« L’interviewer interviewé » : Entretien avec Samir Ardjoum de Microciné

Le 29 janvier 2021, entre deux confinements, une émission est apparue comme une bombe sur les réseaux sociaux : Microciné. Hébergée sur Youtube, la collection d’entretiens — ou plutôt, de conversations — de Samir Ardjoum a semé comme un vent de panique. Et pour cause, il a choisi de donner la paroles à des voix que l’on entendait pas, ou que l’on entendait plus. Une petite révolution, en somme.

 

Dès la vidéo de présentation de Microciné, tu invoques le nom de Serge Daney. Si tu ne devais retenir qu’une phrase de lui ?

Je crois que ça va te surprendre. D’ailleurs, une fois de plus, je vais me mettre à la marge comme je l’ai toujours fait. Quand je découvre Serge Daney, c’est via cette conversation édifiante dans je ne sais plus quel numéro des Inrocks. Dans les années 90. 1991 je pense. Moi, c’est plus tard. Nous sommes en 98. Je me perds dans les dates. Comme au cinéma. A la fin de l’entretien qu’il a accordé à Arnaud Viviant, il dit cette phrase incroyable et avec le recul allait devenir la bande annonce de mon rapport aux cinéphiles et non à la cinéphilie : « Là, on va entrer dans l’émotion pure ; mais la partie du cinéma que j’ai défendue, est constituée de gens qui ne sont même pas foutus de se téléphoner. C’est un choix de vie. N’empêche : si j’étais copain avec Tavernier, il prendrait soin de moi. » Je crois que je ne viens pas de là, je crois que je terminerais dans ce « là ».

 

Dean Martin dans Rio Bravo ©Warner Bros.

Tu as lu le Dino de Nick Toshes ?

Des bribes. Je l’ai lu en mode Godard. Je crois que l’on ne s’est pas encore rencontré.

 

Purple light, in the canyonsLa chanson qui ouvre ton émission, c’est Dino, et c’est l’histoire d’un cowboy qui rêve de solitude. Te définirais-tu comme un maverick ?

Une fois, j’avais écrit un truc insensé quand je travaillais encore chez Fluctuat. C’était vraiment la fin entre eux et moi. On ne se plaisait plus. Un soir, je regarde religieusement la cérémonie des César, non pas pour critiquer, mais parce que j’aime réellement ça. Puis ça parle de Ford. Je ne sais plus pour quelles raisons. Bref, j’écris une notule où je parle de tout ça, de cette soirée où les gens ne sont pas fichus de s’écouter et donc de se disputer au sens médiéval du terme. Et je termine sur la séquence finale de La Prisonnière du désert, mon film préféré de tous les temps. Ce plan incroyable et connu de toutes et de tous. Et je dis en gros, que je me reconnais dans ce geste limite religieux de John Wayne qui refuse de rentrer avec les autres, d’être hors de…, dans la marge et de repartir vers je ne sais où. Et je finis en affirmant que John Wayne, c’est un fantôme et que la cinéphilie c’est aussi la cohabitation d’images (la vie) et de plans (la mort) et que moi je serais toujours entre les deux, donc un fantôme. L’article a été accepté. Et je suis parti le lendemain. Je pense avoir répondu à ta question.

 

Si je te dis : « Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai jamais pu me tuer, moi. » Ça t’inspire quoi, là, tout de suite ?

Céline, donc mon auteur préféré. Donc cette honte de l’avoir découvert trop tard. Comme ce sentiment qui me traverse depuis toujours et qui ne sortira jamais. Je suis autodidacte. Et plus les années défilent, plus j’en suis fier. Mais je sais qu’il me manque encore des choses, une certaine structure, des mots, une manière de construire une réflexion. Donc j’ai parfois opté pour le mensonge. Mais comme je te le disais, plus les années filent, plus je vais vers la mort… mais pas la peur de la mort.

Qui n’inviteras-tu jamais dans ton émission ?

Un facho. Réponse certes démago, basique, mais je fais ce que je veux. Et c’est pour cela, par exemple, que Michel Mourlet ne sera jamais dans mon émission. Je considère ses écrits, ils sont importants dans le mouvement de la critique, j’ai même fait deux émissions sur lui, mais je n’oublie pas d’où il vient, je n’oublie pas où il a écrit, donc je ne veux pas voir son visage sur ma chaîne. Et je te dis ça parce que l’on s’est écrit, qu’il m’a envoyé son livre mais que nous n’avons pas été plus loin.

 

Avec ton émission, tu offres de l’espace à la parole. Dirais-tu que c’est un geste politique ?

Aujourd’hui, c’est même primordial. J’ai exercé pendant 21 ans le métier de critique de cinéma et avec le recul, écrire a toujours été pour moi quelque chose de douloureux. Par contre, écouter, rebondir, prendre le temps, leur donner du temps, et ensuite retranscrire, j’ai toujours aimé cet exercice. Puis je viens de la critique en mode truffaldien voire rivettien, donc le dialogue c’est aussi un aspect de la critique de cinéma. Donc, je me lance dans cette aventure Microciné et je voulais faire trois choses. D’abord qu’il n’y ait que des conversations, ensuite que la durée ne soit pas un souci et enfin… de faire ce que je voulais.

 

Tu demandes toujours à tes invités quelle est leur image marquante. Mais ton deuxième film s’appelle L’Image manquante. Donc, quelle est ton image manquante ? Dirais-tu, comme Louis Skorecki, qu’à tout film il manquera toujours Gene Tierney ?

Mon image manquante, c’est celle de Moi découvrant mon image marquante. J’aurais tant voulu revoir le visage que je tirais quand je découvre Psychose dans ce village kabyle, un soir d’Été, alors que je trainais mes 8 ans. Et, à tout film, et parce que je viens d’une autre génération, je dirais qu’il manquera toujours… Virginie Ledoyen. Pour moi — et peut-être pour ma génération—, elle fut tout de même un visage important dans mes années 1990.

As-tu jamais espéré tirer un revenu de Microciné ?

Très vite, en voyant ce qui « marchait » dans la communauté cinéma de Youtube, je savais que ce que j’allais proposer ne me permettrait jamais de gagner ma vie. Mais en même temps, je pense que je peux être assez fier de ce que je propose. Je suis un passeur. Le terme est galvaudé, mais je m’en fous. Il y a cette anecdote incroyable. Un matin, tu te lèves, tu découvres ça dans ta messagerie : « Je suis chauffeur de bus la nuit et tes émissions transforment mon métier en un ciné-club et donc le rendent plus vivable […] J’espère voir un petit épisode consacré à Tarkovski cette année. » Bon bah, faut continuer.

Quand est-ce que tu as compris, qu’au fond, tu n’avais d’autre choix que de tirer le diable par la queue pour vivre selon ta passion ?

Depuis que j’ai commencé. Depuis 1998. Or la seule fois où j’en ai vécu de manière régulière, donc via un salaire mensuel, c’est lorsque je suis allé vivre en Algérie pendant quatre ans (je devrais un jour écrire un livre sur cette expérience qui a complètement changé le critique de cinéma que j’étais). Sur ma fiche de paie, il était écrit : critique de cinéma. Il a fallu que je quitte une industrie de cinéma pour aller dans un pays où il n’y avait plus d’industrie pour être considéré chaque mois comme un critique de cinéma. Bref, jusqu’à aujourd’hui, avec Microciné, je me retrouve dans la même situation. C’est pour cela que je ne pourrais pas éternellement suivre cette cadence. Microciné doit s’arrêter le jour de mes 50 ans, donc le 10 août 2026. Je vais essayer d’ici là de résister.

 

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A propos de Pierre-Julien Marest

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