Alors que les rééditions de films, en Blu-ray ou DVD, sont légion, tout comme leurs ressorties en salles, l’accessibilité de certains auprès des spectateurs se révèle encore souvent un véritable chemin de croix, quand elle ne ressemble pas au mythe de Sisyphe. Il serait aisé de penser qu’une fois terminée, l’œuvre n’appartient plus à l’artiste, mais aux spectateurs. Et dès lors que son auteur en a obtenu satisfaction pécuniaire, à ce que l’on appelle patrimoine de l’humanité. Si Werner Herzog a pu, parmi tant d’autres, souligner à quel point l’acte de filmer est primordial [1], le cinéphile peut arguer, d’un même allant, qu’il lui est nécessaire de voir l’objet de son désir dans une salle de cinéma. Et, pourquoi pas, s’autoriser à qualifier de crime contre l’art toute obstruction à la diffusion des œuvres cinématographiques. Dans les faits, la propriété intellectuelle perdure 70 ans après la mort de l’artiste, et est aux mains des ayants droit.
Quand ces derniers ne sont pas introuvables, certains usent de leur droit pour empêcher la diffusion des œuvres qu’ils détiennent. De ce fait, en 2018, il n’est toujours pas envisageable que La Maman et la Putain de Jean Eustache soit projeté en sortie nationale [2], encore moins édité (alors qu’une simple recherche sur le net permet de visionner le film avec une facilité déconcertante !). Il en est de même pour l’étonnant Démon des femmes, de Robert Aldrich et tant d’autres films qui nous sont interdits. La veuve de Stanislas-André Steeman, auteur de Légitime défense, dont Quai des Orfèvres est l’adaptation, avait interdit l’exploitation du film d’Henri-Georges Clouzot, furieuse d’un commentaire de presse qui avait qualifié le film de « chef-d’œuvre à partir d’un mauvais roman » [3].
Mais nul besoin de la mort de l’artiste pour que ses œuvres soient inaccessibles. Souvenez-vous du combat de Pierre Étaix et de Jean-Claude Carrière, largement relayé dans la sphère publique et qui avait fait l’objet d’une pétition. Il aura fallu vingt ans de conflit pour que le clown récupère les droits de ses métrages, puisse enfin les restaurer et les diffuser en salles et en DVD [4]. Quant à la distribution des œuvres des Studios Ghibli aux USA, c’est la Walt Disney Compagny qui en acquiert les droits en 1996, et réserva, notamment aux Miyazaki, des sorties très confidentielles. Quant aux films antérieurs à 1997, ils sortaient directement en DVD. Faut-il y voir une peur d’être concurrencé sur son propre terrain ? En tout cas, rien d’illégal, quelle que soit la frustration des spectateurs américains [5].
Pour en savoir davantage sur la gestion des œuvres des cinéastes défunts, leur édition et leur distribution, l’avis éclairé de Vincent Paul-Boncour, directeur et co-fondateur de Carlotta Films, spécialisé dans l’édition et la distribution de classiques était donc le bienvenu. La qualité du travail de cet éditeur fait la joie des cinéphiles depuis presque vingt ans.
Pierre-Julien Marest et Carine Trenteun
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Vous avez un catalogue éclectique, comportant de œuvres de cinéastes de tous pays, de toutes époques.
Nous travaillons sur la notion d’auteur, c’est ce qui nous intéresse le plus ; c’est-à-dire, non pas sortir un film de manière isolée, mais d’essayer d’éditer des intégrales, de travailler par coffrets ou sur la durée. Nous essayons d’être sur tous les champs possibles : suppléments, livres…
Vous avez dû être confrontés à toutes sortes d’ayants droit : studios, sociétés de production, héritiers…
Sans oublier les vendeurs internationaux. Certains sont spécialisés sur le patrimoine, d’autres représentent des catalogues. Il y a bien sûr des sociétés historiques, comme la Shochiku ou la Toho, qui possèdent les droits de plusieurs Ozu, Mizogushi, Kurosawa. La Shochiku fait un gros travail de restauration sur son catalogue et les met à disposition de leurs ayants droit à travers le monde. Par ailleurs, il y a des ayants droit indépendants, comme des héritiers ou des fondations. Je pense notamment à la Film Foundation de Martin Scorcese, ou à d’autres sociétés qui entreprennent des restaurations, souvent onéreuses, et diffusent les œuvres, notamment via des festivals, puis peuvent faire appel des éditeurs ou des distributeurs.
Au sujet des héritiers, vous avez dû vous intéresser à l’œuvre de Jean Eustache, qui est toujours indisponible en DVD…
Effectivement, comme tout le monde. Mais, l’histoire est connue, c’est pour ainsi dire un cas d’école, inutile de revenir dessus. Pour parler du cas des héritiers, de manière générale, certains sont, pourrait-on dire, dans la réalité, et savent ce qu’est la valeur du film par rapport au marché. Je pense notamment à la Fondation Fassbinder, et à sa veuve, Juliane Lorenze, qui fut aussi sa monteuse sur plusieurs films, qui fait un travail remarquable. Elle gère les droits de l’essentiel des films de Rainer Werner Fassbinder, les restaure, travaille son catalogue et sait sa valeur, c’est-à-dire le potentiel commercial de ses ressorties. Nous sommes dans un rapport vivant et constructif.
Est-ce toujours le cas ?
Certains, hélas, sont dans une autre relation à ce patrimoine, plutôt possessive, et confondent parfois valeur artistique et marchande, si bien qu’ils ne trouvent d’accord avec personne. Parfois, ils ont tout simplement du mal à accepter que le travail d’un membre de leur famille soit exploité par autrui, craignent d’en être dépossédés, de couper le cordon ombilical. C’est presque de la psychologie. Cela tient peut-être à l’appellation des contrats qu’on leur propose, qui sont des contrats de cession. Il y a parfois la peur de céder son patrimoine, d’éprouver un sentiment de dépossession.
Qu’en est-il des jaquettes de vos DVD, qui peuvent concerner le droit à l’image ?
Par exemple, lors de la ressortie de Belle de jour, de Luis Buñuel, Studio Canal était en relation avec Catherine Deneuve pour faire valider le visuel. Mais ce pas nous, en notre qualité de distributeur, qui avons eu à faire les démarches. Cela appartenait au producteur. Effectivement, la question du droit à l’image s’est posée. De manière générale, on travaille main dans la main avec les ayants droit, on leur soumet les jaquettes, on fait tout pour travailler dans un rapport de confiance.
Qu’en est-il de la propriété intellectuelle des photographies de plateau ?
Pour la sortie de Out One de Jacques Rivette, nous avons reproduit des photographies de plateau de Pierre Zucca. Nous avons travaillé avec sa veuve, Sylvie, qui s’est intimement impliquée, même si elle ne représentait pas directement les droits, qui appartiennent aux Films du Losange. Ce fut un exemple de collaboration vertueuse. Curieusement, le producteur ne détenait pas les droits. Il n’y avait pas eu de contrat à l’époque, donc on était dans une sorte de flou artistique. C’était important, à mes yeux, de faire figurer ces photographies dans le livret, puisqu’elles faisaient partie du projet artistique de Jacques Rivette. Cependant, la question des droits des photographies de plateau s’est éclaircie, je pense notamment à Raymond Cauchetier, que Beauregard avait notamment employé sur le tournage d’À bout de souffle. Il y a eu la création du code de la propriété intellectuelle, en 1992, qui a réaffirmé la qualité des photographes de plateau à jouir de leurs droits d’auteurs.
Mais vous devez être confrontés à d’autres types d’ayants droit. Par exemple, lorsque vous aviez sorti votre coffret Siodmack, vous avez notamment incorporé au livre la nouvelle d’Hemingway dont est tirée les Tueurs de Siodmack.
En effet. Nous étions rentrés en contact avec le Hemingway Trust, et Gallimard pour la traduction française. Mais, c’est variable. Plus récemment, pour l’édition de Body Double, nous avons acquis les droits d’un livre inédit en France, écrit par Susan Dworkin, Double de Palma, et l’avons fait traduire en français.
Y a-t-il des pratiques dont vous auriez eu vent, et qui vous choquent, chez d’autres éditeurs ou distributeurs ?
Comme vous le savez, chaque profession a ses voyous. Évidemment, ce qui peut me choquer, ce sont certains qui distribuent des films sans en avoir les droits, ou qui jouent sur le litige d’un film qui serait dans le domaine public, c’est-à-dire libre de droits, dans un territoire et pas dans un autre. Ou considéreraient avoir les droits du scénariste, et le représenter. Heureusement, il n’y a plus beaucoup de sociétés pour s’adonner à ce genre de pratiques.
Il y a, par ailleurs, certaines pratiques, connues de la profession. Je songe à un distributeur qui travaille sur le cinéma de patrimoine et sort des films dont il ne détient pas les droits, en utilisant, en toute illégalité, des masters de Blu-ray sortis aux États-Unis, et bénéficiant donc de leur travail de restauration. C’est peinant, puisque ce faisant, il ressort des films, mais en catimini, et sabre le travail d’autres distributeurs qui auraient pu donner à ce même film la chance de bénéficier d’une ressortie de qualité. Cela me semble contre-productif dans la transmission de la cinéphilie, c’est-à-dire la découverte de films rares par de nouveaux spectateurs. Et si nous souhaitions faire un travail convenable sur ces films, nous prendrions le risque d’encourir des procès, ce distributeur estimant, à juste titre ou pas, en détenir les droits. Ainsi certains films de Roberto Rossellini avec Ingrid Bergman ont pu être exploités de manière pirate.
On peut imaginer que cela trouble l’équilibre écologique du marché…
Oui, tout comme la méconnaissance du marché, par de nouveaux arrivants, qui s’imaginent parfois qu’un film peut valoir un million, alors qu’il tournerait plutôt autour de 10 000 ou 50 000 euros. Ces nouveaux arrivants peuvent être soutenus, par exemple, par des fonds d’investissement, qui investissent deux à trois fois plus que la valeur réelle. Hélas pour eux, ils leur arrivent fréquemment de subir un retour de bâton, celui de la réalité économique. Après tout, ce n’est pas parce qu’on a de l’argent qu’on a envie d’en perdre.
Avez-vous des regrets, des films que vous rêviez de faire mais n’avez pu sortir à cause de problèmes de droits ?
Évidemment, j’aimerais beaucoup sortir les films de Jean Eustache, comme beaucoup d’autres distributeurs. Là, ce ne sont pas des problèmes de droits, mais d’acquisition de droits. Quant aux films d’Alfred Hitchcock produits par David O. Selznick, que nous venons d’éditer, c’était un vieux rêve. Il a été difficile d’identifier les ayants droit, mais à force de persévérance, nous avons réussi.
De manière générale, ce qui est rageant, c’est de ne pouvoir, pour telle ou telle raison, acquérir tel film, et de le voir sorti par un autre, mais dans de mauvaises conditions. Ceci dit, il y a tellement de films dans l’histoire du cinéma. Et nous sommes en relation avec de nombreux ayants droit qui veulent perpétuer l’existence des films en leur possession, pour les nouvelles générations. Je pense à Barbet Schroeder, avec qui on travaille depuis des années, qui est extrêmement touché que ses films continuent d’être diffusés dans les festivals, de ressortir en salles ou d’être édités. Les œuvres qui ne sont pas montrées finissent par disparaître de la mémoire cinéphilique.
Un auteur en particulier : Robert Aldrich.
On a sorti En quatrième vitesse. Je m’intéresse beaucoup à sa fin de carrière, notamment Le Démon des femmes, Faut-il tuer Sister George ? C’est hélas compliqué avec Robert Aldrich, ce sont des films qui sont difficiles à identifier en termes d’ayants droit. Et puis, ça peut-être des questions de matériel, c’est-à-dire simplement de trouver une copie exploitable du film. Mais cela peut toujours se débloquer du jour au lendemain.
Sur la question du piratage de films par des particuliers…
Si je peux comprendre le piratage lorsque les films sont introuvables, je ne peux que le déplorer lorsque le travail a été fait et que les films sont disponibles via une offre légale.
Dans une interview, Jean-Luc Godard a déclaré : « Un auteur n’a pas de droits, il n’a que des devoirs. »
Ah, Jean-Luc Godard, c’est difficile… Difficile de le battre par rapport à ce qu’il dit, dans le sens où tout ce qu’il affirme est vrai, juste, et extrêmement bien formulé. Je répondrai – moins subtilement que lui – qu’un auteur a des droits comme des devoirs. Il a les devoirs d’un auteur, et le droit de vivre de son art.
Entretien réalisé par Pierre-Julien Marest en novembre 2017.
[1] Notamment en tournant La Soufrière.
[2] Projection au Forum des images, dimanche 7 janvier 2018 à 16h00
[3] Article du Figaro de Léna Lutaud « Des œuvres souvent bloqués par des ayants droit » du 06/04/2009.
[4] Article du Monde de Jean-Luc Douin « Le droit au rêve retrouvé de Pierre Etaix » du 03/07/2010.
[5] Article de Kotaku de Cecilia D’Anastasio « GKIDS Takes Over U.S. Studio Ghibli Distribution From Disney du 08/10/2017.
Le dossier « Le cinéma en question » est composé de :
– L’édito, par Carine Trenteun et Olivier Rossignot
– L’entretien avec Guillaume Morel (distribution), Emmanuel Vernières (relations presse) et Damien Truchot (exploitation), par Carine Trenteun et Olivier Rossignot
– L’entretien avec Vincent Paul-Boncour, directeur et co-fondateur de Carlotta Films : les ayants droit, par Pierre-Julien Marest
– L’entretien avec Franck Finance-Madureira, président-fondateur de la Queer Palm du Festival de Cannes : le cinéma LGBT+, par Carine Trenteun
et de la partie “Voyez-vous une évolution de votre métier ?”
– La réponse de Christophe Honoré, par Carine Trenteun
– La réponse d’Álex de la Iglesia et Jorge Guerricaechevarría, par Carine Trenteun
– La réponse de Claire Simon, par Carine Trenteun
– La réponse de Costa-Gavras et Michèle Ray-Gavras par Carine Trenteun
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