Le festival Itinérances a toujours effectué un travail de défrichage du champs documentaire. Il rendait hommage cette année à Esther Hoffenberg par une intégrale de son œuvre. Le grand public peut enfin prendre la mesure du travail exceptionnel qu’elle conduit sur la mémoire et l’histoire à travers le regard des femmes. Elle est d’ailleurs une des rares documentaristes à avoir foulé le tapis rouge cannois pour son film consacré à Bernadette Lafont. C’est aussi une réalisatrice qui a une capacité formidable à s’immerger, et nous avec, dans le terrain de ces sujets, même lorsqu’ils sont aussi vaseux que le nord Cotentin ! Malgré un aperçu partiel et une rencontre beaucoup trop courte, cet entretien et ces deux films ont été parmi les plus riches d’enseignements de cette édition et nous l’en remercions !
Un hommage est rendu votre travail de réalisation mais vous êtes également productrice. Vous êtes venue au documentaire à travers des thèmes historiques. Est-ce que ce goût pour l’histoire est lié à votre histoire familiale assez complexe ?
Oui, tout à fait puisque je suis la première génération née en France, et apatride d’ailleurs, de parents réfugiés de Pologne. Mais en fait, l’intérêt pour l’Histoire est venu dans un deuxième temps. Je crois que mon premier intérêt pour le cinéma vient d’un besoin d’arrachement. Le premier film qui m’a frappé, c’était America, America d’Elia Kazan. Donc il y a déjà l’émigration et ce désir de partir. Ensuite, effectivement, la dimension historique est le lien entre mon activité de réalisatrice et de productrice. J’ai fait beaucoup de films à thèmes historiques.
Comment êtes-vous venue au cinéma ?
Par hasard ! Je suis une autodidacte. Je vivais en Belgique et mes amis étaient cinéastes, ils s’appelaient Boris Lehmann, Samy Szlingerbaum et on traînait dans les bars et ce sont eux qui m’ont invité sur leurs tournages. Et puis j’ai rencontré une américaine dont la famille avait été sauvée par une famille belge… Ils avaient été cachés, et elle faisait des interviews pour un livre. Je me suis dit : « Pourquoi ne pas faire un film ? » et toutes les deux ( avec Myriam Abramowicz, qui réalisera un second documentaire en 2009, Illirya, a journey of resistance ), on s’est lancé dans cette aventure sans avoir du tout d’expérience.
Parmi les films présentés au festival, il y en a une partie qui ont trait à cette histoire personnelle, que vous abordez par le biais de l’intime, souvent à la première personne, en tout cas dans Les deux vies d’Eva que j’ai pu voir cet après-midi et il y a une partie sur des thèmes beaucoup plus divers. Vous avez consacré un film à Bernadette Lafont qui a été la marraine du festival d’Alès et plusieurs films dédiés à la Culture comme Discorama sur l’émission de Denise Glaser, à travers différents portraits de femmes ( Violette Leduc…). Ces thématiques viennent au fur à mesure, au gré des rencontres ou il y a des recherches récurrentes, qui vous tiennent plus à cœur ? Vous parliez de long terme…
Ce sont les rencontres : une plus une plus une… A chaque fois, c’est une rencontre singulière. Il n’y a pas de projet préétabli : une productrice, un écrivain, une actrice… Mais le fait de les mettre ensemble, ça donne un peu du sens et je crois que tous ces films répondent à une quête personnelle pour comprendre, une quête d’identité peut-être, de me chercher à travers d’autres, qui contiennent chacune quelque chose de moi bien sûr, mais qui vont très au-delà. J’ai commencé par ma mère quand même ! Et la place de la mère, on la retrouve chez Violette Leduc où elle occupe une place très importante dans son œuvre. Elle commence par L’asphyxie. La bâtarde, c’est sur sa condition de bâtarde, donc sur le rapport à sa mère. Pour Bernadette Lafont, on en parle également. C’est elle qui l’a structurée, qui l’a éduquée comme un garçon, qui l’a éduquée à égalité avec les hommes. Donc on pourrait trouver des fils comme ça, mais il n’y a rien de préconçu.
Par rapport aux traumas, votre sœur Adélie a fait elle-même un retour sur cette transmission du trauma entre les générations. Quelle recherche faut-il mener, jusqu’où, et combien de générations pour dépasser certains traumas parmi les plus importants ?
D’abord je pense que c’est important de ne pas garder de tabous… Mais c’est assez mystérieux quand même, par où ça passe, parce que si c’était aussi simple que de faire une analyse par exemple, et que tout était résolu ( avec ironie ), ça se saurait ! Pour moi le chemin, c’est chercher. Et la seule réponse que je puisse donner, c’est de continuer à chercher. Je pense que ma sœur a été prise dans une forme d’idéologie des années 70, mais qui s’explique aussi car quand elle a eu un cancer qui a été diagnostiqué et qui était très grave, elle a cherché des explications dans le passé et si ça l’a apaisée, peut-être que ses interprétations sont liées à sa souffrance. Moi j’avais fait de ses interprétations les miennes, parce que c’était ma grande sœur. Pour moi, c’était vraiment elle qui savait. Et à travers ce film, je me suis autorisée à me faire ma propre opinion, à chercher la vérité dans l’histoire de la famille. Des choses qu’elle ne pouvait pas savoir mais qu’intuitivement elle sentait, sans avoir eu les moyens d’aller vérifier. Et quand j’ai trouvé le testament de mon grand-père qui déshéritait ma mère, qui la maudissait, je me suis dit qu’il y avait quand même des choses qu’elle avait bien senties.
Donc dans Les deux vies d’Eva, vous avez justement construit une forme assez particulière, qui commence par une alternance d’entretiens avec des témoins, des amis, des proches et des images d’archives, qu’à chaque fois vous mettez en scène de façon différente et vous avez tissé beaucoup d’allers-retours en train, avec de très belles surimpressions filées, notamment entre la mémoire et le voyage vers cette mémoire. Cela crée tout un canevas. C’est une idée qui est venue au montage ou c’était présent dès l’écriture, dans le concept même de l’enquête ?
Cette remarque est très intéressante car c’est aussi un fil conducteur qui apparaît dans mon travail, ici, en discutant avec les spectateurs. Dans Les deux vies d’Eva, – et ce qui est un point commun à tous mes films -, je voulais donner la parole aux personnes elles-mêmes. Restituer la parole de femmes qui n’ont pas pris la parole pour elles-mêmes. Et ma mère s’était confiée à moi. Donc j’avais cette bande enregistrée. Je voulais montrer qu’elle avait quand même une pensée sur sa propre vie et qu’elle n’était pas qu’une personne malade, souffrante. Elle l’avait aussi construite délibérément car elle avait une volonté de vivre. On pourrait dire que pour Bernadette Lafont, j’ai aussi construit sur sa voix. Maintenant, pour revenir sur le montage en alternance, c’est très particulier. Je dois rendre hommage à la monteuse, Anne Weil ( co-réalisatrice des Interdits, 2005 ), qui est vraiment extraordinaire, parce que c’est avec elle qu’on a trouvé et qu’elle m’a posé cette question d’ancrer le récit. Et avec Arte, ils m’ont beaucoup aidé à trouver une temporalité. D’où ça parle… Et donc, le récit est situé dans le moment, 1978, durant ce voyage en train que j’ai réellement fait avec elle – mais ce n’est pas au cours de ce voyage que j’ai compris… Celui-là, c’est un artifice de récit. Construire un récit pour établir ce moment de dialogue où il y a une transmission qui passe. Et l’entrecouper avec les témoignages pour effectivement tisser quelque chose de complexe, parce que sinon, la biographie en tant que telle ne m’intéresse pas.
Votre documentaire Au pays du nucléaire est un film plus ethnographique, qui fait le tour de la question par rapport à un territoire particulier, qui est donc la zone de La Hague, autour du centre de traitement des déchets. Déjà parmi les communicants d’Areva, certains semblent ne pas avoir la même définition du mot communication que les spectateurs ou que vous-même…
Il faut savoir que dans le nucléaire, ce qu’on appelle la communication, c’est un peu la police des esprits. Ce sont souvent d’anciens militaires d’ailleurs, ce qui est le cas d’Areva. Il y a un contrôle de la parole qui se fait sur le territoire et ça c’était une chose très effrayante. Dès que vous y rentrez et que vous posez des questions, on vous regarde comme une ennemie : vous êtes pour, vous êtes contre, vous devez vous justifier. Moi j’ai estimé qu’il y avait une loi sur la transparence. Il y a des instances démocratiques qui se sont mises en place, des commissions et qu’on avait le droit absolu d’aller voir et de poser des questions. Mais là-bas, c’est très contrôlé. Et ce qui est terrible en France, c’est que la communication sur le nucléaire est dans les mains du Commissariat à l’Énergie Atomique. C’est le site de référence pour l’Éducation Nationale !
Le film a été tourné en 2008. Dix ans plus tard, on n’a pas tellement avancé. Certains politiques commencent à peine à porter dans leur programme le dossier des énergies renouvelables. Vous voyez une évolution dans ce dossier ?
Je pense que c’est timide, mais qu’on entend quand même un autre discours. Moi ce qui m’a chagriné, c’est que mon film qui avait pris une pertinence particulière après Fukushima, – surtout que l’association avec laquelle je travaillais travaillait à Fukushima ! – n’ait pas été rediffusé par le service public. Ce n’est pas une très bonne nouvelle. Dans le discours politique, on n’a jamais autant parlé de nucléaire. Sauf que c’est pendant les campagnes… Le premier à avoir trahi le dialogue qu’il avait avec la CFDT, notamment sur l’énergie, c’est Mitterrand qui a mis les bouchées doubles une fois qu’il a été élu, ce qui n’était pas prévu au départ. Donc il a suivi la ligne tracée par De Gaulle et il en a rajouté. Mais aujourd’hui, j’ai quand même entendu des choses assez différentes. Mais je pense que ce n’est toujours pas une priorité dans le débat. Je crois qu’il y a quand même une évolution, une conscience beaucoup plus grande dans le public, une demande pour comprendre et briser ce tabou là.
Vous avez aussi une activité bien remplie comme productrice. Vous avez travaillé sur des grands films comme La raison du plus fort ( Patric Jean ), avec Benoît Dervaux, Richard Dindo… Vous continuez cette activité de production à l’heure actuelle ?
J’ai continué cette activité tout en me remettant à la réalisation puisque j’ai commencé par la réalisation. Pour Au pays du nucléaire, j’ai plongé entièrement… J’ai voulu, non pas travailler avec des journalistes car je ne voulais pas déléguer le savoir parce que pour moi la forme émerge du contenu. Il faut que je connaisse tout sur un sujet et le nucléaire, c’était hyper compliqué. On devient parano, on va sur le terrain etc… donc là j’ai vu que je n’en pouvais plus.
Parce que sur celui-ci, il a fallu combien de temps pour le préparer, le tourner et le monter ?
D’abord, aucune chaîne n’en voulait et France 2 a été finalement notre dernière cartouche. J’ai réfléchi au projet en 2007, il s’est déjà passé un an. Mais j’ai aussi continué à m’informer pendant que je tournais, donc c’était un travail extrêmement intense de deux ans.
Actuellement, vous avez un sujet en préparation ou une enquête ?
De manière surprenante, j’ai eu un déclenchement pour remonter encore dans le temps de l’histoire de ma famille, mais je ne sais pas du tout quelle forme ça va prendre. Je sais que j’ai un moteur de recherche qui s’est allumé, mais où ça va… Je ne sais jamais quand je pars.
Toujours à partir de votre père ou de votre mère ?
C’est parti de ma grand-mère. Je me suis rendue compte qu’en réalité, j’étais la dernière – puisque moi j’ai deux fils et pas de filles – d’une transmission de femmes artistes. Je n’avais pas perçu cet aspect là. C’est une interrogation que j’ai, un point de départ.
Pour terminer, pourriez-vous nous rappeler la devise qui clôt Les deux vies d’Eva, qui est « Shara,… chara… » ?
( rires ) Alors, le film Les deux vies d’Eva se termine par une petite leçon de polonais qui m’est donnée par Jacek, l’époux d’une cousine de ma mère, à qui j’avoue que je ne connais pas les mots les plus simples en polonais. Il dit que l’heure bleue, « Chara godzina », c’est l’heure de la réflexion, c’est à dire l’heure entre chiens et loups. C’est une heure qui m’est particulièrement chère parce que je me suis aperçue que ce crépuscule, c’est une heure d’apaisement, certainement d’interrogations, qui est propice à la réflexion. Et donc cette pensée qu’il m’a livrée correspondait à la mienne et c’est pour cela que je termine le film sur quelque chose qu’il m’a transmis, mais qui me parle profondément.
Violette Leduc – La chasse à l’amour ( 2013 ) est distribué en DVD par Doriane films.
Au pays du nucléaire ( 2009 ) en DVD chez les Films du Paradoxe.
Entretien avec Pierre Audebert pour Culturopoing et Radio Escapades. Prise de son : Aïssa Deghilage. Moyens techniques : Radio Escapades. Remerciements Festival Itinérances, en particulier Julie Plantier, Julie Uski-Billieux et Eric Antolin. Photos: Patrice Terraz et Alix Fort ( y compris celle du bandeau ).
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