Pour la première intervention dans ce dossier « Le cinéma en question », nous avons donc demandé à Guillaume Morel (distributeur au sein de Survivance), Emmanuel Vernières (chargé de production en charge des relations presse de Survivance) et Damien Truchot (exploitant du Cinéma L’Archipel) de s’exprimer sur la distribution et l’exploitation indépendante, de faire en quelque sorte un état des lieux avec les différents problèmes qu’ils peuvent rencontrer et d’esquisser d’éventuelles solutions.
Pouvez-vous nous présenter vos missions respectives ?
Guillaume Morel : J’ai créé Survivance en 2010 avec l’idée de rééditer en dvd une collection de films devenus rares et difficiles à se procurer. A force de découvrir en festivals des jeunes auteurs et des films qui ne trouvaient pas de distributeur, j’ai pensé que Survivance devait s’y essayer, étant précisé que je ne venais pas du tout de la distribution mais de la production et de l’édition. On a vraiment appris ce métier en le pratiquant. Depuis 2013, nous proposons essentiellement des films d’auteurs inconnus en France, comme Mundane History, le premier film d’Anocha Suwichakornpong, une réalisatrice thaïlandaise. Le premier film de Kleber Mendonça Filho, Les Bruits de Recife, nous a fait beaucoup connaître et a permis de structurer notre activité de distribution. Survivance est ce qu’on appelle un « petit » distributeur, même si je n’aime pas trop le qualificatif, car nos films ne sont pas particulièrement « petits ».
Le rôle du distributeur est de choisir les films et d’en acheter les droits. Aux droits d’exploitation en salles s’ajoutent les droits d’exploitation dvd et les droits télévisuels, ce qui permet au distributeur d’avoir une activité beaucoup plus large, et de revendre potentiellement les droits des films à une télé ou à un éditeur dvd. À ce premier volet – l’acquisition de droits – s’ajoute un deuxième, qui consiste à faire connaître le film le plus possible auprès des journalistes – c’est en général le distributeur qui embauche l’attaché de presse – et du public, autrement dit de concevoir une stratégie marketing. Cette activité varie considérablement entre une structure comme la nôtre et un grand distributeur, qu’il soit indépendant comme Le Pacte ou qu’il s’agisse d’une succursale de majors, qui dispose de budgets considérables. Le montant investi pour le lancement d’un film va de quelques milliers d’euros pour un « petit » film à un million pour un blockbuster. Survivance essaie d’élaborer un plan marketing avec un budget restreint, donc en dépensant au mieux notre argent. Le troisième grand volet de mon métier concerne le travail de programmation en lien avec les exploitants. C’est quasiment du cas par cas. J’envoie des dvd ou des liens aux programmateurs de salles, soit des indépendants qui ne gèrent qu’un lieu, soit des programmateurs chargés d’un ensemble de salles. Je cible ceux susceptibles d’être intéressés, je les appelle pour les inciter à regarder le film, je leur parle des événements prévus pour accompagner sa sortie – des rencontres avec des critiques ou avec le réalisateur, par exemple.
Emmanuel Vernières : Je suis réalisateur, mais comme les films que j’ai envie de faire ne me permettent pas de vivre, je suis aussi chargé de production, et j’ai souvent pour mission de remplir celle d’attaché de presse. Cette dernière fonction est essentielle pour les petites structures, qui n’ont le plus souvent pas les moyens d’investir dans des achats d’espaces publicitaires. Mon travail consiste à communiquer sur les films que je défends en direction des critiques et des médias, de manière plus générale. Je les invite aux projections presse, les relance pour leur rappeler ces projections… Après, je dois les convaincre de rendre compte de ces films en leur faisant un peu de place dans le support pour lequel ils travaillent. Le bât blesse déjà : je viens de dire « un peu » de place, comme si je me résignais à ce que les films d’auteur n’aient, d’emblée, pas droit à mieux (rires). Il faut dire que que je suis confronté à ces questions depuis 20 ans…
Damien Truchot : Je suis programmateur et responsable d’exploitation au Cinéma L’Archipel, cinéma-théâtre polyvalent, dans le 10e arrondissement de Paris. Le marché parisien est à part : beaucoup de films, beaucoup de salles qui font toutes un travail très différent, à la fois des salles d’exclusivité très importantes et un grand nombre de salles de continuation. Si les films ne marchent pas dès leur sortie, ils disparaissent des vitrines énormes que sont les grosses salles d’exclusivité parisiennes (UGC, MK2, Gaumont, Pathé…) ou des petits circuits indépendants. On retrouve alors ces films fragiles à Paris en salles de continuation, à des horaires moins évidents et sur un nombre de séances réduit.
Le Cinéma L’Archipel fait partie des petites salles de continuation où la programmation se fait à la semaine. Les films très fragiles peuvent entrer à l’affiche en 2e ou 3e semaine, alors que les gros films porteurs Art et Essai rentrent en 5e ou 6e, voire beaucoup plus tard, quand ils ne sont plus exposés en salles d’exclusivité. Je découvre les films quand les distributeurs comme Guillaume m’en parlent, que ce soit en festival, via des liens, des dvd ou des projections presse. Plus je me positionne tôt auprès des distributeurs, plus ma ligne éditoriale sera forte. Et une fois que le film est là, dans ma salle, c’est la partie que je préfère, la plus intéressante du métier : la rencontre d’une œuvre avec les spectateurs. Exposer les films, les accompagner n’est pas simplement les faire entrer dans une grille avec un horaire précis. Je me retourne vers l’attaché de presse et les distributeurs avec qui je travaille en fidélité (comme Survivance, Shellac, Potemkine, Malavida) pour réfléchir ensemble à l’accompagnement du film : organiser des rencontres avec des critiques, savoir si le cinéaste sera disponible même s’il vit à étranger, envisager un événement avec une association ou un partenaire institutionnel (centre culturel, musée, etc). Tous les distributeurs et toutes les salles ne font pas ce travail. Au sein d’un marché compliqué, je propose aux spectateurs de prendre le temps de découvrir les films et leurs auteurs, en me situant en somme à contre-courant du turnover permanent des mercredis successifs.
Guillaume Morel : La France est le pays qui a probablement le plus d’établissements cinématographiques par habitant au monde, avec des diversités de pratiques considérables entre le multiplexe – qui tend à devenir la norme en matière de visionnage de films en salles, si on considère le box-office – et les autres cinémas. Les multiplexes représentent en effet 10 % des établissements en France, mais concentrent 40 % des entrées. Quant aux autres cinémas, les cas sont très variables : il y a encore énormément de mono-écrans, notamment en Province, dans les campagnes et dans les petites villes. Il existe des cinémas de tailles intermédiaires, de vrais indépendants, des lieux où un programmateur central s’occupe de plusieurs salles – jusqu’à plus de 100. On a aussi des salles publiques, donc subventionnées par une ville ou un département. En région parisienne, malgré mes demandes, Survivance n’a jamais eu accès aux multiplexes, ce qui nous prive d’une grande partie du marché. La stratégie pour Survivance n’est pas d’avoir un film sur plusieurs salles UGC, mais l’UGC Ciné Cité Les Halles, qui est une des rares salles fréquentée à la fois par un public de cinéma occasionnel et un public très cinéphile, peut proposer des films qui sortent de leur programmation classique. Nous n’y avons jamais eu accès.
Damien Truchot : Pour autant, l’UGC Ciné Cité Les Halles n’a pas le label Art et Essai ! Et contrairement à ce qu’on entend souvent dire, les salles MK2 ne l’ont plus, à l’exception du MK2 Beaubourg.
Chaque année, les salles sont notées par le CNC à l’aide d’une grille d’évaluation à la fois comptable avec les chiffres annuels, et éditoriale qui concerne leur politique d’animation et d’accompagnement du film, ainsi que le contexte dans lequel la salle évolue. Ce qui prime, c’est le rapport entre le nombre de séances consacrées à des films classés Art et Essai et le nombre de séances globales de la salle : plus le taux de séances Art et Essai est élevé, plus la subvention octroyée par le CNC est importante. En France, il y a différents échelons, critères et coefficients qui changent en fonction de la géographie et du statut de la salle. Les salles parisiennes ne sont pas notées et évaluées comme les salles en région qui peuvent être plus facilement classées Art et Essai selon leur situation géographique, par exemple.
Pouvez-vous faire un état des lieux de la visibilité des films en France, dans la presse et dans les salles, et préciser sur quoi se porte votre colère ?
Emmanuel Vernières : Quand ils ne sont pas contraints à faire un travail purement journalistique, les critiques remplissent pleinement leur mission… quand, pour la presse généraliste « papier », ils disposent d’une certaine marge de manœuvre – autrement dit d’un poids – dans leur rédaction. C’est plus facile sur Internet, où les sites qui parlent de cinéma se sont multipliés et où la place impartie à cet art n’est pas limitée.
Dans la presse généraliste, où le cinéma n’occupe pas historiquement une position particulière parmi les autres propositions culturelles, les critiques ne se penchent pas particulièrement sur le travail de distributeurs comme Survivance, et ce d’autant moins que le nombre de pages dévolues à la « culture » n’a pas augmenté au cours des dernières années alors que, dans le même temps, de plus en plus de films sortent en salles chaque semaine. Par conséquent, les journaux inclinent vers un formatage des goûts, donc vers une moindre curiosité de leurs lecteurs, ces futurs spectateurs qui ont besoin d’être aidés pour faire leur choix dans la jungle des sorties… J’ai entendu une critique d’un grand hebdomadaire parisien me dire : « La rédaction en chef s’étonne de notre emballement pour des films qui ne font pas d’entrées ». Et un autre : « Ah, tes films mineurs… » Qu’est-ce que c’est, un film mineur ? Un film qui doit avoir l’autorisation de quels parents pour sortir ? On rêve !
La situation est différente dans la presse spécialisée. La plupart des titres gardent une liberté et une curiosité plus ou moins revendiquée et assumée selon les cas. Mais, pour des raisons économiques, par paresse, habitude ou conviction, certains d’entre eux ont tendance à couvrir plus largement les auteurs consacrés, ou reconnus, alors le mécanisme est plus ou moins le même… Sayonara a eu droit à un espace conséquent parce que le précédent film de Kōji Fukada, Harmonium, a reçu un prix à Cannes en 2016. On n’avait pas eu la même exposition ni le même espace avec Au Revoir l’Été, son premier film sorti en France en 2015.
La télévision, je ne vous apprends rien, est particulièrement soumise aux lois de l’audimat et donc de la rentabilité à court terme. Elle n’accorde donc aucune place aux films d’auteur, sauf, très exceptionnellement, lorsque leur sujet fait écho à l’actualité.
Du côté des radios généralistes, c’est sensiblement la même chose, sauf sur France Culture, qui est sans doute la seule à prendre encore du temps pour parler des films, et donner la parole à leurs auteurs.
Comment travaillez-vous précisément avec les salles ?
Guillaume Morel : En tant que petit distributeur qui fait un travail de défrichage sur des auteurs pas forcément connus ou sur des formes cinématographiques qui sortent un peu de l’ordinaire, je suis confronté au problème de l’accès aux salles. J’avais participé à la découverte de Kōji Fukada avec Au revoir l’Été en 2014, puis Harmonium a été primé à Cannes et a plutôt bien marché. J’arrive avec un autre de ses films, Sayonara, en espérant donc accéder sur Paris à deux ou trois salles importantes. Je ne les ai pas trouvées. J’y ai vu un message du marché sous-entendant qu’on ne souhaitait plus vraiment travailler avec des structures comme Survivance, préférant les distributeurs plus implantés, alors que je pensais que vu le parc de salles à Paris, il y aurait de la place pour tout le monde. Ma tribune est venue de là : alors qu’on était complètement débutants sur Au revoir l’Été qui durait 2h10, une longueur plutôt atypique pour un auteur inconnu, bizarrement, nous avons eu plus de salles à Paris qu’aujourd’hui avec Sayonara. L’économie de la sortie d’Au revoir l’Été, avec des budgets de communication serrés et en travaillant de manière quasi artisanale, n’est plus possible aujourd’hui étant donné la dégradation, le raidissement du marché.
La prise de risque est encore possible pour des distributeurs aux reins plus solides, qui peuvent faire jouer d’autres films dans la balance. Très concrètement : le dernier film de Lav Diaz, La Femme qui est partie, a accédé à l’UGC Cité Ciné Les Halles. C’est certes un Grand Prix à Venise, mais ARP est un distributeur indépendant très important, qui peut négocier avec les programmateurs grâce à ses autres films aux budgets marketing plus conséquents, pour lesquels plusieurs salles seront en compétition. Sans ce pouvoir de négociation, je suis évidemment démuni. Je ne sais pas comment convaincre les salles autrement qu’en leur disant que je crois au film, qu’on met tout en œuvre pour assurer sa rencontre avec les spectateurs, comme nous l’avons fait avec Emmanuel Vernières, notre attaché de presse sur Sayonara : des avant-premières, un public ciblé de personnes intéressées par la culture japonaise, par le théâtre contemporain, par la robotique ; des publics de niche qu’on a fait l’effort de chercher pour communiquer auprès d’eux. Comment faire ce travail d’indépendant, de passeur, dans un marché qui ne paraît plus du tout disposé à le recevoir ?
Damien Truchot : Le marché a commencé à changer quand les multiplexes sont allés chercher des films du côté de l’Art et Essai, justement. Quand j’étais jeune cinéphile étudiant, on fréquentait une salle Art et Essai en particulier. On savait très bien que le multiplexe situé en périphérie projetait des films très grand public. Dans mon souvenir, ce partage, à la fin des années 90, était très clair. L’arrivée des multiplexes sur l’offre Art et Essai crée une uniformisation puisque finalement, toutes les salles, indépendantes et multiplexes confondus, vont courir après les films Art et Essai porteurs, qui représentent une forme de nouveau marché. Les films d’auteurs largement identifiés comme Pedro Almodóvar, Woody Allen, Jim Jarmusch, distribués par des gros distributeurs indépendants, avec une très grosse force de frappe – affichages métro, kiosques, 4 par 3 – sont assez incontournables, désormais, y compris pour un très large public qui ne se sentait pas concerné avant. Mais aujourd’hui, on ne laisse plus le temps à de nouveaux auteurs qui seront peut-être les Pedro Almodóvar, les Woody Allen, les Jim Jarmusch de demain de se faire connaître. Face à une offre hebdomadaire très importante, de nombreux spectateurs et une partie de la presse semblent se suffire de ce qui est acquis et oublient de faire preuve de curiosité. Il y a des contre-exemples bien sûr, comme Mustang, premier film d’une réalisatrice qui a fait la Femis, film-météorite en terme économique sorti par un gros distributeur indépendant, Ad Vitam. On verra si Deniz Gamze Ergüven s’installera et si ses films auront la même exposition que ceux d’Almodóvar. Il me semble que Koji Fukada ou Hong Sang-soo sont des auteurs qui inventent des formes cinématographiques beaucoup plus fortes parce qu’ils ont d’abord émergé dans les lisières, et sur une temporalité beaucoup plus étirée. On pourrait presque relier la capacité à innover des cinéastes à quelque chose de proportionnellement inverse avec l’évolution du marché : plus le cinéaste bouleverse les codes du cinéma – les formes, les genres, les durées – moins il attire. C’est la définition même du label Recherche et Découverte du CNC, soit celui attribué aux films qui révolutionnent l’histoire du cinéma, notamment, qui bouleversent nos habitudes de spectateurs. Or ce label est donné à des films très, très, très différents. J’aime beaucoup The Grand Budapest Hotel, mais lui donner ce label, à un moment où Wes Anderson est largement installé dans le paysage cinématographique, y compris celui du grand public… La Vie aquatique, l’un de ces film précédent, aurait pu le recevoir sur les mêmes critères : succès public et critique d’un film qui renouvelle l’art du cinéma. Il y a une tendance, il me semble, à fermer les portes aux auteurs les plus pointus, les plus inventifs. Comment mieux définir ce cinéma qui innove et fait évoluer le regard des spectateurs ? Quels termes utiliser sans devenir péjoratif ? On imagine des gens se pinçant le nez « ce sont des films pour intellos » : la caricature-type d’un certain cinéma français au début des années 90. Aujourd’hui, on dirait sûrement d’eux « c’est de l’art contemporain », avec tout le mépris qui va avec. Les films qui sont portés par la presse et les grosses salles, ceux qui imposent une rentabilité économique rapide ne laissent pas de marge de manœuvre aux autres. Le temps d’exposition des films est incompatible avec la nécessité de faire du chiffre, et vite ! Pourtant, des films qui démarrent doucement se révèlent grâce au bouche à oreille… à condition de rester à l’affiche ! Au moment de la « rentrée littéraire », on parle des auteurs de ces nouveaux livres. Dans certains cinémas, on a tendance à oublier qu’il y a des auteurs avant le pop-corn – une proposition de vente additionnelle – et l’obligation de faire des recettes. En trois ans et demi, j’ai réussi à fidéliser une clientèle au-delà d’un quartier : sur une subtilité, une curiosité, un goût, mais aussi en allant le plus souvent possible, moi-même ou mon équipe, à la rencontre des spectateurs. Car développer le public d’une salle indépendante, c’est fédérer autour d’un goût partagé. Ce ne sont pas les multiplexes qui vont le faire, avec des machines à la place du personnel. Je démontre au Cinéma L’Archipel qu’on a besoin d’une équipe d’accueil pour développer des liens importants avec les spectateurs, comme avec les cinéastes invités. Chacun est ravi de découvrir que la salle est habitée.
En plus du développement de l’offre Art et Essai dans les multiplexes, les cartes d’abonnement illimité ont aussi changé les habitudes des spectateurs. L’ensemble concourt à une banalisation du geste d’aller au cinéma. L’idée qu’aller au cinéma est gratuit semble être acquise dans les esprits des spectateurs, y compris à au Cinéma L’Archipel. J’étais en caisse quand une petite fille a demandé à sa mère pourquoi elle ne payait pas car elle ne voyait pas d’argent dans sa main. Sa mère lui a répondu que c’était gratuit. Je l’ai reprise en l’informant que cela lui coûtait 21 euros par mois. Les spectateurs ne sont pas informés de la fragilisation des indépendants par les cartes d’abonnement illimité depuis 15 ans. Cet été 2017, les Cinémas Indépendants Parisiens, l’association qui réunit 32 salles indépendantes – dont le Cinéma L’Archipel – lancent enfin une carte commune de places de cinéma prépayées valable pour l’heure dans 24 salles. Elle est pensée comme une alternative à l’illimité, afin de souligner notre différence en terme de proposition tarifaire, comme la qualité de nos choix éditoriaux.
Avez-vous des propositions d’évolution à suggérer ?
Emmanuel Vernières : Je crois qu’Internet a déjà ouvert beaucoup de portes, même si, avec le temps, les sites se sont un peu trop cristallisés sur leur principe de départ de couvrir toutes les sorties, et considèrent que leur mission s’arrête un peu à ça. C’est dommage. Il y a tant de possibles à imaginer. J’aimerais bien que les choses s’ouvrent, que certains critiques essaient, par exemple, de ne pas si souvent résumer les films, ou d’interroger davantage le film lui-même que sa place dans la filmographie de son réalisateur… Il est toujours plus simple de faire le portrait d’une tête d’affiche que de se pencher sur les acteurs qui interprètent les seconds rôles… Mais pour ça, il faut, outre de l’espace et du temps, une volonté, un sens du risque et donc de vrais choix éditoriaux… Les médias qui se le permettent, ou qui s’y risquent, sont finalement trop peu nombreux.
Guillaume Morel : Comme on ne peut pas travailler comme les très gros indépendants ou les majors à grand renfort de marketing, avec spots radio et affichage, notre salut en matière de programmation réside, décidément, dans le travail main dans la main avec la salle, dans une communication idéale pour qu’on puisse travailler en amont. Ce n’est pas toujours possible, car le distributeur sait de plus en plus tardivement où son film sera pris le mercredi de la sortie. De plus en plus, il ne le sait que le lundi midi qui précède la sortie. Le savoir un mois avant permet pourtant d’avertir le public de la salle de cette future projection par de l’affichage et la bande-annonce. Il faudrait inventer la salle comme une librairie, ce qui implique une vraie éditorialisation des films, avec l’organisation de rencontres, l’invitation de critiques dans une ville, en région. C’est ce qu’on arrive à faire avec beaucoup de salles mais ce n’est pas forcément toujours entendu. On nous renvoie aussi souvent qu’il y a « trop de films », « trop de distributeurs », et que, du coup, les programmateurs et le public sont perdus. Mais où élaguer ? On me fait sentir que Survivance fait partie de la masse « superflue » des distributeurs des films… Alors que faire d’un auteur comme Fukada ou Kleber Mendonça Filho, qui n’auraient pas forcément été distribués en France sans une structure telle que la nôtre ? On peut trouver ce travail négligeable. Je pense au contraire que c’est une belle spécificité française d’avoir une offre cinématographique si riche. Ce travail de défrichage est en partie fait par les tout petits distributeurs. Une autre piste, complémentaire, serait un meilleur partage des écrans. Il faudrait des politiques culturelles très interventionnistes, pour que ça arrive en effet.
Il n’est pas rare que des critiques viennent présenter des films au public quand on le leur demande – et ils le font souvent bénévolement, d’ailleurs, sauf au Cinéma L’Archipel ! On pourrait aller plus loin, instaurer de vrais partenariats d’accompagnement : en la matière, aujourd’hui, les « partenariats » consistent surtout en des échanges d’espace de visibilité. Par exemple, le logo du partenaire-média sur l’affiche du film contre publicité pour ledit film dans ledit partenaire-média – ce qui n’implique pas toujours un espace rédactionnel équivalent… Les rédactions impliquées dans un partenariat pourraient aussi accompagner les films dans les salles, en rémunérant leurs collaborateurs, par exemple.
Une action du CNC serait-elle envisageable ?
Guillaume Morel : De la part du CNC, on pourrait imaginer une clause de diversité, qui imposerait aux multiplexes de programmer un film classé Recherche. Mais cela priverait les cinémas indépendants de ces films ! Dans les faits, à Paris – et a fortiori en France, où il y a énormément d’écrans – je trouve ça fou, décidément, qu’il y ait un écart si important entre les films Art et Essai dits « porteurs », programmés facilement dans 10-15 salles, et des films comme celui de Fukada qui n’ont que 3 séances par jour dans une seule salle parisienne. Les Bruits de Recife avait une douzaine de salles, puis le film a circulé dans plus de 100 salles. A Paris, la semaine de sa sortie, il a eu un seul programme plein de 4 séances par jour, au Balzac, sinon, il était en semi-programme au MK2 Beaubourg, au Saint-André des Arts et avec quelques séances à La Clef. Si je rapporte ça à des programmes pleins, on était à 3 salles à Paris. C’est peu mais aujourd’hui ça me paraît beaucoup !
Damien Truchot : La réforme de l’Art et Essai est effective, mais qu’en penser… Elle incite les salles à programmer des films Recherche qui sortent à moins de… 80 copies France ! 80 copies, soit le nombre de salles qui programment le film la semaine de sa sortie nationale, c’est beaucoup ! Les Bruits de Recife ont eu 12 copies France. Avec les impératifs des exploitants qu’on connaît – payer les salaires, faire des entrées, des recettes –, trop peu de salles s’engageront sur un film qui, possiblement, ne sortira que sur 12 écrans en France. Quitte à prendre un risque avec une telle sortie, autant choisir le plus petit film du gros distributeur indépendant qui aura moins de 80 copies France et qui obtiendra le label Recherche et Découverte.
Emmanuel Vernières : Heureusement, on a une politique culturelle en France qui permet aux petites structures de production, de distribution et d’exploitation, de continuer à exister, voire à survivre. Pour moi, et c’est fondamental, l’industrie du cinéma n’est viable qu’avec un département Recherche et c’est dans cet espace que les indépendants travaillent. Mais concernant les aides à la distribution, je crois que le CNC a du mal à comprendre la spécificité de la distribution dite de Recherche et les critères d’accès aux subventions privilégient plutôt les grosses sorties et les gros distributeurs.
Pour conclure, je dirais qu’on est vraiment en droit de s’interroger sur une contradiction majeure très nette en France, où les politiques clament haut et fort la défense de l’exception culturelle au niveau international tout en la laissant se réduire ici, en matière de cinéma, alors que quelques mesures fortes permettraient de pérenniser l’existence des artisans que nous sommes et que nous voulons continuer à être.
L’entretien a été réalisé à Paris le 16 mai et le 28 août 2017
Merci aux personnes extérieures pour leur regard.
Le dossier « Le cinéma en question » est composé de :
– L’édito, par Carine Trenteun et Olivier Rossignot
– L’entretien avec Guillaume Morel (distribution), Emmanuel Vernières (relations presse) et Damien Truchot (exploitation), par Carine Trenteun et Olivier Rossignot
– L’entretien avec Vincent Paul-Boncour, directeur et co-fondateur de Carlotta Films : les ayants droit, par Pierre-Julien Marest
– L’entretien avec Franck Finance-Madureira, président-fondateur de la Queer Palm du Festival de Cannes : le cinéma LGBT+, par Carine Trenteun
et de la partie “Voyez-vous une évolution de votre métier ?”
– La réponse de Christophe Honoré, par Carine Trenteun
– La réponse d’Álex de la Iglesia et Jorge Guerricaechevarría, par Carine Trenteun
– La réponse de Claire Simon, par Carine Trenteun
– La réponse de Costa-Gavras et Michèle Ray-Gavras par Carine Trenteun
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).