un homme fatigué et observateur, mi philosophe, mi clochard, un homme revenu de tout qui a beaucoup vécu et qui réfléchit quotidiennement sur la vie en recherchant l’apaisement. Ce qui n’était d’abord qu’une rencontre sur un banc, à la manière de ces moments éphémères avec des personnages pittoresques un peu éméchés suscitant la curiosité et l’amusement, prend rapidement une valeur d’échappatoire pour Sandrine. Elle va se ressourcer, discuter avec cet inconnu, lui parler de ses déboires, de ses déceptions, de ses découvertes. Brisseau pose la caméra, dans de longs plans séquences, laissant l’action se révéler dans la valeur de dialogues très écrits, très littéraires qui insufflent son charme poétique au film et le livrent à son unité atemporelle. Ses moments qui entrecoupent A l’aventure sont d’abord des ruptures avec les péripéties (et des moments de respiration) avant de constituer pour Sandrine les étapes emblématiques de sa renaissance.

Toute l’étrangeté et la singularité de Brisseau est contenue dans la démarche d’un créateur qui ne cesse de se dire, de s’expérimenter, de se chercher et de s’analyser à travers le cinéma, son œuvre ayant toujours l’air de suivre le cours de ses questionnements livrant à chaque nouvel opus comme un nouveau chapitre. Il est constamment sur le fil, se mettant toujours en péril, au risque de sombrer dans l’écueil de sa propre fragilité. Plus que tout, le cinéma de Brisseau reste à jamais intime. A l’aventure illustre cette quête impossible du bonheur avec comme lot commun à tous un vertigineux sentiment d’insatisfaction, de solitude et d’incompréhension au sein de l’univers. L’ignorance de la jeune fille et son avidité à prendre sa vie entre ses mains en refusant le monde qui lui est imposé la conduit à vouloir tout apprendre dans la nouveauté, à mettre tout ses sens en éveil, sans savoir que peut-être tout est déjà là et qu’il suffit d’écouter la respiration du monde.

Plutôt que de fournir des réponses son cinéma matérialise ses propres questions. A ce titre A l’aventure se clôt par une magnifique phrase, digne du « Fuck » qui fermait Eyes Wide Shut, la réponse ultime de cet homme sans nom à Sandrine : « Je n’en sais rien ». Superbe pied de nez pour un film d’interrogation, de tourment, qui inciterait à se résoudre à prendre la réalité du monde telle quelle vient, à se plier à sa non compréhension et à trouver un compromis entre le réel et la contemplation. Voilà pourquoi A l’aventure est probablement l’une de ses œuvres les plus émouvantes et les plus touchantes, dans toute la sérénité qu’elle respire. Un appel au calme, aux arbres, à la plénitude, avec, tout au bout, la vision d’un horizon dégagé soutenu par le souffle de l’apaisement.

(Sortie le 1er avril 2009)

Voir également l’entretien avec Jean-Claude Brisseau

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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