Jean-Sébastien Chauvin : « J’ai pris beaucoup de plaisir à simplement regarder ce que je trouvais beau, là à proximité de mon regard, sans aucun jugement »

Rencontre avec Jean-Sébastien Chauvin dont le court métrage Mars exalté a été projeté à la Cinémathèque française, lors de la programmation L’image des plaisirs. Sexpérimentaux. Voici son synopsis : Un homme endormi rêve d’une ville à la tombée du jour. Et l’entretien :

 

Qui êtes-vous ?

J’ai d’abord été critique de cinéma, pendant plus de vingt ans, aux Cahiers du cinéma notamment, programmateur de festival (à Entrevues de Belfort) et j’ai commencé à réaliser des films en 2008. J’enseigne également le cinéma. Pour moi il y a un lien naturel qui se fait entre toutes ces fonctions, même si la raison des critiques est souvent très différentes de la raison des cinéastes.

 

Votre premier choc cinématographique ? 

J’ignore si c’est vraiment le tout premier choc car le déroulé chronologique du temps, pour moi, est parfois un peu nébuleux mais je me souviens qu’enfant ou jeune adolescent j’ai reçu un choc en découvrant 2001 l’odyssée de l’espace de Kubrick. Ce qui m’avait fasciné je crois, c’est une certaine qualité d’abstraction et le sentiment d’une durée ou d’un temps qui valaient pour eux-mêmes, sans nécessairement être inféodés à l’histoire et aux personnages, toutes choses qui étaient nouvelles pour moi qui avait surtout vu des films fondés sur de l’efficacité narrative. Bien sûr quand on est jeune on est souvent fasciné par le spectaculaire, la superstructure et 2001 m’avait aussi impressionné pour cette raison-là. Mais avec le recul, je crois que ce qui avait fait forte impression également, c’est la dimension intimiste, silencieuse, solitaire, le sentiment d’intériorité que dégageait le film, en particulier dans la partie HAL, alors même qu’il visait le pur spectacle.

Mars Exalté de Jean-Sébastien Chauvin ©Venin Films

Que pensez-vous de la phrase de Duchamp : « The great artist of tomorrow will go underground » ?

Je ne sais pas trop ce qu’entendait Duchamp par « underground ». Mais je peux témoigner d’une chose concrète, c’est que Mars exalté n’aurait pu exister tel quel si on avait suivi le système de financement classique, toutes ces commissions où on exige des justifications, des explications, où on vous demande une analyse précise de votre œuvre avant même qu’elle existe. Mars exalté s’est fait dans un complet état d’innocence, sans jamais se poser la question du sens, avec très peu d’argent, juste quelques bobines de pellicule offertes par les producteurs Yann Gonzalez et Flavien Giorda. Est-ce que du coup on peut dire que le film s’est fait dans l’underground, je l’ignore, mais en tout cas il ne s’est pas fait par des voies officielles, même si ensuite il a reçu une aide à la post production (de Cinémas 93) et qu’il a très bien marché en festivals. Il y a sans doute des films qu’on ne peut pas faire par des voies officielles et notamment ceux qui sont libérés des carcans narratifs, sociologiques, politiques. Personnellement j’aime l’idée d’avoir fait un film qui ne justifie pas son existence en défendant une cause sociale, une idée politique, un « vouloir dire » sur le monde. J’ai pris beaucoup de plaisir à simplement regarder ce que je trouvais beau, là à proximité de mon regard, sans aucun jugement mais en étant guidé par le désir ardent que je ressentais, comme cinéaste, pour un nu masculin, des lumières qui scintillent ou des phares de voitures qui semblent se mouvoir d’eux-mêmes sur le périphérique.

 

Mars exalté, c’est quoi ?

Je ne sais plus si c’est Serge Daney ou André Bazin qui disait qu’une manière de comprendre quel film on a en face de soi était de se demander ce que ce serait si ce n’était pas un film. Un roman, un tableau, une chanson pop ? Mars exalté serait peut-être un poème, avec ses rimes, son rythme musical. Mais pour moi il se rapproche aussi d’une sorte de méditation, une contemplation, une manière de chercher une épiphanie, un rapport pacifié aux choses, de trouver une place qui soit en dehors des logiques productivistes et utilitaires qui nous entourent.

 

En parlant de dormeur… Au chapitre des courts métrages d’avant-garde, avez-vous vu Le Dormeur, de Pascal Aubier ?

Oui, je l’ai vu il y a un certain temps maintenant. J’aime bien l’énigme qui le porte pendant un moment, cette balade étrange de la caméra dans un paysage dont on ne comprend pas la destination, jusqu’au moment où se fait le lien avec le poème de Rimbaud.

 

Mars exalté, c’est entre l’assonance et l’allitération… entre chien et loup ?

Je ne sais pas ce que seraient les consonnes et les voyelles dans le film, mais en tout cas votre question rejoint la forme « poème » dont je parlais plus haut. Il y a l’idée que le film est pris dans un rythme lancinant. Il n’avance pas comme une flèche vers sa destination comme dans la fiction, il ne tourne pas non plus en boucle sur lui-même, je dirai qu’il tourne en élargissant son cercle à chaque révolution pour s’ouvrir peu à peu jusqu’à se libérer du cercle. Avec Patric Chiha, le monteur du film qui est aussi un cinéaste génial, nous sommes très vite tombés d’accord sur le fait qu’aucune image ne seraient répétée, à l’exception du plan du lampadaire qui donne une structure, crée une sorte de suspense visuel. Donc c’est vrai qu’il y a quelque chose de l’allitération et de l’assonance mais sans que les plans se répètent à l’identique. Par ailleurs, tout le film s’est construit autour d’un périmètre délimité : la jonction entre le 20e arrondissement de Paris et les abords du périphérique, entre Montreuil et Bagnolet. C’est une sorte de vue kaléidoscopique d’un lieu où les différentes parties qui le composent reviennent parfois comme un mantra. C’est une réinvention poétique de ce périmètre que je connais bien pour y habiter, que je réexplore par le cinéma pour en dénicher la secrète identité. D’ailleurs, étrangement, on avait aussi fait quelques plans à Pantin qui n’ont pas trouvé leur place dans le montage. J’aime cette idée de creuser un lieu de manière intensive qui devient comme un monde en soi, qui est comme la représentation miniature d’un monde plus vaste. Et puis il y a le corps du dormeur, joué par Alain Garcia Vergara, que la caméra explore aussi de manière intensive, sous tous les angles, à mesure qu’il se retourne dans le lit, pris dans sa rêverie fiévreuse. A la fin du montage, c’est comme si le corps était devenu un paysage et que ce périmètre frontalier, entre Paris et la banlieue, était devenu un corps, avec les phares de voitures se mouvant sur le périphérique comme le sang dans les veines de la ville.

 

Mars Exalté de Jean-Sébastien Chauvin ©Venin Films

La lumière, signée Maxime Berger est magnifique, effectivement. Pourquoi avoir choir le 16 mm ?

Au départ, faire un film en 16 mm faisait partie de l’offre de mes producteurs. Je n’avais jamais tourné en pellicule, je m’en méfiais même un peu. J’avais peur, en particulier avec le 16 mm, du possible côté vintage, tourné vers le passé. Mais comme j’aime bien les paris et que Yann, qui est un amoureux éperdu de la pellicule, a un enthousiasme contagieux, je me suis lancé avec beaucoup de joie dans l’aventure. J’ai été véritablement subjugué. Tourner en 16 mm, c’est comme renouer avec la peinture. Il se produit des émotions esthétiques impossibles à atteindre avec le numérique. Tout semble vibrer, tout est pris dans le mouvement, c’est très humain, très tendre et affectif. Cette dimension affective, en terme pictural, est beaucoup plus difficile à trouver avec le numérique où par essence l’image est figée, immobile et produit un autre type de beauté, une beauté plus glaciale. Maxime Berger est lui-même un amoureux du 16 mm, il possède deux caméras et l’étrange douceur de l’image doit beaucoup à sa sensibilité technique et artistique, au regard très doux qu’il pose sur le monde en général dans la vie et plus concrètement à l’optique qu’il possédait et dont il savait qu’elle apporterait cette douceur. Il y a eu, sur ce film, une convergence parfaite entre le technique et le sensible.

 

Toujours au sujet de la lumière entre chien et loup, on peut songer à Malick et Almendros sur Days of Heaven, Peter Fonda et Vilmos Zsigmond sur The Hired Hand ou, plus récemment, aux Mercuriales de Virgil Vernier et Jordane Chouzenoux…

Ce sont des références un peu écrasantes mais je suis très touché que Mars exalté vous évoque tout cela. Days of Heaven ou Meruriales sont parmi les plus beaux films du monde.

 

… mais aussi, en ce qui concerne Marx exalté, au travail de René Magritte.

Je n’y ai pas du tout songé sur le moment, mais c’est vrai que spontanément, face à votre remarque, je repense à ce tableau de Magritte L’empire des lumières, où il fait à la fois nuit et jour. Et bien sûr j’imagine que c’est le lampadaire qui revient comme un mantra qui vous évoque ce tableau-là. Les lumières entre chien et loup sont celles qui me fascinent le plus parce qu’il y a vraiment quelque chose de magique et de fragile. C’est un moment précieux parce qu’il ne se déroule que durant un instant fugitif. C’est un moment où on a le sentiment qu’on pourrait voir l’envers du monde, toucher le secret qui nous échappe, que quelque chose va nous être révélé, et puis la nuit tombe et une chape s’abat de nouveau sur ce monde. C’est le moment où même les endroits les plus ingrats de la ville prennent une coloration magique. Nous avons essayé de retrouver le même sentiment dans le montage, avec Patric. Le temps n’est pas linéaire, il est hésitant, fiévreux, la nuit semble tomber, le jour revenir, et puis non, le temps sort momentanément de ses gonds, avant qu’enfin le jour revienne, éclatant, à la toute fin.

 

La lumière scintille par endroits… avez-vous fait appel à des trucages ?

Non, il n’y a aucun trucage. C’est peut-être le 16 mm qui procure cette sensation. Mais il faut dire aussi que la lumière scintille réellement quand on veut bien la regarder, elle se meut très vite, surtout au mois de mars où nous avons tourné.

 

A voir votre film, on pense aussi au Sleep, de Warhol.

On m’en a parlé aussi, mais j’avoue que je n’y avais pas du tout pensé (en fait on ne pense à rien d’autre que ce qu’on filme quand on fait un film), c’est sans doute de manière inconsciente que le film de Warhol m’a travaillé. Je trouve de manière générale que le cinéma ne regarde pas assez les gens dormir. On regarde souvent les gens en action, en train de parler, de faire quelque chose, mais jamais quand ils sont dans un état de disponibilité, sans motivation particulière, sans doute parce qu’on est là encore souvent dans une logique productiviste, qu’on perd patience quand il ne se passe a priori « rien ». Je pourrais regarder quelqu’un dormir pendant des heures de la même manière que je pourrais rester posté pendant un long temps devant La Joconde, parce que dans les deux cas il y a une énigme non résolue. Dans un festival, récemment, un spectateur m’a demandé à propos d’un autre film quel était le message ? Je trouve cette idée qu’un film doive contenir un message plutôt horrible, même si je peux aimer des cinéastes un peu didactiques. Mais le génie du Sleep de Warhol, si je me souviens bien parce que je n’ai pas vu le film depuis au moins 20 ans, c’est qu’il n’a pas de message. Il observe un état, un visage, un moment de la trame du monde dans une durée qui excède l’idée de « bonne durée ». Mars exalté est sans doute plus construit et ramassé, ne serait-ce que parce qu’il y a un rapport dialectique entre le dormeur et la ville et donc possiblement un récit.

 

Il y a cette phrase de Hitchcock : « les bouts de film, c’est comme des notes de musique ». Si votre film était un morceau de musique, ce serait… ?

Ce serait peut-être de la musique répétitive, non plutôt une sorte de ritournelle.

 

Pourriez-vous nous dire quelques mots au sujet de l’acteur, Alain Garcua Vergara ?

Alain est un ami qui est avant tout un artiste, vidéaste et peintre, mais qui est très intéressé par la question de la pornographie. Son film de fin d’étude à Cergy était d’ailleurs un film où il mettait en scène sa propre sexualité. Il a d’ailleurs coréalisé Memory Slot – Track 1 avec Yann Gonzalez qui est passé lors de l’ouverture de la rétrospective L’image des plaisirs. Sexpérimentaux à la Cinémathèque Française, la géniale rétrospective imaginée par Nicole Brenez et Luc Vialle, où Mars exalté était également présenté. Il a été incroyable, d’une très grande disponibilité, totalement offert au film au point qu’il s’est parfois réellement endormi. Il y avait un grand climat de confiance sur le tournage, quelque chose à la fois d’intime et de professionnel qui circulait entre Alain, Maxime le chef op et moi-même.

Mars Exalté de Jean-Sébastien Chauvin ©Venin Films

On le voit en train d’éjaculer. Qu’est-ce que cette monstration vous a valu comme réactions ?

Dans l’ensemble les réactions sont plutôt bienveillantes même si les gens sont parfois déstabilisés. Bien sûr j’ai eu droit à des commentaires désobligeant, des gens agacés qui ne comprennent pas pourquoi on leur montre ça. Le sexe masculin est une sorte de tabou dans nos sociétés, plus encore quand il est en érection et éjacule, davantage que le sexe féminin, sans doute parce qu’on vit dans un monde encore profondément phallocrate et homophobe. Je crois aussi que j’ai sous-estimé le fait qu’on n’a pas l’habitude de voir ça dans des salles entouré d’autres gens. En général ce sont des choses qu’on voit dans l’intimité de sa chambre. Pas en public. Ce que je trouve dommage d’ailleurs car après tout c’est une manifestation de la vie comme une autre, je ne vois pas pourquoi ça devrait rester cacher. Il était important en tout cas de ne pas en rester seulement à une représentation érotique classique mais d’aller au bout du processus de la rêverie du personnage. Au fond la jouissance, qu’elle soit sexuelle, esthétique, existentielle, est quelque chose que nous cherchons tous. Le monde est parfois incroyablement triste et laid, bassement matériel, et ces petites épiphanies je les vois presque comme des éléments d’une mystique qui nous feraient accéder à une forme de transcendance. C’est ce qui nous réunissait je crois, au moment du tournage, Alain, Maxime et moi, cette idée de filmer une éjaculation dans toute sa beauté, comme on filmerait un visage aimé ou un beau paysage sans se poser la question de sa légitimité à être là, présent, à l’écran.

 

Qu’en est-il des producteurs ?

Venin films qui produit le film a été crée par Yann Gonzalez, Flavien Giorda, Bertrand Mandico et Elina Löwensohn, mais ce sont exclusivement Flavien et Yann qui se sont occupé de Mars exalté. Flavien est le seul à être pleinement producteur puisque Yann est surtout cinéaste. Ce sont des producteurs incroyables, des passionnés qui ne perdent jamais de vue pourquoi ils font des films, c’est à dire pour dénicher la beauté, trouver de nouvelles formes, de nouvelles sensibilités, là où tant de producteurs aujourd’hui surfent sur l’air du temps ou sont surtout intéressés par des sujets, des coups marketing, même au sein du champ du cinéma d’auteur. Pour l’instant ils ne produisent que des courts métrages, mais j’espère qu’ils passeront au long un jour, parce qu’ils sont précieux.

 

Que lisez-vous en ce moment ?

Je suis en train de lire le livre que Nicole Brenez a écrit sur Godard, qui est un ouvrage brillant et un peu ardu parfois, où on trouve aussi les échanges que Godard a eu avec elle par mail et qui sont bouleversants, où Godard s’amuse avec la langue et invente une forme comme il l’a fait toute sa vie. Et en même temps je suis en train de lire des nouvelles de James Joyce. La nouvelle comme forme me touche beaucoup en particulier parce qu’elle est souvent ténue, ouverte, en suspension, ouvre à la réflexion plutôt que de boucler le sens. Je trouve que c’est une vraie leçon quand on fait des films. Je crois que mon idéal de long métrage serait celui qui resterait le plus proche de l’esprit d’une nouvelle, comme les films de Hong Sang Soo par exemple. D’ailleurs John Huston a adapté une des nouvelles du recueil, Les Gens de Dublin (The Dead) et en a fait un chef-d’œuvre. Ce qui est beau c’est qu’il n’a pas tenté de scénariser à outrance la nouvelle pour en faire un long métrage mais s’est plutôt lové dans l’esprit et la forme de la nouvelle à l’échelle d’un film d’une heure vingt.

 

Dans quelle position écrivez-vous ?

En position assise, sur le canapé, l’ordinateur posé sur mes genoux.

 

Propos recueillis par écrit par Pierre-Julien Marest le 15 juin 2023

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