Min Bahadur Bham – Entretien avec le réalisateur de « Shambhala »

Après la sortie cette semaine du son second long-métrage Shambhala (lire la critique), nous avons eu le plaisir de pouvoir rencontrer (à distance) son réalisateur Min Bahadur Bham pour aller un peu plus loin dans l’analyse de sa superbe fresque népalaise qui, au-delà de sa beauté esthétique saisissante, a su universaliser son propos : le rôle et la voie de la femme dans nos sociétés, le poids de l’égo, la pression sociale et sa hiérarchisation.

Min Bahadur Bham, le réalisateur de Shambhala, le royaume des cieux

Pierig Leray. Concernant la polyandrie, scène initiale du film, pouvez-vous nous en dire plus sur cette tradition : est-elle toujours d’actualité ? Pour faire un lien avec le film, on y voit 3 frères se marier avec Pema, représentant pour moi 3 types d’amour (physique, spirituel, maternel), était-ce bien cette représentation que vous souhaitiez ?

Minh Bahadur Bham. Oui c’est une tradition des régions montagneuses du Népal et du Tibet, mais qui progressivement tend à disparaître avec la fuite des hommes vers les villes. Mais cette tradition persiste tout de même, et en effet, la femme doit se marier avec toute la fratrie d’une même famille. Oui, c’est exactement cela, c’est cette dynamique avec ces 3 types d’amour que je voulais insuffler dans mon film.

PL. Dans cette polyandrie, on ressent un respect entre chacun, une recherche d’une harmonie, d’un équilibre : est-ce bien là le sens premier de cette polyandrie ?

MBB. Le concept est parfaitement compris, intégré et respecté par tous, ce qui engendre en effet un équilibre dans la famille. Parfois, le plus jeune mari décide finalement de quitter le village, rejoindre la ville et avoir sa propre partenaire, il se voit alors exclu définitivement du village et du mariage. Cela arrive désormais de plus en plus.

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PL. Mais cette harmonie va bientôt se fracasser contre le mur de la rumeur, celui d’un adultère entre Pema et le professeur du village : ce qui est frappant, c’est que la voie de la femme n’a aucune valeur face à la rumeur d’étrangers. Sa position est dévalorisée. Quelle est la place de la femme dans la société tibétaine actuellement ?

MBB. La parole d’une femme dans cette société n’a pas de valeur en dehors de la maison maritale. Nous sommes dans une société patriarcale où seuls les hommes prennent des décisions, principalement lorsqu’il s’agit de « pureté » dans un mariage. Même si la rumeur est infondée, la femme n’a pas son mot à dire. En revanche, elles ont plus de poids que les hommes pour la gestion du foyer : les hommes travaillent et ramènent l’argent aux femmes qui sont les seules décideuses de la gestion de l’argent au sein du foyer. Mais en dehors de la maison, elles n’ont plus aucun pouvoir.

PL. Un moment fort du film, et qui revient à deux reprises, est l’épisode du tir à l’arc. La femme doit réussir un tir à l’arc pour prouver sa bonne foi et sa loyauté envers la communauté, un échec entrainerait son exclusion. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette pratique terriblement déloyale ?

MBB. Cette tradition n’existe pas, je l’ai inventé pour le film. J’ai inventé cette situation pour imager de manière métaphorique la place de la femme face aux hommes. A partir de mes recherches dans la région, je me suis rendu compte que seuls les hommes pratiquent le tir à l’arc. Les femmes ne sont pas autorisés à le pratiquer, sauf si l’homme veut bien lui donner l’opportunité de le faire, mais généralement, pour humilier la femme. Cette idée m’est restée en tête, et je me suis dit qu’un jour peut-être, il utiliserait le tir à l’arc dans ce type de situation extrême, pour que la femme prouve sa loyauté, tout en riant de son incapacité à réaliser un tel tir. Un tel geste est ici dans le film pour montrer à quel point la place de la femme est déterminée par les hommes, jusqu’à l’humiliation.

PL. Pour continuer dans les oppositions qui nourrissent tout le film, une opposition brutale va arriver entre Karma (le moine) complètement détaché de la paternité de la grossesse de Pema (« le plus important est la naissance, et non qui est le père ») face à Tashi qui à l’opposé, serait prêt à tuer le bébé pour s’éviter la honte suprême. Pouvez-vous nous parler de cette opposition, et également nous dire quelle est l’évolution de ce type de pensée dans la société tibétaine actuelle ?

MBB. Chaque personnalité est différente et bien plus complexe. J’ai voulu ici et de manière également métaphorique représenter de manière binaire deux faces d’un homme, l’un plus spirituel et connecté à l’univers, humble, l’autre rattaché à un égo extrême une représentation franche des deux faces pouvant habiter un même être. Mais bien sûr, chaque personne est une mixité de ces deux caractéristiques. J’aurai pu écrire un personnage avec en lui ces deux ambivalences, mais la métaphore reliée à la polyandrie me paraissait bien plus forte en créant deux personnages différents. Que ce soit par le tir à l’arc, la quête de Pema, ou la création de ces deux personnages, ce sont des représentations métaphoriques d’une quête bien plus large.

PL. Ce qui est très fort dans le film, c’est l’universalisation de son propos : la place de la femme, la notion d’égo, de pression sociale liée à la paternité. Était-ce important pour vous de réussir à vous détacher de cette petite communauté pour avoir un discours plus globalisant ?

MBB. Oui, c’est exactement ça, je voulais réussir à transférer cette histoire de la montagne tibétaine à l’univers, car qu’importe la distance où l’on se situe géographiquement, cette problématique de l’égo de l’homme et de sa conséquence sur la femme est partout dans le monde. Et je voulais que mon histoire en soit le reflet.

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PL. Parlons désormais de la quête de Pema pour retrouver Tashi, et le convaincre qu’il est bien le père de son enfant. Parlez-nous de cette fuite qui est finalement une quête de soi, une libération du poids du regard des autres, de la rumeur, une libération jusqu’à son élévation.

MBB. Tout à fait, l’histoire que j’ai inventé avec cette polyandrie et cette grossesse ne sont que des prétextes pour parler du réel cœur de mon film, le voyage introspectif de Pema passant par la recherche d’une personne que l’on aime, qu’importe qui est cette personne. Et à travers cette quête d’amour, la quête de soi-même. En effet c’est là l’idée principale, que Pema découvre qu’il est bien plus beau de se trouver soi-même que son mari à la toute fin, guidée notamment par l’apport spirituel de Rinpoché (ndlr. un moine boudhiste du film).

PL. Concernant les acteurs, sont-ils professionnels ? Ou des habitants du village ? Car leurs performances est incroyablement naturelles.

MBB. La plupart des acteurs sont amateurs, et en effet, sont des habitants du village. Notamment le jeune Dawa que l’on a trouvé dans le village où on a tourné le film.

PL. Pour conclure notre interview, quels sont vos prochains projets ?

MBB. Je suis en pleine réflexion avec plusieurs idées sur lesquels je travaille, mais ce qui est sûr, c’est que je veux désormais tourner avec des acteurs professionnels, et probablement en anglais. Et avec une durée bien moins longue de production que Shambhala (ndlr. presque 3 ans). Mais mes projets viendront toujours de ma propre expérience de vie passée.

Un grand merci à Min Bahadur Bham pour cet entretien et Marie-Lou Duvauchelle (Makna) pour son organisation. Le film est en salle depuis ce mercredi 4 décembre.

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