S’il y avait un cinéaste québécois attendu en Cévennes, c’était bien Louis Bélanger dont la comédie Les mauvaises herbes, sortie à l’automne précédent, avait dérouillé les zygomatiques et marqué les esprits. Non seulement il ne s’agissait pas d’un coup isolé mais en plus, cette édition du festival 48 image seconde nous permettait de découvrir un autre film québécois majeur avec son magnifique Gaz bar blues ( 2003 ). De quoi donner envie de revenir plus longuement sur un auteur si populaire en son pays. On le comprend sans peine tant le bonhomme est en plus un véritable showman qui s’y entend pour dérider le spectateur à l’heure des débats. Il est tout aussi passionnant et l’entretien qui suit revient largement sur un parcours plus dense qu’un placard de chanvre, doublé au passage d’un vrai regard cinéphile. Enfin, quand il ne cultive pas l’humour sous la chaleur humaine, il est un redoutable moissonneur de prix. À défaut d’une sélection cannoise ou d’une sortie d’un de ses nombreux films restés inédits, la République lui a décerné comme cadeau de Noël, le titre de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, notamment pour sa capacité à faire rayonner la langue française. Sauf que la francophonie, c’est aujourd’hui ce machin impérialiste qui n’intéresse plus personne chez nous et nous sert juste de tête de pont dans les contrées lointaines. (soupir ) Amis québécois, créoles et les autres, peu importe ce que vous avez à dire, tant qu’on comprend que c’est à peu près en français… Alors avis aux épicuriens, à ceux qui aiment autant le fond que la forme et tous les accents, c’est plutôt autour d’une table ronde au fin fond des Cévennes que l’on put enfin trouver le Graal, soit le cinéma aussi généreux que chevaleresque de Louis Bélanger.
Quand avez vous eu l’envie de vous lancer dans le cinéma ?
En réalité, je pense que ça remonte à la petite enfance. Mon frère organisait des jeux autour de la maison mais nous, on ne jouait jamais aux cow-boys et aux indiens ou à la guerre. Mon frère disait : « On fait des films ». Bien sûr, on n’avait pas de caméra mais on mettait en scène. On répétait l’action jusqu’à ce qu’elle soit parfaite. Grosso modo, c’était des cascades. Un peu plus tard, je suis entré à l’université pour étudier le journalisme et là, un professeur m’a dit « Tu n’es pas à ta place. Parce que tu ne veux pas raconter la réalité mais des histoires. Le journalisme, ça demande une objectivité. Tu ferais mieux d’aller en Cinéma. » Et il y avait en cinéma un de mes copains qui m’a dit de venir, que c’était plus rigolo et que les filles y étaient plus belles. Bon, je n’étais pas un étudiant très studieux. Mais juste en face de l’université du Québec à Montréal, il y avait la Cinémathèque québécoise. Si je n’étais jamais en cours, je suis devenu un rat de cinémathèque, autrement dit j’ai été cinéphile avant de devenir cinéaste. J’ai appris mon glossaire, mon alphabet cinématographique en voyant des paquets de films. Petit à petit, j’ai commencé à tourner des courts-métrages, puis de là, je suis tombé dans le long.
Vous coréalisez vos premiers courts-métrages avec Denis Chouinard au sein de la Coop vidéo de Montréal. À cette époque, aviez-vous autant de goût pour le documentaire ou l’expérimental que pour la fiction ?
On allait vers la fiction mais en nourrissant nos films d’observations de la société. Par exemple, il y avait eu une arrivée massive de boat peoples au Québec dans les années 70. Le soleil et ses traces ( 1990 ) parlait un peu de ça. Il faut aussi rappeler le très fort ancrage documentaire de l’ensemble du cinéma québécois. L’Office National du Film (ONF ) a produit beaucoup de documentaires, puis ces mêmes cinéastes sont passés à la fiction. C’est le trajet à faire chez nous, de faire d’abord ses classes en documentaire si on veut ensuite arriver à la fiction.
Dans ce très beau film, on voyait déjà une attirance pour la comédie, par exemple dans la scène où les trois collocs s’accrochent à l’arrière d’une voiture. Le mélange des tons se retrouvera souvent chez vous…
( rire ) Ah ça, c’est ce qu’on appelle chez nous du « ski bottines » : s’accrocher au pare choc des voitures pour glisser dans les rues enneigées. Une de mes grandes influences, c’est le cinéma tchèque de la Nouvelle Vague et la suite : Jiri Menzel, Milos Forman… Je trouvais qu’ils avaient un sens de l’humour qui pouvait ressembler à celui des québécois. Puis après ça, on a découvert tous ces films italiens comme ceux d’Ettore Scola ou Pain et chocolat, où on rigole avant que ça ne devienne beaucoup plus sérieux. Même chose dans Nous nous sommes tant aimés ou Affreux sales et méchants où, sous le couvert de l’humour, on traite de réalités, de promiscuité et de problématiques sociales. Aussi, j’ai toujours pensé qu’il était possible de construire un pont entre l’humour et le drame. C’est ce que j’essaie de faire dans nos films. Ensuite beaucoup plus tard, j’ai découvert le cinéma anglais des Ken Loach ou Mike Leigh qui sont très habiles à cet art là…
Dès cette époque, on retrouve entre autres Robert Morin à la caméra et une filiation avec ses recherches formelles de la période : esthétique nocturne, couleurs…
Mais Robert n’a fait la caméra que sur ce seul film. La jonction entre Robert et moi s’est faite par la France. Avec Denis, on avait fait fait notre premier court qui s’appelait Dogmatisme ou le songe d’Adrien ( 1987 ) qui a été invité au très pointu festival de Montbéliard ( Rencontres internationales de la vidéo et de la télévision, 4ème édition en 1988 avec une importante rétrospective québécoise ). Nous on faisait de la vidéo parce que c’était le médium pauvre pour faire du cinéma. On ne se considérait pas comme des artistes visuels mais on l’utilisait parce qu’elle correspondait à l’urgence qu’on avait de dire des choses. Donc on arrive à Montbéliard et on rencontre un grand efflanqué qui s’appelait Robert Morin et auquel le festival avait donné une carte blanche. Là, on se rend compte que cet inconnu au bataillon chez nous présentait pas moins de vingt cinq vidéos. Donc on découvre ce gars qui avait une production extraordinaire et qui nous dit « J’aime bien votre film. Quand vous allez revenir à Montréal, passez nous voir à la Coop. On va vous passer une caméra et on va vous aider à faire des films ». Robert voulait qu’en échange, on l’aide à écrire son second long-métrage. Je n’avais jamais écrit de long-métrage et c’est donc ce deal qu’on a passé en France, à Montbéliard ! J’ai donc appris à écrire en travaillant sur le scénario de Robert et lui nous a prêté une caméra. Il a aussi fait l’opérateur sur un de mes films, Les galeries Wilderton ( 1991 ), ce qui m’a permis de découvrir toutes les ressources d’utilisation du médium vidéo en cinéma.
Vous réalisez à 35ans votre premier long-métrage, Post mortem ( 1999 ) et là, c’est aussitôt une pluie de prix dans les festivals, aux Jutras… Comment gère-t-on alors le passage au second film ?
Post mortem était un geste d’une innocence rare. On rêve de faire son premier long mais finalement, on ne nous donne pas la totalité du financement. Non, on nous donne une tape dans le dos et une corde pour se pendre avec ! Si tu as de la chance, tu t’en sors. Post mortem avait récolté une quinzaine de prix à l’international ou en national. Bertrand Tavernier m’avait pris sous son aile protectrice et avait fait que le film aille à Londres et un peu partout. Ça devenait plus sérieux. Il y a donc une certaine pression pour réaliser le second parce qu’il y a des attentes sur le film suivant. Or, moi j’ai toujours dit que la peur n’était pas un bon moteur de création. Je suis donc resté dans une certaine innocence. Je ne me suis pas pressé et j’ai préféré aller travailler sur les scénarios d’autres personnes. J’avais des souvenirs de jeunesse : mon père avait une station service à Québec où on vendait de l’essence. Et quand je racontais ces histoires de ma jeunesse, on me disait que ça devrait être ça mon prochain film. Moi je disais « Non, ça c’est une psychanalyse, c’est pas un film ! » ( rires ). Donc j’ai jeté dès lors de vagues idées sur papier, qui seraient plus tard les bases de mon plus gros succès populaire, Gaz bar blues.
Mais avant cela, vous aviez aussi consacré un docu-fiction à jean-Claude Lauzon, Lauzon, Lauzone ( 2001 )…
( surpris ) Ah oui, c’est vrai ! Entre les deux, je suis revenu au documentaire et c’était une belle chose parce qu’on voulait que je me dépêche de surfer la vague de Post mortem et moi au contraire, j’ai ralenti. Bizarrement, je ne voulais pas réaliser ce documentaire là. Quand on me l’a proposé, j’ai bien senti que c’était parce que j’étais « la saveur du mois ». D’habitude, j’écris toujours mes scénarios mais cette fois ci, on me fait lire un scénario sur Jean-Claude Lauzon et on me dit que ce serait bien que je fasse ce documentaire. J’ai refusé pour deux raisons : les viandes froides, c’est pas mon truc, je ne vais pas faire un documentaire sur un cinéaste décédé. L’autre raison étant que Lauzon n’était pas un mec sympathique. Il fermait les portes aux jeunes cinéastes plutôt qu’il ne les leur ouvrait…
Par contre ses films, Un zoo la nuit ou Léolo, étaient-ils importants dans votre bagage ?
Oui… Alors là, je lis le scénario et je me rends compte que ce n’est pas du tout un film sur Lauzon mais sur les affres de la création. Et que je me reconnais là dedans… Je fais donc dans ce film un espèce de voyage dans ce qu’est le métier de cinéaste et sur le rapport à l’acte de création. Ça, c’était extraordinaire à faire. Donc j’ai eu beaucoup de plaisir à faire ce film en travaillant avec des gens totalement extérieurs à mon équipe habituelle et à la Coop vidéo de Montréal. Je pense que ça m’a aussi permis de décanter et d’être prêt pour faire Gaz bar blues.
Dès cet époque, vous alterniez aussi le cinéma et les œuvres pour la télévision. Qu’est ce que ces expériences vous ont apporté ?
C’est vrai que j’oublie ça. Les studios américains m’ont demandé de faire des films à Montréal. J’en ai réalisé trois que je ne mets pas dans ma filmographie car j’aurais pu les signer sous un autre nom, car c’est vraiment une autre signature. On appelle ça des « movies of the week ». Les studios américains viennent à Montréal avec des acteurs américains ou canadiens anglophones et ils engagent un réalisateur et une équipe technique. Du coup, j’ai tourné Détroit, Chicago et New-York à Montréal ! Parce que c’est une ville où on peut faire Prague comme recréer l’illusion d’être dans des villes américaines. En même temps, ces films m’ont appris pas mal de trucs. Il y a beaucoup de cascades, de scènes de nudité… Ce sont des films très formatés. Mais une fois qu’on fait ses propres films, tous ces trucs là, il faut les jeter à la poubelle parce que c’est un langage cinématographique très conventionnel. Pour arriver à faire ce genre de longs-métrages dans un temps imparti de dix huit jours, il faut faire du champ contre champ, des establishing shots… Je n’utilise pas du tout cette grammaire là dans mes films, mais j’y ai par contre appris à être très organisé sur un plateau de tournage.
J’imagine que ça vous a aussi libéré sur l’écriture très autobiographique d’un projet comme Gaz bar blues, en vous donnant de la maturité et de l’assurance technique. La preuve en est que Gaz bar blues est à nouveau un énorme succès critique et populaire.
Oui mais je pense que Gaz bar a marché à partir du moment où je me suis affranchi de la figure de mon père. Parce que je mets en scène ma propre famille. Je dis toujours que Gaz bar est un grand mensonge sur un grand fond de vérité… Au départ, par respect, on n’ose pas fictionnaliser. Mais c’est pourtant quand j’ai pu voir la fiction dans la réalité que j’ai été capable d’accoucher de la version finale, de la version de tournage. Il faut savoir que j’écris toujours beaucoup de versions de mes scénarios. Ici, c’était un tournage, un montage et un mixage extrêmement faciles. Moi je me disais « ça se peut pas, il y a quelque chose de méchant qui nous attend au tournant ! ». Non, c’est un film qui s’est fait dans une certaine quiétude, un certain bonheur. On n’a pas souvent cette occasion au cinéma…
C’est donc du à un scénario particulièrement travaillé…
Et à une connaissance parfaite de ce qu’on va faire. Quand je dirigeais les comédiens, je savais exactement où j’allais. Les gens pensent généralement que c’est une vraie station service. C’est un décor ! On a bâti cette station selon mes souvenirs : je me rappelais où était la machine à liqueurs, combien de pas il fallait faire entre l’îlot de service et les pompes à essence ou entre le siège à l’intérieur de l’habitacle. Ou encore le temps que ça prenait pour arriver aux pompes et en partir. Bref, je connaissais les moindres détails et c’est rare qu’on arrive à la connaissance parfaite d’un sujet.
Le film choral existait déjà dans le cinéma québécois ? Dans le sens où tous les membres de la famille sont traités à part égale…
Oui, je pense aux films comme Les Plouffe de Gilles Carle, ceux de Denys Arcand et même dans une certaine mesure, au Léolo de Jean-Claude Lauzon… D’ailleurs je me rappelle que dans la toute première version de Gaz bar, la voix était celle de l’enfant. Et c’est Robert Morin qui m’a dit « je pense que tu fais fausse route, ça devrait être celle du père » et quand j’ai changé pour celle du père, en effet le film a pris place plus facilement.
Le casting est au diapason. Comment travaillez-vous avec les comédiens ?
Je ne fais pas beaucoup de casting. Je dis toujours que je vis et je meurs avec mes décisions. Je vais beaucoup au théâtre et comme on est une petite communauté – on n’a pas un bassin comme en France ! -, chez nous les comédiens font régulièrement le saut entre le théâtre et le cinéma. Une production théâtrale dure trois semaines ou un mois. Un an, ça n’est pas possible sauf pour les opéras ou les comédies musicales de Luc Plamondon. Ce qui veut dire que les comédiens ne peuvent pas vivre d’une seule pièce de théâtre, ils sont obligés de travailler au cinéma et à la télévision. Si je regarde peu la télévision, je vais souvent au théâtre et je regarde aussi beaucoup les films des autres. Un comédien qui a cinquante ans, tu sais logiquement ce qu’il peut faire. Tu n’as pas besoin de lui faire passer une audition. Et puis un comédien que tu viens voir pour lui proposer un rôle, il se sent choyé et désiré. Alors, il va se décarcasser pour toi.
Donc ça veut dire installer une ambiance favorable. Y a-t-il une part de répétitions ?
Et voilà, il n’y a pas beaucoup d’improvisation ! Je crois beaucoup aux vertus des bières et des cafés partagés en amont du projet. Je suis une avalanche d’informations. Je dis aux personnages et ce, même si ce n’est pas dans le film, dans quel milieu il a été élevé, s’il y avait de la musique classique ou populaire à la maison, est-ce que ça mère faisait des plats congelés ? Après tout ça, quand on arrive sur le plateau, l’acteur connaît le background du personnage. Et comme je me casse les nénettes à écrire mes scénarios très longtemps, je demande avant de me proposer autre chose, à ce qu’on joue ce que j’ai écrit et là, on verra si ça fonctionne ou non. Si ça marche pas, on va le savoir très rapidement et je vais alors m’ouvrir aux propositions. On va trouver des solutions. « Mais sil te plaît, joue ce qui est écrit ! » Je passe beaucoup de temps à les écrire donc je connais la musicalité de mes dialogues. Habituellement, je prend des comédiens qui sont en mesure de respecter ça. Bien sûr, je connais moins les jeunes générations. Pour les jeunes acteurs, là je vais en casting. Pour Gaz bar, je travaillais avec Serge Thériault qui joue le père, et Gilles Renaud qui sont des comédiens chevronnés et dont on sait ce qu’ils sont capables de faire. Pour Serge, je lui ai fait voir beaucoup de documentaires sur la maladie de Parkinson. On y a passé beaucoup de temps et oui, on a répété pendant deux semaines. Pas tout le film mais les scènes que je pensais devoir être répétées. On dirait que je le fais moins maintenant, que j’ai gagné en confiance. Ceci dit, mon prochain film va être avec des enfants donc là, j’ai prévu beaucoup de temps de répétition.
La lumière et les tons du films sont une autre des grandes réussites du film avec cette ambiance particulièrement chaleureuse. Qui en sont les artisans ? Est-ce que vous travaillez toujours avec les mêmes personnes ?
À cette époque, je travaillais tout le temps avec Jean-Pierre Saint Louis avec qui j’avais une relation particulière, parce que Jean-Pierre, c’est ou le directeur photo ou l’opérateur. Pour la petite histoire, auparavant j’ai quand même été son assistant caméra pendant huit ans. Lui me faisait courir, me faisait tirer le point pour lui. Je portais le trépieds sur des documentaires en Afrique ou partout. Il m’avait donc formé à l’image et quand il nous fallait une deuxième caméra, c’était moi qui m’en chargeait pour lui. Il y avait aussi cette signature de la Coop vidéo, qui était l’utilisation de certaines focales. On travaillait beaucoup avec les mêmes objectifs, des objectifs variables, des zooms, ce qui fait que parfois on recadrait pendant les prises, ce qui permettait une certaine spontanéité dans le jeu. Je demandais aussi à Jean-Pierre de ne pas assujettir les acteurs aux lumières mais plutôt l’inverse, de les adapter aux déplacements des acteurs. Je n’aimais pas qu’on fasse jouer les comédiens sur des X qu’on a collés au plancher parce qu’on n’a pas éclairé le reste, ce qui fait que les comédiens sont coincés à l’intérieur d’espaces de jeu. Donc une approche un peu naturaliste des lumières mais qui doit pourtant être belle, agréable à l’œil mais qui ne nous encarcane pas. Souvent, je demandais aussi que l’on ne rende pas trop ostentatoires les mouvements de caméra ou les changements de lumière, que la technique ne jette pas ombrage à la scène. Je veux que l’attention du spectateur se porte sur le jeu et les émotions. J’avais beaucoup lu sur ce travail chez Ken Loach. Il faut que ça soit joli esthétiquement, mais pas que ça prenne tout le plancher. Voilà mes paramètres !
Le récit s’offre une parenthèse à Berlin sous forme de journal photographique. On peut voir ça comme emblématique de votre rapport à l’art ?
En réalité, ce passage du film est un peu accidentel. Mais c’est bien moi qui ait fait les photos qui apparaissent dans le film. Elles traînaient dans un tiroir depuis treize ou quinze ans. Quand le mur est tombé, j’étais à l’époque en collocation avec Robert Morin. On regardait la télé avec ma copine et là, je vois ces images de l’ouverture du mur. Je me dis que le monde est en train de changer et que la donne ne sera plus jamais la même. Le lendemain, j’étais dans un avion. Je n’avais pas d’argent donc pas de caméra. Tout ce que j’emportais, c’était un appareil photo. J’ai emprunté un walkman pro et un micro dans l’idée de faire quelque chose dans le style de La jetée de Chris Marker, où le son est en continu mais les images photographiques s’entrechoquent. Le projet n’a pas abouti mais l’idée demeurait. Donc quand j’ai fait Gaz bar, j’ai situé l’action en 1989 et pensé qu’un des enfants pourrait être pris dans ce changement de société en toile de fond. Un moment où les choses vont très rapidement devenir obsolètes. Mine de rien, novembre 1989, c’est le jour 1 de la mondialisation. Quand le mur de Berlin est tombé, l’explication du monde que j’avais reçue depuis ma naissance, les deux façons de vivre, les communistes, les capitalistes et le rideau de fer, tout ça est tombé et la mondialisation est arrivée. Ça, on n’était pas au courant. Mais avec le recul, en 2001, au moment où j’écris le scénario, je suis capable de poser ce regard là sur les événements. C’est comme ça que Berlin a débarqué dans Gaz bar blues.
Ken Loach en avait justement anticipé la désillusion dans son très beau Fatherland…
Oui !
En 2009, vous tournez The timekeeper ou L’heure de vérité en français, dont le scénario a été écrit d’après le roman de Ferguson avec Lorraine Dufour, votre productrice, qui est aussi monteuse et l‘une des fondatrices de la Coop vidéo de Montréal. C’était étonnant comme démarche de la part d’un francophone de s’en aller tourner au Québec un film en anglais, même si on le comprend mieux si l’on prend en compte votre participation aux Movies of the week. L’acteur principal, Roy Dupuis, est lui aussi québécois…
Oui, mais il ne faut pas oublier qu’il avait joué à Toronto dans une série très populaire et vendue aux États-Unis, puis partout dans le monde, qui s’appelait La femme Nikita ( 1997-2001 ), un spin off du Nikita de Besson. C’était Roy qui faisait le gars qui manipule Nikita. En tout cas, ce film a été une drôle d’affaire dans mon parcours. Après le succès de Gaz bar blues, j’ai eu beaucoup d’offres qui venaient de partout. Je me disais que c’était le moment de faire un gros truc. Alors il y a ce roman de Trevor Ferguson, The timekeeper, qui moi me faisait rêver. Il se trouve que l’auteur habite Montréal. Ça a cliqué quand je l’ai rencontré. Et cette fois, c’est un vrai cadeau car j’ai beaucoup d’argent. Mais un cadeau empoisonné, car moi qui avait toujours écrit mes scénarios, je réalise que c’est un vrai casse-tête d’adapter un roman. Les choix qu’on doit faire sont tout le temps déchirants et on peut commettre des erreurs. On se dit « ça c’est trop compliqué, sauf que si j’enlève ça, le reste devient bancal ». C’est donc un travail que je fais, à la fois avec Lorraine et avec la carte blanche de l’auteur sauf que soudain, je dois discuter avec des studios, le Canada anglais et les États-Unis. Au Québec, on travaille beaucoup avec le Director’s cut. Mais là il faut compter avec le Producer’s cut, le Distributor’s cut, avec des pourparlers et beaucoup d’intervenants en salle de montage… Au bout du compte, je n’en suis pas très heureux car c’est un film dont la finition a été extrêmement douloureuse. Le tournage avait été extraordinaire. On est au fin fond du bois, sans électricité, avec des animaux sauvages. Il y a des ours, des loups, ce film est un western que je tourne en Cinémascope. Bref, c’est mon Fitzcarraldo ! ( rires ), à six heures de Montréal dans une réserve de faune où il faut faire venir les groupes électrogènes. C’est aussi un film en costumes. Donc je le tourne, mais à la Leone. J’ai appris beaucoup…
Mais ça ne vous a pas dégoûté pour autant puisque dans Les mauvaises herbes ( 2016 ), vous en reprendrez certains ingrédients : les conditions extrêmes, le rapport à la nature, l’isolement en milieu naturel, la cohabitation virile d’hommes livrés à eux-même et une envie de flirter avec le genre…
Oui. Et je pense curieusement que si le succès populaire n’était pas au rendez-vous pour Timekeeper, il reste qu’il est pour moi mon film le plus achevé au plan technique. J’avais aussi un grand directeur photo, Guy Dufaux, qui travaille à l’époque avec Denys Arcand pour Le déclin de l’empire américain ( 1986 ) ou Les invasions barbares (2003), mais il a aussi travaillé avec William Friedkin ( L’œil du python, 1988 ) et fait Léolo et Un zoo la nuit. C’est aussi un film psychologique alors que les américains attendaient plus d’action, de combats et de coups de fusil. Au visionnage, ils me disent : « Mais c’est très psychologisant… » « Oui oui, c’est le but de l’opération ! »
Par conséquent, le film ne vous a pas ouvert de portes ou simplement donné envie de travailler par la suite aux États-Unis comme d’autres réalisateurs québécois auparavant ?
Il s’est profilé un peu de ça. Mais à la même époque, je deviens papa et il y a un élément que j’aime beaucoup, qui s’appelle la nature, la forêt. J’ai une cabane dans le bois à deux heures de Montréal, sans électricité. J’y pêche, j’y suis autonome. Je n’irai pas vivre à Los Angeles. Alors des gens m’ont reproché de manquer d’ambition mais à ce moment là, je me suis dit : « Ce n’est pas la vie que je veux avoir ». Je suis un gars assez grégaire ! J’ai ma gang d’amis à Montréal. Ils sont ma famille et ma richesse. J’aime les barbecues… ( rire ) La réussite, qu’est-ce que c’est ? Réussir professionnellement ou réussir sa vie ? Et puis au Québec, je suis dans une situation privilégiée puisque mes films obtiennent les financements. Notre société a décidé de mettre de l’argent dans la Culture et je fais partie des cinéastes dont on appuie la voix. Je ferais aussi bien de profiter de ce statut qui par ailleurs, est difficile à gagner.
Avec Les mauvaises herbes, vous retrouvez les succès, et critique, et public. Vous connaissez bien les comédiens. Mais aviez vous quelque expérience chez les fumeurs et chez les trafiquants, les bikers ?
Oui, on peut le dire. Je n’ai pas un parcours très académique. Ça sera d’ailleurs le sujet de mon prochain film. À treize, quatorze, quinze ans, je me dirigeais plutôt vers le milieu carcéral car je n’étais pas un enfant de chœur. Ici nous avons la même chose que vous et que nos voisins américains n’ont pas. La gratuité de l’éducation a permis que dans notre famille de sept enfants, six obtiennent des diplômes universitaires. Aussi, j’ai toujours considéré l’éducation et la culture comme une bouée de sauvetage ou au moins dans mon cas. Alors oui, j’étais avec les fumeurs quand j’étais jeune et j’ai vendu… J’étais un mauvais garçon mais heureusement, j’en suis sorti grâce à l’éducation. J’avais des professeurs extraordinaires, le milieu scolaire me stimulait. Mais je ne renierai jamais le milieu populaire dont je suis issu.
Au vu de l’évolution des mentalités et des législations aux États-Unis, comment est perçu le sujet par les pouvoirs publics québécois ?
Plutôt bien ! Il ne faut pas oublier qu’en ce moment, le premier ministre Justin Trudeau est en croisade pour la légalisation de la Marijuana. C’est imminent. Ça faisait partie du programme électoral du Parti Libéral. En gros, je leur ai dit « Vous ne pouvez pas nier ça ». Je me promène beaucoup dans le Québec rural et c’est une réalité économique. Les gens se sentent abandonnés par les industries minières ou forestières. Beaucoup de personnes se sont endettées pour acheter des machines agricoles et y ont laissé la santé. À ce moment là, ils se rendent compte qu’en une seule récolte, ils gagnent deux fois plus d’argent. Par conséquent, on peut lire chaque mois dans les magazines, ou même chaque jour dans les quotidiens, qu’il y a eu une descente de police au fin fond de la Beauce où ils ont trouvé une grange. Les montréalais ou les grands centres urbains préfèrent fermer les yeux là dessus. J’ai donc voulu témoigner de cette réalité économique du Québec rural. En outre, le film ne juge pas si c’est bien ou mal, mais rappelle simplement que ça existe. D’ailleurs en général, mes films ne posent pas de problèmes moraux. Je laisse le public en débattre par lui-même.
Vous n’avez pas travaillé avec du véritable cannabis, ni avec du chanvre textile. Pourquoi ?
Pour plusieurs raisons. D’abord les films québécois sont faits avec des deniers publics, ceux du ministère des Affaires Culturelles. Le scénario est prêt depuis deux ans et à deux mois du tournage, on n’a toujours pas d’autorisation gouvernementale. Tout le monde se renvoie la balle. On commence à engager des avocats pour obtenir des dérogations de la police ou de l’état. Toujours pas de réponse ! À un mois du tournage, ça ne va pas si tout le monde se défile… Alors je me dis : « Aucun problème, je sais où m’en procurer ! J’en connais des gens qui se promènent sur leurs motos avec des gros paquets dans le dos. » Et mon producteur me répond : « Non Louis, on ne fait pas affaire avec ces gens là, ils ne fournissent ni reçu, ni facture ! ». À la fin, c’est ma directrice artistique, André-Line Beauparlant qui décide que tout ça ne va pas et qu’on va plutôt le fabriquer. Elle fait venir de Los Angeles tous les plans en plastique de Breaking bad et de la série Weed. On regarde les boites à la Coop et là elle dit : « Non, c’est pas bien ! » Moi je réponds : « Si ça vient d’Hollywood, ça doit être bon ! » Mais elle insiste qu’on ne pourra pas les filmer de près, que ça ne marchera pas… Elle a donc engagé environ cinquante personnes qui travaillaient jour et nuit pour les faire. Là où je m’étais planté royalement, c’est pour la grange. Si j’avais eu de vrais plants, et bien j’aurais perdu ma récolte. Imaginez qu’à l’extérieur, la température plongeait à moins 35° la nuit ! Une plante ça meurt, donc on ne pouvait pas, d’autant que parfois on manquait d’électricité la nuit, voire la journée. Déjà pour chauffer la grange avant l’arrivée de l’équipe technique, il fallait que quelqu’un s’y rende trois heures en avance pour relancer tout ça et que le lieu de travail soit assez confortable. Donc de vrais plants n’auraient jamais survécu à ce traitement.
Néanmoins, vous teniez à ce que les conditions météorologiques soient respectées et vous avez installé votre plateau en plein milieu de l’hiver. Mais pourquoi ne pas tricher sur ces conditions comme pour le Gaz bar ?
Pour plusieurs raisons encore une fois. Quand je fais des films, j’essaie de vivre une aventure. J’avais tourné un road movie, Route 132 ( 2010 ). C’était comme un passage obligé. Et avant ça, un western dans le bois. À chaque fois, j’essaie de vivre des choses. Or au Québec, l’hiver fait partie de notre ADN. Le film d’hiver est aussi une sorte de figure imposée pour un réalisateur.
Comme un retour aux sources…
Oui mais les producteurs eux, sont – c’est le cas de le dire ! – frileux. Parce qu’un film coûte plus cher l’hiver. Tout avance plus lentement. Rien que poser des rails dans la neige, ça prend quatre fois plus de temps. Il faut marcher en raquettes, sortir les skidoos. C’est donc une logistique de fous furieux. Mais je savais qu’au plan visuel, ça serait un régal. Et il y a aussi la vérité des lieux de tournage, pour que les comédiens croient à ce qu’ils font. On a donc trouvé ce lieu dans la petite localité d’Arundel, à deux heures franc Nord ( plein nord ) de Montréal. On était complètement perdus dans une bourgade de cette campagne des Laurentides.
Comment préparez vous le travail en amont avec André-Line Beauparlant ?
C’est drôle parce qu’avec André-Line, on se connaît depuis tellement longtemps… Elle vient de Verdun, d’un milieu populaire elle aussi et qui ressemble beaucoup à ma famille. On n’a pas besoin de se parler beaucoup. Des fois, elle me pose des question qui me laissent sans réponse. Sur les costumes, les maquillages… Elle me dit en blaguant : « C’est pas grave Louis si tu ne le sais pas, je vais le savoir pour toi ! ». On regarde beaucoup de livres, des photos d’époque, des documentaires. En fait, j’ai trouvé le thème des Mauvaises herbes au chalet qu’André-Line partage avec Robert Morin. Le personnage du « mariculteur », Simon, s’inspire de Tex, leur voisin décédé depuis. C’est même un hommage à ce bonhomme avec qui on allait à la pêche ou marcher dans la forêt. À tel point que certains de ses vêtements sont portés dans le film ! Ou qu’on a utilisé sa scie mécanique… Bref, c’est toujours une démarche très familiale.
Remerciements : Louis Bélanger, Festival 48 images seconde : Guillaume Sapin, Caroline Radigois, Jason Burnham, et Jimmy Grandadam ( association la Nouvelle dimension ). Photos du festival 48 images seconde 2018 : Eric Vautrey. Moyens techniques : Radio Bartas
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