Le cinéma de Paul Vecchiali se caractérise par une franchise de ton, et par la radicalité de ses partis cinématographiques. Cela donne à nombre de ses films connus, de « L’Étrangleur » jusqu’à « En haut des Marches » (pour ne citer qu’eux), une force, autant émotionnelle que formelle, sans qu’aucun n’exhibe une marque de fabrique récurrente, facilement identifiable. On reconnaît « l’auteur » Vecchiali davantage, dans un esprit, des goûts, et le refus d’un quelconque système formel qui se répèterait de film en film et à l’intérieur des films-mêmes, d’une séquence sur l’autre. Antidogme et presque, anti auteur : « politiquement » incorrect. Contre la conscience artistique de soi ; le cinéma unique, signé, conformé, qui promeut une image personnelle davantage que des films singuliers…
Cette exigence, on la retrouve forcément dans la cinéphilie du cinéaste, dans ses affinités et ses rejets exprimés avec vigueur, au risque de surprendre. Pourtant, c’est l’expression de choix, en cohérence avec une « éthique » que Vecchiali applique à son propre cinéma : se méfier du « truc auteuriste » et des facilités formelles. Les cinéastes stars, le plus souvent anglo-américains, qui autocélébrent leurs factures, sont donc, logiquement, les « bêtes noires » du cinéphile Vecchiali : James Gray, Tarantino, et avant eux, Hitchcock. Cette subjectivité assumée, qui n’est pas totalement péremptoire, est bien plus fondée qu’elle ne paraît, quand on prend la peine de l’entendre.
L’Encinéclopédie, ouvrage de référence sur le cinéma français des années 30, réalisé par Paul Vecchiali à un moment critique de sa carrière de cinéaste (son arrêt du cinéma fin 90 ; la liquidation de sa société de production « Diagonale »), éclaire ce refus d’un cinéma préfabriqué. Il est une réponse à la Politique des Auteurs, à la vision manichéenne de l’histoire, et à la mythification des « auteurs-réalisateurs » au nom de quelques chefs-d’œuvre ; c’est une invitation à dépasser cette doctrine pour regarder enfin les films, et pour ce qu’ils sont : bons ou mauvais.
Pas d’interdits. Il y a des choses que je n’aime pas au cinéma. (…) Je déteste le ralenti mais quand on voit « Lola », ça s’impose de soi. C’est toujours le problème. Je ne sais plus qui l’a dit, si c’est Godard ou Rivette, mais c’est : « Où ? Comment ? Pourquoi ? » L’antidogma, ça veut dire ça.
Quand on parlaient avec Strouvé, ou Bonfanti, c’était séquence par séquence. Chaque séquence doit avoir sa lumière, sa tonalité… (…) Et le son, pareil. Quelques fois, un petit peu voilé ; d’autres fois, il est présent, et même, un tout petit peu trop fort. C’est comme ça. C’est du travail.
Partie 4 : cinéma – cinéphilie
Antidogme ? ; contre la facture unique ; démythifier l’œuvre et l’auteur ; Jacques Demy et la Nouvelle Vague
Il y a aussi votre amour de la chanson. Et c’est vrai que souvent, sans être systématique, il y a dans vos titres, quelque chose qui donne la tonalité du film, qui en concentre un peu l’esprit.
Honnêtement, ça, je n’y ai jamais pensé.
Parce que c’est vrai que dans « Corps à Corps »…
« Corps à cœur » !
Oui ! C’est un lapsus révélateur. C’est un titre qui renvoie à l’idée de lutte, de rencontre un peu ratée, de dissonance. Et « Femmes Femmes », c’est une invocation déjà, avec des variations de timbre, qu’on peut infléchir…
Mais vous connaissez sans doute l’histoire ? Moi, je l’avais appelé « Femmes » et puis, Noël et moi, on est allés lire le scénario à Roland Vincent, qui nous a écoutés sans ciller, et quand on a fini, il me dit : « appelle-le Femmes Femmes ! » Il se lève, s’assoie au piano, et joue le thème en le chantant. Mais il faut dire qu’avec Roland, comme avec Strouvé, avec Antoine Bonfanti et maintenant Francis (son fils), c’est une osmose complète ; un vrai bonheur ! On n’a presque pas à se parler.
C’est peut-être une question un peu rebattue, mais je voulais revenir sur l’intitulé de votre série de films récents : « Antidogma », qui était une réponse au pseudo-courant danois. Je ne savais pas s’il fallait l’interpréter aussi, vu que c’est « A vot’ bon cœur » qui inaugure la série, comme une réponse indirecte à (l’avance sur recettes)…
Ce n’était pas marqué (pour « A vot’ bon cœur ») car le producteur a oublié de le mettre. Maintenant, il y est ! C’était, au départ, une réponse au « truc » nordique. Mais, après, je me suis dis que c’était : « liberté totale ! » Pas d’interdits. Il y a des choses que je n’aime pas au cinéma. Je déteste les ralentis, surtout quand les gens sont tués, je trouve cela lamentable. Mais peut-être qu’un jour je le ferais ? Je déteste le ralenti mais quand on voit « Lola » (le film de Jacques Demy), ça s’impose de soi. C’est toujours le problème. Je ne sais plus qui l’a dit, si c’est Godard ou Rivette, mais c’est : « Où ? Comment ? Pourquoi ? » L’antidogma, ça veut dire ça. Ce que vous voulez, mais pas par hasard, ou pour une recherche esthétique, comme ce que l’on voit – pardon, parce que beaucoup de gens les aime, et peut-être vous – chez James Gray, que je hais viscéralement, car pour moi, il n’est pas un auteur mais un fabricant, intelligent, astucieux… Une seule lumière pour un film, je trouve ça inadmissible ; les champs-contrechamps systématiques, je trouve ça pauvre ; et surtout, je ne luis pardonne pas d’avoir trahi Dostoïevski avec « Two Lovers », en ne le citant même pas au générique. D’autant qu’il s’est vanté d’avoir fait sa propre adaptation de « Nuits Blanches ». Avoir sa propre lecture de « Nuits Blanches », en soi, c’est bien. Je crois qu’il y a eu 22 adaptations de la nouvelle : en Inde, au Japon… Encore une fois, dans Antidogma, il n’y a aucune règle, on peut faire ce que l’on veut. Quand on parlaient avec Strouvé, ou Bonfanti, c’était séquence par séquence. Chaque séquence doit avoir sa lumière, sa tonalité… Si la lumière n’exprime pas un sentiment, à quoi sert-elle ? Un peu comme Nuytten, qui disait : « moi, j’ai mon bleu, mon bleu Nuytten ». On ne peut pas avoir le même bleu dans le camion et le compartiment du tueur ! Ce n’est pas possible, ça n’a pas de sens, ou alors, on est là pour faire du plein feu, avec une lumière intelligente, et ça ne m’intéresse pas. En voyant mes films, on s’aperçoit bien que la lumière est faite en fonction d’une séquence ou d’un état d’esprit. Et le son, pareil. Quelques fois, un petit peu voilé ; d’autres fois, il est présent, et même, un tout petit peu trop fort. C’est comme ça. C’est du travail.
c’est un élément presque dramaturgique à part entière…
Bien sûr ! On ne peut pas avoir la même lumière d’une séquence à une autre.
Hélène Surgère dans « Corps à Coeur » (1979) © Shellac 2015
Dans « Corps à cœur », c’est assez flagrant pour l’éclairage d’Hélène Surgère. A chaque fois, les variations de lumières façonnent trois représentations quasi distinctes du personnage : l’une qui est de l’ordre du mythe, dérivée de « Femmes Femmes », mais au summum de son aura ; une deuxième assez ordinaire, la pharmacienne ; et après il y a la femme…
la femme nue, oui…
… qui se révèle.
Pour moi, c’est important. Je conçois qu’on fasse un même cinéma mais pour mes films, je ne l’accepte pas. Je m’emmerde. Et dieu sait que James Gray est porté aux nues par la critique, tout le temps ! Il suffit de voir quand il passe à la télé : 4 étoiles, 4 étoiles, 4 étoiles. Pour moi, ce serait zéro.
Oui, il y a un goût du maniérisme. Le fait de retrouver dans son cinéma ce qu’on aimé…
On a la sensation que le gars pose en artiste. Mais il ne faut pas se prendre pour, il faut être – un artiste ; plus exactement un artisan, c’est encore mieux. Mais ces gens qui imposent une image de marque ! C’est ça la réalité. On ne voit pas ça chez Godard. Jamais. D’un film à l’autre, il est très loin.
Et pensez-vous cela même de son premier film à James Gray, « Little Odessa » ?
Je l’ai vu, et oui, je l’aime un peu plus que les autres. J’avais beaucoup d’espoir en le voyant, mais après… Et « Two Lovers », j’étais fou furieux, même si, sur le moment, j’étais content de le voir après les « Nuits Banches » de Visconti. Mais pourquoi deux femmes ? Enfin, c’est son droit, mais le plus grave, c’est les champs-contrechamps. Ça peut exister, j’en ai dans « Corps à cœur », mais sur une séquence, après ça bouge… Je ne suis pas très enclin au cinéma américain d’aujourd’hui, que les gens aiment, ni Scorcesse, ni Tarantino, ni David Fincher, ni Cronenberg…. Ils ont leurs thuriféraires, c’est leur droit. Je me trompe peut-être, mais je sens un truc. C’est comme Hitchcock, je ne l’aime pas non plus.
C’est un peu ce que vous dîtes dans votre Encinéclopédie, par rapport aux réalisateurs des années 30, qui n’avaient pas justement encore cette conscience d’eux-mêmes, qui devient un effet de marque, et qui par conséquent, finit par être demandé par le public.
Oui. Mais, cela existait chez Renoir.
Danielle Darrieux et Jean Gabin dans « Le Plaisir » (1952) de Max Ophüls © Gaumont – Stera Films
(L’une des sources d’inspiration de Paul Vecchiali ; son film « Rosa la rose… » contient de nombreuses allusions)
c’est ce qui fait que vous êtes peut-être un peu plus nuancé vis-à-vis de lui ?
Nuancé, oui, mais « Une Partie de Campagne », c’est pour moi, l’un des plus grands films français. Mais par exemple, « Le Carosse d’or », là, caca ! Surtout quand on voit « Occupe-toi d’Amélie » d’Autant-Lara qui traite le même sujet avec une intelligence ! Sans compter qu’il y a Darrieux, en plus. Vous l’avez vu ?
Non.
Voyez ça, vous allez vous régaler. Chaque seconde, on est éblouis, on est emportés. Autant-Lara a fait des mauvais films mais aussi des chefs-d’œuvre. « Douce », « Sylvie et le Fantôme », et puis les derniers, « Les Patates » et « Gloria », qui sont magnifiques. Évidemment, il était Front National à la fin, alors les gens lui tombaient dessus. Mais pourquoi ? Parce qu’il était dessus de ce que l’on a fait ; et peut-être même à cause de Truffaut, qui l’a allumé de façon totalement injuste. J’ai participé à un documentaire où je dialoguais avec Aurenche (Jean Aurenche, scénariste pour Claude Autant-Lara), et je lui ai dit : « ce que je trouve absolument incroyable, c’est que je trouve que vous êtes un initiateur de la Nouvelle Vague ! Quand on voit les films que vous avez faits, les scénarios, c’est la Nouvelle Vague qui est en train d’arriver ! Et ils vous tirent dessus ! Ça ne tient pas debout. » Pour moi, le principe d’une Encinéclopédie, ça passe ou ça ne passe pas, c’est de dire que la Nouvelle Vague et la politique des auteurs ont apporté beaucoup de choses, mais maintenant, il faut – s’en – tirer ! Il faut regarder que chez Renoir, il y a des plans grossiers, inutiles, et que chez Pierre Colombier, il y a des plans sublimes. Il y a des plans « auteur » chez les non-auteurs, et des plans « non-auteur » chez les auteurs. Ce qui m’a guidé dans ce travail, c’est d’essayer d’expliquer ça. « Attention ! Ce n’est pas parce qu’on a une majorité de très grands films chez un auteur, qu’il faut au nom de ces très grands films, monter les autres qui sont mauvais ! » Il faut avoir le courage d’admettre ça. « C’est vrai, c’est un bon mais là… »
Et en même temps, il est intéressant de voir une œuvre dans sa totalité, comme un processus, y compris dans ses ratages…
Oui, il y a des ratages qui sont profitables pour la suite de la carrière. Moi, je sais que, quand j’ai fait « Les Roses de la Vie », un court métrage qui a été porté aux nues par tout le monde, derrière j’ai fait « Le récit de Rebecca », qui est vraiment une merde, et ça m’a fait du bien ! Parce qu’après « Les Roses… », qui était un succès, alors que je débutais, je me sentais pousser des ailes… Le film a été porté aux nues par la critique, mais moi, j’ai bien vu de quoi il retournait. Ce n’était pas bien du tout. Je m’étais planté complètement, et j’en étais le seul responsable. Personne d’autre. Mais ça fait du bien. C’était le grand discours qu’on avait avec Jacques Demy. Un jour, je lui ai dis : « Jacques, écoute, il faudrait que tu fasses plus de films ; moi, j’aimerais en voir plus ». Il me répond : « mais, moi, je ne suis pas comme toi, je ne peux pas faire n’importe quoi ! ». Et ce n’était pas méchant de sa part, on s’entendait bien. Je lui dis : « mais Jacques, je crois que tu fais une erreur. On n’est jamais sûrs de faire un chef-d’œuvre, mais on n’est jamais sûrs non plus de faire une merde. La preuve : j’ai fait un film de commande que tu adores, et toi, tu fais « Parking » ! » Il me lance : « Espèce de salaud, va ! Mais tu as raison ! » C’était comme ça avec Jacques, on était très, très francs l’un envers l’autre. C’est vrai que j’ai fait des merdes à la télé, mais la plupart du temps, c’était pour rendre service à des producteurs que les réalisateurs lâchaient au dernier moment, et comme avant, il m’avaient permis de faire des trucs qui m’avaient plu… Je commençais par faire « Non, non ! » et après je finissais par dire « bon et puis je viens, après tout… » Je pense notamment à « Imogène » qui est une horreur. Voilà les rapports que l’on avait avec Jacques. Avec Godard, c’est plus parcellaire, par moments. Au début, il n’aimait pas du tout mon travail. « En Haut des Marches » l’a complètement retourné, et après ce film, « Once More » et « A vot’ bon Cœur » ; mais depuis je ne sais plus. Je sais qu’il a demandé à voir « Nuits Blanches… » mais je n’ai pas de nouvelles. Il ne doit pas aimer. (…) Avec les gens de la Nouvelle Vague, de toute façon, j’ai toujours eu de très bons rapports. Avec ceux qui sont venus après, non. Je me souviens que Rohmer avait adoré « C’est la Vie ! », que les Cahiers avaient descendus en flammes ; que Godard a dit sur « En Haut des Marches » : « ces salauds de critiques m’ont masqué le film ! »… Un jour, on interrogeait Rivette sur la façon de filmer le métro, et il disait qu’il n’y a qu’une seule personne qui l’a bien filmé, c’est Vecchiali dans « Once More ». C’était comme ça quoi, un peu en quinconce…
En tête d’article : Paul Vecchiali dans « Humeurs et Rumeurs » (2009), film inédit en salles
propos recueillis par William Lurson
de grands mercis à Paul Vecchiali ; Malik Saad et Emmanuel Vernières.
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