Entretien réalisé par Pierre Audebert pour Mon cinéma québécois en France.
Cinq ans après Félix et Meira, Maxime Giroux nous revient avec l’excellent Le Déserteur. Ce grand nom du cinéma québécois se distingue par sa simplicité, sa disponibilité et un enthousiasme communicatif. Celui qu’on aurait cru secret est surtout désintéressé lorsqu’on aborde plus son parcours que ses films. En perpétuel renouvellement, il construit depuis plus de dix ans une filmographie toute en accidents entrecoupés de miracle de cinéma. Dans son dernier, une sorte de road movie buissonnier et prolétarien, trois comédiens français n’y ont pas le beau rôle. L’Amérique non plus, c’est par excellence le lieu des solitudes entretenues par un système castrateur. Système qui n’a pas réussi à faire taire le québécois qui ne cesse au contraire de s’améliorer sans chercher à éviter les sujets casse-gueule. On revient à l’occasion de cette première française et de la projection de Félix et Meira au festival de Florac sur son parcours avec quelques détours par des formes dites mineures – ce qui dans son cas n’est jamais certain… On ne sait pas encore où le mènera une telle capacité d’adaptation et sa perpétuelle soif de découvertes mais nous espérons suivre sa trajectoire jusqu’aux prochains rendez-vous. D’ici là, ne loupez pas Le déserteur, à voir absolument sur grand écran.
Vous avez dit dans un entretien filmé : « J’ai envie d’être curieux de sujets que je ne connais pas. J’apprends à connaître un sujet ». C’est ce désir permanent qui explique à la fois la richesse et la réussite de votre carrière et ce dans presque tous les domaines de l’audiovisuel ?
La variété, je ne la souhaitais pas vraiment. Pour la publicité et le clip, c’est parce que je devais gagner ma vie. Au cinéma, plus ça va et plus je ressens le désir de faire des films très différents les uns des autres. Je me suis rendu compte que la curiosité est la première raison qui me pousse à faire du cinéma. Découvrir de nouveaux sujets. Il y a des gens comme Ricardo Trogi ou comme Xavier Dolan qui parlent d’eux-mêmes et font ça très bien. C’est leur histoire, leur vie. Moi je ne sais pas pourquoi mais je n’ai jamais aimé parler de moi. Peut-être que je n’ai rien à dire sur moi-même... (rire) Ce qui me pousse, c’est le désir de connaître l’autre – et quand je dis l’autre je ne pense pas nécessairement à l’humain. Ce sont des sujets que je ne connais pas ou sur lesquels je peux avoir un a priori négatif. À une certaine période de ma vie, je détestais les policiers, donc je voulais faire un film sur eux, justement pour me convaincre que j’avais tort de penser qu’ils étaient tous négatifs. Il y a des humains sous l’uniforme, donc quelque chose de plus que ce que je pensais. Dans mon cas, le cinéma m’aide à devenir une meilleure personne, du moins je l’espère… Chaque artiste a ses raisons et c’est toujours très personnel.
Être un meilleur humain c’est peut-être ce qui motive les personnages de Félix et Meira, on y reviendra… Quand on s’aperçoit de tout ce que vous avez tourné en dehors de votre filmographie officielle, on se dit que vous êtes in fatigable. Qu’est-ce qui est venu en premier : la fiction, la publicité, le clip ?
En sortant de l’université où j’ai étudié le cinéma, j’ai commencé à tourner des clips. Vu que j’étais aussi musicien, j’étais entouré de groupes. Donc j’ai du tourner plus d’une centaine de clips quand j’avais une vingtaine d’années. Puis j’ai rapidement été récupéré par le milieu de la pub pour faire des spots parfois bons, d’autres très mauvais (Rire) jusqu’à ce je passe aux yaourts. J’ai même tourné des pubs en France !
Ce qui est incroyable c’est qu’on peut parfois reconnaître votre style dans ces spots publicitaires ( la série du porc québécois, les films pour le Children hospital, Pizzas gastronomiques ), je ne sais pas si dès ce moment là vous tourniez avec votre chef-opératrice Sara Mishara mais pour vous ce sont des expériences passagères ou déjà un laboratoire qui vous permet de tester des nouvelles choses ?
Quand je fais du clip ou de la pub, je me considère avant tout comme un technicien. j’ai un contrat dans lequel il est écrit que le client a besoin de vendre ce produit. On m’appelle à l’aide alors j’arrive avec un script et moi je m’occupe juste de le tourner. À des moments je sens que je peux mettre ma griffe et à d’autres non. Je dois alors travailler avec des chefs-op différents, mais parfois avec Sara Mishara avec laquelle je travaille depuis 20 ans ou avec André Turpin qui travaille entre autre avec Xavier Dolan, avec Yves Bélanger qui fait les films de Jean-Marc Vallée… C’est très agréable de travailler au Québec avec les meilleurs. J’ai réalisé 300 pubs, 350. à un moment donné, ça devient lassant parce que ce qu’on veut, c’est faire nos films. Mais ce que m’aura apporté la publicité, c’est de me rendre compte que quand j’étais jeune, je privilégiais trop le visuel au cinéma, les images. Bien sûr, elles sont importantes mais elle sont au service de quelque chose. J’ai finalement appris beaucoup mais pas ce que je pensais apprendre.
Je ne sais pas si ça colle au niveau des dates mais il m’a semble trouver dans le gore du clip Hôtel morphose, les décors de western de clips ou de publicité pour McDonald, les prémisses visuelles de l’univers singulier du Déserteur, une certaine noirceur aussi qui s’exprimait auparavant très différemment dans Jo pour Jonathan ou dans vos courts-métrages. Quelque chose à la fois proche du cinéma de genre mais aussi très onirique. Parfois même très excessif et qui m’a beaucoup surpris. Et enchanté…
Ceux que tu as vu ont été faits pour des amis, sans argent. En fait, l’essentiel de ma carrière s’est faite il y a quinze ans et n’est pas trouvable en ligne. Comme par exemple les clips de Tryo en France il y a une douzaine d’années, Corneille, des trucs comme ça. Mais ça me représente très peu. Par exemple, j’ai fait beaucoup de musique pop québécoise. À la fin, je n’acceptais plus que des choses où je pouvais expérimenter des trucs particuliers. Mais c’est vrai que j’ai reproduit dans mon dernier film des ambiances décalées. Pourtant je ne m’y suis pas autant amusé à l’époque que ce que l’on pourrait croire à l’écran. Ceci étant dit, lorsque j’ai commencé à faire du cinéma, des courts-métrages en parallèle du clip et de la publicité, je ressentais le besoin de séparer les deux mondes. Alors au cinéma je faisais des trucs plus proches du naturalisme, des frères Dardenne. C’était dur mais d’une certaine façon, on était déjà dans le cinéma d’auteur classique. Maintenant j’ai 42 ans, plus j’avance et plus je me libère de ces trucs là, de ces dogmes parce que ce n’est plus la peine de prouver au milieu du cinéma que je peux faire du cinéma. Je fais un film avec juste l’envie de me satisfaire moi-même. Voilà en ce moment mon genre de cinéma. Ce qui explique que mon prochain film sera beaucoup plus accessible, il s’agit d’un thriller financier à l’américaine. C’est ce que j’ai envie de faire alors que celui d’avant était un film très weird, bizarre, plus proche de David Lynch – même si ce n’en est pas – que des Dardenne, alors que Félix et Meira était un film beaucoup plus classique. J’essaie d’aller dans tous les sens !
J’ai entendu dire que Le déserteur était un film de commande et dont tu n’avais pas écrit le scénario. Auparavant tu avais toujours écrit tes scénarios ?
C’est vrai et faux car Le déserteur est mon film le plus personnel. L’idée de Félix et Meira était en effet la mienne à la base, puis je l’ai écrit avec quelqu’un d’autre. Pour le dernier, l’idée venait de Simon Beaulieu qui me l’a proposé. À trois, on l’a tellement transformé que c’est devenu pour moi très personnel. Bizarrement, je me reconnais beaucoup plus dans le personnage de Charlot, déserteur aux États-Unis que dans le Félix de Félix et Meira. Je n’ai pas écrit les dialogues du Déserteur et pourtant c’est le film qui est le plus proche de moi car c’est un artiste perdu, opprimé et qu’on enfonce dans la boue. C’est un peu ce que j’ai ressenti dans le milieu de la publicité où l’on m’a forcé à devenir celui que je n’étais pas. Enfin bon j’étais là de mon plein gré mais c’est le système économique qui fait que tout le monde se retrouve dans cette spirale là.
Le déserteur se déroule aux États-Unis, mais les bourreaux que l’on va découvrir dans la section centrale du film eux sont français. Auparavant le héros croise des prolos voleurs dans l’impressionnante séquence d’ouverture. Mais le choix de la nationalité française et des comédiens français, Romain Duris, Reda Kateb, Soko est-il innocent ? Est-ce que la situation de ce québécois pris entre sa culture française et la marchandisation anglo-saxonne – l’anglais est la langue du commerce et de la mondialisation – fait sens ?
Il y a en fait plusieurs raisons à ce choix. D’abord durant les guerres mondiales mais aussi avant et après, il y a eu beaucoup d’immigration européenne. Ceci dit Reda Kateb pourrait aussi être belge… Il y a donc deux personnages français dans tout le film. Je n’avais pas envie que ce soient des américains parce que les États-Unis sont une terre d’accueil. Ils se sont construits avec les français, les anglais, les irlandais… avec les allemands qui sont très nombreux, les autrichiens, bref de tout. C’est un gros mélange… Mais c’est aussi parce que les français ont ce rôle d’oppresseurs pendant l’Histoire. Le génocide des autochtones au Québec vient quand même des français et des anglais. L’autre raison est plus pragmatique. On a au Québec des subventions pour des films en anglais et pour des films en français. Moi je rentre dans la catégorie française et mon dialogue doit être à 50 % français. On avait très peu d’argent au départ. On s’est adressés à Téléfilm Canada et il nous ont aidé à cette condition Il me fallait aussi des personnages pour causer français à mon québécois. Je n’avais pas envie de faire le film qu’en anglais. D’ailleurs ça reste un film profondément québécois C’est un québécois perdu en Amérique tout comme j’ai aujourd’hui l’impression que le Québec est un peu perdu dans ce qu’est devenu le monde. Le monde s’est américanisé, les français aussi dans ce grand rêve capitaliste.
D’où le titre québécois de La grande noirceur qui fait référence à une période historique du Québec qui précède la révolution tranquille…
Tout s’est donc américanisé. Et moi je crois que le Québec ne sait pas jouer sa carte en ce moment. Je ne dis pas qu’il faut jouer sa carte dans l’impérialisme ou le capitalisme mais peut-être de trouver une autre façon de faire
Martin Dubreuil semble être votre acteur fétiche ou plutôt votre alter et go et ce très tôt, dès votre court-métrage Le rouge au sol où il est phénoménal. On le voit bouleversant dans Félix et Meira, Ici il incarne un héros plus poétique, en errance, ballotté de rencontres en rencontres, toujours de plus en plus dures humainement. Il exprime donc un peu votre point de vue d’auteur en faveur d’un monde peut-être pas anti-capitaliste mais en tout cas plus humain.
Tout à fait. Le film est dur et violent. Il ressemble à la vision fataliste que nous avions les auteurs et moi. C’est juste une métaphore pour montrer que le système est violent, même quand on ne s’en rend plus compte. Partout où l’on se rend, on se fait faire violence à cause de ce système là. On en tire une allégorie très imagée, très caricaturale et même grossière mais qui correspond aussi à ce qu’est l’Amérique : de belles images, très colorées. Alors on a envie de se promener dans ce décor. Mais c’est un monde qui peut être dangereux. Je crois sincèrement que ce système est d’une violence inouïe et que la seule façon de s’en sortir est de jouer son jeu. On le joue tous un peu. La personne qui s’y refuse est exclue et ça devient très difficile pour elle. Certes, c’est un système voué à l’échec à long terme, on le pressent. Par exemple, on peut être pour ou contre les gilets jaunes mais c’est des personnes écœurées par cette violence là, des gens blessés.
Je ne sais pas si des capitaux américains entrent dans le budget global du film mais j’ai l’impression d’un vrai film américain dans la mesure où on y voit une relecture de l’espace, de paysages mythiques depuis les westerns. Il y a aussi la réinvention de certains codes. En fait je trouve le film presque plus américain que Ma vie avec John F Donovan qui lui utilisait une approche plus romanesque -peut-être un peu anglo-saxonne et surtout intérieure. Tu ne considères pourtant pas Le déserteur comme ton premier film américain…
Non, il y a aucun capital américain dans ce film. Je ne pense même pas que les américains le voient d’ailleurs comme un film américain. C’est beaucoup trop poétique et décalé pour eux. Encore une fois, c’est un film profondément québécois. J’avais aussi le désir de montrer une Amérique qui existe encore, qui ressemble à un cliché. Pour tant tous les lieux, les décors qu’on voit dans le film existent. Je n’ai rien changé ! Tout est là : des villages abandonnés qui furent parmi les plus riches du monde en 1890. on a pris tout l’or qui s’y trouvait et après on est partis. C’est encore un tableau du système capitaliste, le « on prend tout, on s’en va ! ». tout ce que j’ai filmé au Nevada comme en Californie y existe encore. On construit des choses puis on les abandonne quand on n’en a plus besoin, c’était un des trucs que je voulais montrer dans ce film là. L’Amérique est devenue puissante à cause de ses chemins de fer, ces trains qu’on a abandonnés et qu’on peut voir dans le film. Idem pour les mines, on a pris tout ce qu’il y avait dans la terre. On a pillé… On est des voleurs ! On retrouvera cette configuration partout où on est passés et où on a tout pris. J’avais aussi envie d’un « gros » film à l’image de ce capitalisme indécent. Pas d’un film subtil.
Je voulais revenir aussi sur le personnage joué par Soko. D’un coup, on tombe dans les tréfonds de cet inconscient américain. Il y a l’exploitation de la femme, la jeune fille souillée, la déshumanisation, comme une concentration de tout ce qu’il peut y avoir de plus dégradant, à tel point qu’on flirte presque avec le torture porn. C’est un genre qu’on croise souvent au Québec ces dernières années (chez Podz, Martin Laroche) mais jamais traité de la même manière qu’aux États-Unis sauf peut-être pour le très américain Prisoners de Denis Villeneuve. Ces traumatismes familiaux dans le placard, ça devient un thème récurrent du cinéma québécois.
Ça m’étonne, mais oui pourtant, quelques fois. Mais c’est toujours fait de manière réaliste. Dans le cas du Déserteur, c’est plus le conte hyper grossier. On a poussé le truc jusqu’au bout. Un chien va faire tout ce que son maître lui dit de faire, c’est son esclave. Certains humains sont prêts à se mettre à genoux et à lécher le plancher, voilà ce qui se passe quand quelqu’un exerce son pouvoir sur l’autre. Mais c’est imagé et très très éloigné du réel. En plus, Soko joue le chien de façon extraordinaire selon moi. Ça n’a rien d’évident.
Comme toi, elle est musicienne. Elle a une approche très corporelle de son travail de comédien, est-ce que c’est cette sensualité, cette animalité qui ont guidé ton choix sachant qu’il y avait une étrangeté à trouver ?
Oui, tout à fait. Elle est vraiment très animale, instinctive. Qui possède à la fois une douceur incroyable et une violence. Je ne pense pas que beaucoup de comédiennes auraient pu faire ce travail là. Une comédienne cérébrale ou expérimentée l’aurait appréhendé d’une façon trop intellectuelle. Soko est allée cherchée une blessure profondément enfouie en elle et ça a fonctionné à merveille pour le film. Sans elle, ça aurait pu être ridicule ( se reprend avec enthousiasme ) – et ça l’est d’une certaine façon ! À ce stade du scénario, il faut que ça le soit et ça doit faire peur en même temps. Parce que le système l’est, parce qu’il est ridicule qu’on se laisse imposer tout ça, que ça soit encore en place alors que nous savons tous les gens au pouvoir oppriment une majorité de gens. Nous sommes les chiens qui attendent l’os, la viande. Qui est le maître ? Pas les dirigeants ou les chefs d’entreprise mais la main invisible. Dans le film, rien n’est clair à ce sujet. Pour qui ? Pourquoi, on ne sait pas trop. On travaille tous pour le petit morceau de viande.
Le déserteur est en tout cas très opposé à la douceur qui baignait Félix et Meira où la violence n’était que feutrée. Ça se retrouvait d’ailleurs dans la mise en scène, dans le travail photo avec Sara Mishara. C’était à nouveau une photographie et une lumière très différente du précédent Jo pour Jonathan, donc trois films aussi éloignés que possibles…
Là je parlais d’une communauté montréalaise très secrète, une communauté juive hassidique mais pas des Loubavitch comme à Paris qui sont beaucoup plus ouverts. Nous on a des communautés très fermées et qui n’entrent pas en relation avec le reste de la société. Il y a une certaine pudeur au sein de cette communauté là. Étant extérieur, Je voulais donc les filmer comme on les voit, comme ils sont aussi, avec cette pudeur de ne pas vouloir déranger. Ils veulent être invisibles. Là il fallait que je sois subtil, surtout dans l’histoire d’amour. Même eux ont des histoires d’amour mais ils ne le vivent pas de la même façon que chez la majorité des humains occidentaux de 2019.
On pourrait parler de cette comédienne que je connaissais pas et qui interprète Meira. Dans son cas est-ce aussi une approche extérieure et en ce cas, est-ce que c’est aussi par cette pudeur et par les sentiments qu’elle a pu trouver son personnage ?
D’abord Hadas Yaron est israélienne. Dans le film, il y a cinq comédiennes et comédiens issus de la communauté juive hassidique. Ce sont d’ex membres de cette communauté qui en sont sortis parce que normalement ils n’ont pas le droit de jouer dans nos films, ils n’ont même pas le droit d’en regarder. Ces personnes sont originaires de Montréal ou New-York et ont bien voulu jouer dans le film, dont celui qui interprète le mari. Ils ont aussi beaucoup aidé les autres comédiens pour le reste du processus dont Hadas Yaron. Ceci dit elle avait déjà joué dans un film en Israël, Le cœur a ses raisons, réalisé par une femme juive hassidique. Et c’est pour cette raison que je voulais pas d’elle dans mon film au départ. Mais sans m’en avertir, mes producteurs lui ont demandé de passer une audition filmée pour le rôle, où elle parlait un peu en français en anglais et en hébreu. Mais moi ma comédienne devait parler Yiddish, c’était très important pour moi parce que je n’allais pas les faire parler hébreu à Montréal ! Hadas m’a donc envoyé ce film et là j’ai vu immédiatement qu’elle avait le personnage, cette pudeur là sans même parler, cette retenue. Ça a bizarrement été assez facile à créer comme personnage car elle est arrivée d’emblée avec une proposition. Elle a aussi cette candeur dans son visage, cette douceur là. c’est ça notre travail à nous réalisateurs, choisir à la base la bonne personne. Moi je ne suis pas trop pour transformer les comédiens. Heureusement elle avait déjà cette fragilité et en même temps toute cette force qu’il fallait au personnage. Elle connaissait déjà la communauté juive hassidique, elle a appris le Yiddish grâce à nos autres comédiens, dont celui qui joue son mari. Tous ces gens là m’ont vraiment aidé. Sans eux, je n’aurais jamais pu faire le film. d’ailleurs cinq à six mois avant le début du tournage et avant de les avoir rencontrés, je pensais abandonner le projet. Pour moi sinon c’était impossible de faire un film sur cette communauté. Dans les trois dernières années, je m’y étais énormément intéressé et j’avais écrit le scénario. Mais je n’en faisais pas partie… même aujourd’hui, je me demande si je pourrais le faire sans eux. Avec toutes ces histoires d’appropriation culturelle – je ne sais pas si en France c’est aussi important qu’en Amérique -, c’est devenu très difficile de faire des films sur des minorités auxquelles on n’appartient pas…
… à cause de ce renouveau de l’identitarisme qui fait qu’on peut contester la validité de nombreux projets, on en entend en effet beaucoup parler ces derniers temps. Ceci dit dans le cas de Félix et Meira, c’est loin d’être manichéen même si l’attitude du mari qui découle de l’amour qu’il lui porte et va inonder la fin du film, est un élément perturbateur qui peut amener une réflexion, même si pour voir ton film, il faut déjà qu’ils transgressent les interdits. Ça recoupe le sujet du film : Meira transgresse et par l’image, par la pratique du dessin. Un symbole important lorsqu’on est cinéaste…
Tout à fait. C’est une femme curieuse. j’ose le dire : c’est une communauté très fermée et qui ne laisse pas les gens être curieux en dehors de leurs propres valeurs et de leur culture. Si tu en sors, tu es rapidement condamné. On est un peu le diable ! Je peux le dire même si j’ai un amour pour cette communauté car il y a aussi plein de belles choses. Leur gros défaut, c’est qu’ils n’ont aucune envie de se mélanger à nous. Ils ne sont pas intéressés donc dès qu’il y a une personne un peu curieuse de l’autre ( nous ), elle est immédiatement recadrée. J’avais envie de faire un film sur cette femme là car quand on n’a plus la liberté d’être curieux, il y a un vrai problème. c’est donc un film sur une femme qui en sort, ce qui est très difficile pour elle, parce qu’elle n’a pas d’éducation, elle ne parle pas la langue. En partir, ça implique qu’elle n’aura plus d’amis, plus de famille. Bref, ce n’est pas un film très positif pour cette communauté hassidique, c’est même très négatif !
Pour remonter un peu dans ta carrière, très vite ton cinéma est devenu personnel et a rencontré l’intérêt de la profession dès Le rouge au sol… Je pense aussi au mystérieux La tête en bas produit par métafilms et Sylvain Corbeil, à la discontinuité et aux ellipses du douloureux et à la fois naturel Les jours. Je n’ai par contre pas trouvé d’information sur Demain, ton premier long-métrage. De quoi traitait-il ? En as-tu été satisfait et quelle a été sa réception ?
Pour résumer, j’ai commencé à faire du court-métrage vers 28-29 ans et tout s’est enchaîné. J’ai gagné le prix du meilleur court canadien avec Le rouge au sol. Puis l’année suivante, Les jours a remporté le prix à Toronto au Tiff puis à Montréal, ce qui m’a permis de tourner rapidement mon premier long. C’était un sujet très sombre, vraiment difficile pour le spectateur. Il a bien fait quelques festivals à l’étranger et j’avais un gros distributeur canadien, Séville qui l’a un peu abandonné car ce n’était pas un film destiné à faire de l’argent. Zéro. Et eux ne savent pas quoi faire de ce genre de films. Comme il n’a pas eu non plus de succès en festivals, il a été un peu oublié. Le film est sorti il y a plus de dix ans, avant qu’on commence à mettre les films sur internet. Pourtant il m’arrive encore de croiser des gens qui m’en parlent comme de leur film préféré. Enfin, tout dépend des gens car les fans de Félix et Meira ne vont pas nécessairement adorer Demain et vice versa. C’est aussi le cas du Déserteur. Mon cas est assez bizarre. Contrairement à Ricardo Trogi, à Dolan ou à Woody Allen avec lesquels on sait à quoi s’attendre d’un film à l’autre. J’arrive avec des films surprenants, en tout cas différents, et ça ça déstabilise le spectateur. Bref Demain est passé inaperçu alors que j’avais reçu de l’argent au Québec comme au Canada. C’est vrai qu’après ce film là, il m’a été difficile d’obtenir à nouveau de l’argent car la confiance n’y était plus, au contraire de l’époque des courts-métrages qui m’avaient emmené à Sundance ou trois fois à Clermont-Ferrand. C’est donc pour ces raisons que je me suis retrouvé à tourner mon second long avec le budget d’un court-métrage. Jo pour Jonathan, c’est le film sur l’Amérique où j’ai grandi, celle des banlieues maussades, grises, ternes. Étant donné qu’il ne s’y passe pas grand-chose, on s’intéresse à la voiture. C’est la base de l’Amérique. Nos vies gravitent autour de la voiture… Jo pour Jonathan a été invité à Locarno, il a rencontré un peu plus de succès et métafilms est venu me chercher pour Félix et Meira. Encore une fois, ça a été long pour obtenir de l’argent. D’ailleurs on n’en a pas eu de la part de la SODEC, mais de Téléfilm Canada. C’était encore un très petit budget. En attendant que tout ça se mette en place, j’ai eu envie de tourner avec métafilms ce court-métrage, La tête en bas. C’était surtout un projet pour m’amuser avant que Félix et Meira ne commence. Heureusement, Félix et Meira a remporté un beau succès et est sorti ailleurs dans le monde. Il a même fait un beau box office aux États-Unis où il a représenté le Canada pour les oscars. Cette fois je pensais vraiment que ce ne serait plus un soucis pour avoir l’argent, mais j’ai encore été refusé à la SODEC. Il m’a donc fallu mettre en place un autre projet, écrit en très peu de temps et c’est Le déserteur, encore une fois aidé par Téléfilm Canada mais pour un très petit budget. En gros, ça fait dix ans que le gouvernement québécois ne soutient plus mon cinéma. Est-ce la conjoncture, de la malchance ? Je pense que oui, pour beaucoup. Au Canada c’est différent, on a toujours cru en moi. Mais bon, je croise les doigts pour ma réponse dans deux mois !
On l’espère car tu es considéré en France comme une des plus grandes figures du Renouveau du cinéma québécois. Il est vrai que lorsqu’on voit que le statut de Xavier Dolan, jusqu’ici considéré comme bankable, a été remis en cause par les critiques après la présentation au seul festival de Toronto et que par conséquent Ma vie avec John F Donovan pourrait ne pas être distribué au Québec, c’est une situation difficile à comprendre vu d’ici…
C’est à dire que le parc de salles québécoises fait partie du territoire domestique américain. Il va donc sortir à la même date qu’aux États-Unis parce que la promo est la même. Les films sortent le même jour au Québec qu’à New-York ou Los Angeles. C’est un film « américain », même s’il est financé à 100 % par le Québec et le Canada. La presse anglo-saxonne a été très dure envers Xavier mais on leur fait plus confiance qu’à la presse française du fait que normalement ils comprennent mieux la langue de Shakespeare. Xavier est très doué pour écrire ses films dans un québécois qui n’appartient qu’à lui. Il semble qu’il n’ait pas le même brio en anglais. Au Québec, les échos ne sont pas très bons, il n’y a qu’en France que le film est apprécié. Le problème vient aussi de son coût, 40 millions de dollars… ça va être difficile pour lui de refaire des films aux États-Unis.
Du fait que bien que tourné aux states, Le déserteur ne soit pas très américain dans sa forme, est-ce que ça peut empêcher sa sortie au Québec, ce qui j’imagine est important pour toi ? C’est aussi surprenant que ton film et celui de Dolan sortent en France avant le Québec étant donné que le marché français est habituellement trop fermé aux films québécois…
Non, mon film est déjà sorti au Québec. C’est un film très québécois qui est assez éloigné de celui de Xavier, plus américain. Il va aussi sortir aux États-Unis mais ça sera une très petite sortie. Le cinéma d’auteur n’a plus beaucoup de place sur le marché américain, enfin pour ce qui est des films sous-titrés et quel que soit le pays – à moins d’avoir un gros nom comme Pedro Almodovar ou Wong Kar-wai. C’est du style une salle à New York ! Pour Félix et Meira, j’ai vraiment eu de la chance, j’ai eu à peu près 80 salles parce qu c’était à propos d’une communauté juive et qu’on sait qu’aux États-Unis ce public va voir des films et cette sortie leur était destinée, d’où les 500 000 dollars de box office. Là on n’est pas dans cette niche là. Si je faisais un film d’escalade, ceux qui pratiquent l’escalade iraient le voir ! Mais pour le reste, des milliers de petits films ne sortent plus aux États-Unis. Paris est la seule Mecque du cinéma dans le monde, il n’y a plus d’autres villes comme celle-là. Tout ça pour dire que si j’obtiens deux salles aux États-Unis, je serai très heureux !
La taille du budget n’est pas proportionnelle à la qualité d’un film, la preuve avec Jo pour Jonathan que tu as tourné en Super 16 et ce qui lui donne une identité visuelle forte, une photographie où dominent les mauves, l’ambiance nocturne qui sied aux courses de voiture sauvages. Est-ce que tu pourrais aujourd’hui refaire un film à si petit budget mais en toute indépendance ?
C’est à dire que depuis Demain dont le budget était de 1,2 million, tous mes films sont largement en dessous de la barre du million. Jo pour Jonathan et Le déserteur avaient au départ le même budget, c’est seulement après le tournage qu’on a eu de l’argent pour la post production ou pour finir de payer les techniciens. Mais on parle de budgets dérisoires, moins de 500 000 dollars canadiens pour chaque film. Ce qui fait donc en tout moins de trois millions de dollars pour faire quatre films. Ceci dit, j’aime ça travailler en famille… Après cela veut dire des « petits » films, sans grande ampleur ou ambition. Il y en a plus sur Le déserteur, mais c’est parce qu’il était plus facile à faire dans ces beaux paysages. Mais les sujets vont nécessairement avec les budgets, la forme des personnages aussi. Mon prochain, c’est 4,2 millions pour un thriller financier basé sur une histoire qui s’est réellement déroulée au Québec et que tout le monde connaît. Par contre, j’imagine que les autres pays vont s’en foutre royalement de ce film là. Il ne devrait pas non plus sortir dans les festivals. En gros, c’est vraiment pour que mon oncle, ma tante et mon jeune cousin puissent aller voir ce film en salles !
Tu penses pouvoir y conserver tes marques, tes personnages caractéristiques qui sont souvent un peu autistes et intériorisent beaucoup ? Parce que finalement, même avec ce Charlot, on restait dans une sensibilité poétique…
C’est même tout le contraire. Il s’agit d’un talk movie, où tout le monde parle du début jusqu’à la fin, genre Social network de Fincher sauf que là on parle finances. Je ne suis pas l’auteur du scénario, c’est Simon Lavoie dont le tout premier long-métrage s’appelait d’ailleurs Le déserteur ! C’est complètement différent de ce que j’ai fait jusqu’ici…
C’est aussi totalement différent de ce qu’il a fait lui…
Tout à fait, lui et moi on nage dans d’autres eaux. C’est encore par désir d’expérimenter autre chose, de découvrir. Par contre on reste dans la thématique de mes trois derniers films, c’est à dire dans une américanité qui pose une certaine violence. Ici, il s’agit d’une fraude de 130 millions sur de petits épargnants. On est là dans le système boursier, toujours ce capitalisme qui détruit les petits au passage…
Entretien réalisé par Pierre Audebert au festival 48 images seconde de Florac en avril 2019. Remerciements Eric Vautrey, Guillaume Sapin et Lorianne Dufour, association La Nouvelle Dimension
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