Critique de cinéma, animateur radio sur CIBL à Montréal, animateur de milliers d’ateliers pour l’ONF au temps de l’âge d’or, agitateur de ciné-clubs, programmateur de festivals, le québécois Daniel Racine a autant de casquettes que l’humoriste Courtemanche avait d’expressions faciales. Et parce que sortir aussi bien couvert n’implique pas nécessairement d’avoir la grosse tête, il a su rester un de ces cinéphiles lambda qui placent le cinéma avant toute chose. Sauf sur le même plan, l’humain… Doté d’une énergie à peu près inépuisable, il s’est exporté avec bonheur dans les Cévennes où chaque année, il mène la danse au rythme de 48 images par seconde. Signalons en outre qu’il co-programme le dit festival qui comme s’en souviennent peut-être les lecteurs de Culturopoing, est consacré aux cinémas québécois et francophones. Un tel personnage méritait donc, d’une édition à l’autre, cet entretien fleuve où passé et présent se mélangent.
En fin de ce festival de jase, les curieux auront droit à un tour d’horizon du programme 2018 du festival 48 images seconde de Florac qui va se tenir du 11 au 15 avril en Lozère. Et quand bien même tous les projecteurs s’y tairaient, il faut faire le déplacement rien que pour admirer, écouter, s’étonner des présentations et tables rondes animées par Daniel Racine, grand initiateur de vocations cinéphiles et performeur comme hélas on n’en fait peu ou plus…
Tu as d’abord une longue expérience de la radio…
Oui j’ai commencé à la radio étudiante au CEGEP ( au Québec, les deux années pré-universitaires ). Ça a été le coup de foudre absolu ! Je trouve que c’est le plus beau des médiums. A l’époque je me suis beaucoup impliqué. Je passais plus de temps à l’extérieur qu’à mes cours. J’étais impliqué dans la radio étudiante, la télé communautaire et le journal étudiant, mais ce que je préférais, c’était la radio, à un tel point que je me suis présenté comme directeur de la programmation et j’ai obtenu le poste. Pendant deux ans, j’ai assuré tous les liens avec les animateurs et j’avais aussi développé le concept d’une émission culturelle quotidienne, un 30 minutes où on faisait un résumé de ce qui s’était passé la veille ou de ce qui allait se passer le lendemain. Ça, ça m’en a vraiment donné le goût ! Alors j’ai continué à CISM qui est la radio de l’université de Montréal. J’y ai vraiment fait mes premières armes sur la bande FM. A Montréal, il y a deux radios universitaires, l’Université de Montréal et l’Université McGill. Là, on est peut-être un peu plus nerveux car on sait que papa et maman peuvent nous entendre sur ces fréquences !
Bon j’ai quand même fait une longue pause d’une dizaine d’années avant d’y retourner, pour diverses raisons et maintenant, ça fait dix ans que je suis à CIBL, la plus grosse radio citoyenne de Montréal. C’est une radio très engagée et qui met toujours Montréal au premier plan. On pense le cinéma de cette façon : il faut qu’il y ait une projection à Montréal et qu’on puisse donner une chance de voir ces films-là. On ne peut pas trop parler de ce qui se passe à l’étranger, on peut faire des liens. Mais il y a vraiment une ligne directrice qui est très bonne : l’idée c’est de faire de la médiation culturelle, donc d’intégrer les gens à ce niveau-là. Ensuite j’ai gagné du galon parce que j’ai animé pendant six ans l’émission Cinéfix, qui était un peu incontournable dans le milieu du cinéma. Il faut savoir qu’il y a très peu de tribunes pour les cinéastes au Québec… Il y a eu une émission de télévision qui s’appelait Premières vues, mais ils viennent d’annoncer qu’elle ne serait pas renouvelée alors que ça faisait neuf ans qu’elle était sur les ondes. C’était hélas la seule émission télé, alors qu’à la radio, il n’y en a aucune sur les antennes principales ! Donc à l’époque, mon émission faisait vraiment partie des rares. Du coup, tous les cinéastes y venaient. J’ai eu la chance de rencontre Bertrand Tavernier, Hirokazu Kore-Eda ( il cherche ), Olivier Assayas… Plein de grands réalisateurs français que j’admire et que j’avais le privilège de recevoir… Jean-Pierre Daroussin ( il rigole ) et, oh mon dieu… Fanny Ardant ! Un beau moment, elle voulait même me chanter une chanson dans l’ascenseur ! Mais j’ai aussi reçu beaucoup de cinéastes québécois émergents. Donc c’est pour ça qu’ici, au festival, je suis vraiment à ma place, parce que je les ai vus éclore. Ils ont eu la chance de faire leurs premières interviews avec moi. Il y a donc une logique au fait que je sois ici maintenant !
Ta passion du cinéma est venue avec la radio ou déjà avant… ?
Non c’était avant, ça remonte à mon adolescence. J’allais au vidéo club avec mes amis et ils ont vite appris qu’il ne fallait rien louer avec moi, vu que j’en étais déjà à Gus Van Sant. Je louais des Tarkovski, mais eux, au bout de 15 minutes, ils quittaient la pièce et allaient faire autre chose, alors que moi j’étais rivé à l’écran. Et puis je dévorais, j’étais boulimique. Une fois que tu tombes dans la marmite, tu veux tout voir ! Mes parents eux n’avaient pas nécessairement une culture cinématographique très grande, mais je dois beaucoup à ma mère qui à l’âge de neuf ou dix ans, m’a amené voir Les uns et les autres de Claude Lelouch. Pour un petit garçon de dix ans, tu ne comprends strictement rien à ce qui se passe mais la caméra virevolte dans tous les sens, on répète ad nauseam « Les uns et les autres ». Mais il se passe quelque chose ! Ça marque. Et puis ma mère m’emmenait voir très jeune des films québécois. A ce niveau-là, je ferai un lien avec les autres arts, parce qu’à la même époque elle m’a emmené au Musée et tout ça est lié à ma culture personnelle. Je suis allé à une exposition des signataires de Refus global, qui est une période très importante de l’histoire de l’art au Québec. C’est un document très important dans les années quarante où une douzaine d’artistes québécois refusaient le modèle social global avec une très forte mainmise du clergé. Il ne faut pas oublier qu’au Québec, le clergé a exercé un contrôle total sur la société jusqu’à la fin des années 50 ! On a donc fait ce qu’on appelle la « révolution tranquille » à la suite de laquelle on l’a écarté du pouvoir parce qu’ils entretenaient des liens étroits avec le politique, ce qui nous était vraiment néfaste. En France, vous avez compris ça bien avant nous et c’est une bonne chose ! Quoi que la laïcité, ça ouvre d’autres débats ( il rigole ) Bref… De voir des toiles de Paul-Emile Borduas à huit ans, qui est le plus grand peintre de cette époque-là et peignait des carrés noirs sur fond blanc, du haut de mes huit ans, moi je ne voyais pas en quoi ce geste créateur était aussi fort. Il y avait tout ce contexte que je ne comprenais pas. Son histoire, sa réflexion sur l’art, les influences françaises qu’il avait reçues, les peintres qu’il avait côtoyés… Tout ça, ça te forge et te permet d’élargir tes horizons. D’ailleurs, mes sœurs sont comme moi, on est très curieux. On a aussi beaucoup voyagé et très jeunes. C’est une chance que mes parents préfèrent voyager plutôt que de mettre leur argent dans la dernière bagnole. Donc on est allé voir la famille en Australie, en Nouvelle Zélande, mais aussi en France, en Italie, aux États-Unis. J’ai vraiment eu de la chance, d’avoir cette enfance et cette adolescence privilégiées. C’est vraiment ce qui m’a structuré et ce qui me conduit aujourd’hui ici à Florac.
En dehors de la radio, tu as animé de nombreux événements en parallèle, tous liés au cinéma…
D’abord le plus important après l’Université, c’est qu’on a décidé avec ma copine de l’époque d’aller vivre à Londres. Mais au bout d’un mois et demi, ça n’était plus possible car trop cher. Comme je revenais à Montréal un peu désillusionné par un voyage avorté, quelques mois au lieu des deux ans prévus, j’ai trouvé très rapidement un contrat à l’Office National du Film ( ONF ). C’est un office gouvernemental financé par nos impôts et qui a produit plus de 13000 films depuis sa création en 1939. Ses spécialités sont le documentaire et le court-métrage d’animation. S’il y a toujours eu de la fiction, elle n’a jamais été mise plus en avant que ça vu qu’il s’en faisait ailleurs. Mais dans les années 50 et 60, des œuvres de fiction majeures vont être réalisées par les jeunes cinéastes francophones de l’ONF, alors qu’aux débuts, si les techniciens étaient francophones, les réalisateurs eux, étaient plutôt des anglophones. Donc on en revient à la « révolution tranquille », à ce moment où le Québec commence à s’affirmer. Les techniciens francophones qui avaient travaillé pour ces cinéastes anglophones décident de fonder le « programme français ». À partir de ce moment-là, Michel Brault, Pierre Perrault, Gilles Groulx, Gilles Carle, Denys Arcand, Claude Jutra, tous ces grands cinéastes qui vont vraiment bâtir les fondations du cinéma québécois moderne, vont alors tourner leurs premiers films. L’ONF a ouvert dans les années 90 un lieu qui s’appelait la CinéRobothèque. Ça, c’était le centre de diffusion de l’ONF où les gens pouvaient louer et visionner sur place ou en acheter les films. Robothèque parce que c’était un bras articulé géant qui lisait les vidéodisques, l’ancêtre du dvd, comme dans un gros Juke-box. En fait, ils étaient bien meilleurs en qualité que le dvd mais ils ont eu une carrière très courte… Mais l’ONF n’a pas eu le choix parce que cette pince géante avait été conçue pour manipuler le vidéodisque. Donc la collection a rapidement pris de l’ampleur. Je suis arrivé à un excellent moment où ils cherchaient à améliorer l’achalandage parce qu’ils se rendaient compte que s’il y avait des projections en soirée, il ne se passait pas grand-chose en journée sur le lieu. Moi j’avais une formation en Animation et Recherche culturelle, donc en médiation. Une de mes collègues qui venait d’arriver était elle formée en cinéma d’animation. En conjuguant nos efforts, on a concocté le tout premier atelier de cinéma pour les jeunes qui s’appelait l’atelier McLaren. Comme le faisait Norman McLaren, on faisait dessiner et gratter sur la pellicule, un peu pour lui rendre hommage mais surtout pour une question pratique : c’était à l’époque le seul procédé qui permettait de voir immédiatement le résultat car on n’avait pas besoin de laboratoire où faire développer la pellicule. C’était un atelier de deux heures où on apprenait les bases du cinéma d’animation et on montrait des films de l’ONF, de Norman McLaren. À la fin, on projetait leurs propres créations en musique. Et c’était étonnant parce qu’en 20 à 30 minutes, une quarantaine de jeunes pouvait créer un film de deux minutes car c’est beaucoup plus rapide que d’autres techniques d’animation comme la pâte à modeler, le stop motion… La CinéRobothèque a commencé à marcher si fort qu’à un moment, on proposait une douzaine d’ateliers cinéma différents et on recevait chaque année jusqu’à 35000 jeunes pour littéralement, former les cinéphiles de demain. En parallèle s’est développé le site web onf.ca et ils ont pu commencer à voir directement les films en ligne. Mais nous, on était vraiment la porte d’entrée de l’ONF, on donnait des références. Sur les 13000 films en ligne, j’en ai moi-même vu 5 à 6000. On devenait donc des personnes ressources. Les gens qui venaient pouvaient avoir une relation privilégiée avec la collection. On en était déjà tous amateurs mais là on est devenu des spécialistes. Ça m’a aussi permis de côtoyer énormément de monde, de cinéastes… Michel Brault… Ils sont tous venus y faire un tour. J’ai aussi rencontré deux dames importantes qui vont m’amener à la prochaine étape, Francine Tremblay, qui est la petite fille d’Alexis et Marie Tremblay deux des personnages principaux de Pour la suite du monde de Pierre Perrault et Michel Brault, et Anie Harvey, petite fille de Grand Louis, celui qui déclame la phrase-titre du film. Par la suite, j’ai donc créé un atelier sur Pierre Perrault, ce qui m’a valu beaucoup d’attention des gens du milieu parce qu’à la fois je connaissais mon sujet et que j’avais une certaine expérience. En effet, je suis resté 16 ans à la CinéRobothèque, jusqu’en 2012 où ils ont décidé de mettre la clé sous la porte suite aux pressions du gouvernement conservateur canadien. Une décision qui a provoqué de nombreuses manifestations et tentatives de sauvegarde du lieu. Nous étions un lieu de rassemblement, de diffusion et surtout d’éducation pour des dizaines de milliers de jeunes… J’ai quand même donné au cours de cette période 2500 ateliers auprès de 50000 jeunes !
Y avait-il aussi des ateliers d’analyse de l’image ?
Oui en effet… Alors on avait l’atelier McLaren, un sur la pâte à modeler, un autre de bruitage et son… Moi je me suis spécialisé de plus en plus sur le documentaire avec un atelier qui s’appelait « Visions documentaires » où c’était justement un atelier d’analyse documentaire très intéressant et qui durait trois heures. Un vrai cours magistral avec énormément d’extraits ! On partait de la fondation de l’ONF avec John Grierson pour arriver jusqu’à Richard Desjardins au début des années 2000. Tous les courants d’influence de l’ONF y étaient développés avec une attention particulière sur la période du cinéma direct – normal !-, ce qui nous ramène ENCORE à la « révolution tranquille » ! J’essayais de passer au moins 45 minutes là-dessus… En sortant de ce cours et de ces trois heures, ces jeunes étaient prêts à aller piger ailleurs car ils avaient une bonne base pour développer leur curiosité…
Tu veux dire pour chercher ailleurs ?
Oui, pour poursuivre par eux-mêmes… On leur donnait ces bases pour qu’ils deviennent autodidactes comme je l’ai été. Piquer leur curiosité par tous ces trucs qu’on leur montrait… Ça partait dans tant de directions différentes : films expérimentaux d’Arthur Lipsett, films d’animation de Théodore Ushev, etc…
Comment se passe ta collaboration avec les Rendez-vous Québec Cinéma ?
Je me suis intéressé à ce festival quand j’avais vingt ans. Jeune cinéphile, j’avais l’habitude d’y aller ce qui me permettait de rattraper beaucoup de films. Les Rendez-Vous Québec Cinéma, c’est plutôt une rétrospective de l’année écoulée, même s’il y a de plus en plus de premières, où sont choisis sur les 600 films produits tous genres et formats confondus, une production importante qui place le Québec parmi les régions du monde les plus productives. Ma relation avec le festival est devenue plus sérieuse quand j’ai invité Dominique Dugas ou Solène Roederer ( directrice du festival de 2000 à 2011, où elle devient la Directrice générale de Québec Cinéma qui chapeaute les Rendez-Vous mais aussi les Iris, remise des prix du cinéma québécois ) à venir en parler dans mon émission de radio. Mon amitié avec Ségolène s’est construite peu à peu et j’ai animé mes premiers événements, les délibérations pour la remise des prix Iris. Il se trouve que j’anime, je critique et je suis aussi membre de l’Association des Cinémas Parallèles du Québec ( ACPQ ), ce qui me donne, ce qui est assez rare dans le cinéma québécois, un point de vue depuis l’intérieur, y compris de ceux qui diffusent puisque je suis aussi secrétaire de cette association qui regroupe plus de 50 ciné-clubs de la province. J’anime et programme un ciné-club moi-même d’ans l’ouest de l’île de Montréal depuis cinq ans. Tout cela me donne une vue assez complète de tous les secteurs du cinéma québécois, notamment de la création car beaucoup de mes amis sont devenus à leur tour cinéastes ou scénaristes. Ma compagne est elle-même comédienne. Je suis donc immergé dans le milieu. Et si mon esprit critique est très développé et que je porte plusieurs casquettes, j’évite de la mélanger avec une autre ! ( rires )
Tu es l’animateur du festival 48 images seconde depuis déjà trois ans. Non seulement tu présentes les films mais tu es aussi de toutes les tables rondes et l’an dernier tu as même présenté une émission en direct sur Télédraille !
C’est vrai, je suis partout ! En fait, ça commence bien en amont parce que je suis coprogrammateur du festival avec Guillaume Sapin. Il y a un peu plus de trois ans maintenant, Guillaume est devenu ami avec mon ami Sami Gnaba qui est critique de cinéma à Montréal. Jusque là, le festival 48 images seconde avait une thématique différente chaque année, comme le cinéma indépendant américain, le cinéma fantastique et ils ont décidé pour la sixième année de se pencher sur le cinéma québécois. Guillaume a donc demandé à Sami : « Y a-t-il un connaisseur du cinéma québécois capable d’animer un festival ? » Sami a tout de suite pensé à moi parce que là j’avais commencé à avoir des contrats d’animation comme pigiste ( free-lance ), notamment un très beau avec le Conseil des Arts de Montréal qui chapeaute des activités culturelles à l’échelle de l’île de Montréal. Donc, dans des Maisons de la Culture je fais exactement la même chose qu’au festival: je présente les films et je réalise des entrevues avec les cinéastes ou des artisans de l’équipe. C’est un peu la continuité de mes émissions radio, du live devant public ! J’ai eu ensuite un autre contrat avec l’ONF pour une série qui s’appelle « L’ONF à la maison » dans les Maisons de la Culture où je poursuis la même mission. Fort de ce bagage, on a fait un Skype Guillaume et moi, et ça a cliqué tout de suite. On s’est rendu compte qu’on avait vraiment des atomes crochus. J’étais éberlué qu’un gars des Cévennes s’intéresse au cinéma québécois, d’autant qu’il connaissait déjà pas mal de films. Je n’en revenais pas qu’il ait accès à ces films là… On a fait la programmation de la manière suivante : comme je suis sur place, je vois les films avant lui et je lui signale ceux qui peuvent l’intéresser. On essaie alors d’avoir des liens ou lui se rend sur Paris ou dans des festivals où peuvent être programmés des films québécois. Il rencontre des gens en amont du festival. Finalement, moi je suis un peu le défricheur qui trie un peu les films. Guillaume est plus l’organisateur de la grille horaire, celui qui choisit la thématique. C’est lui qui est allé en 2017 à la rencontre d’André Gladu quand celui-ci était en France. Là encore, après une heure passée ensemble, ça a cliqué. C’est donc lui qui s’est occupé de la rétrospective. Moi j’avais eu la chance de rencontrer André Gladu à plusieurs reprises à la CinéRobothèque de l’ONF mais je ne le connaissais pas tant que ça. Je ne savais pas à quel point ses films étaient importants. C’est ici que je les ai vraiment redécouverts d’autant que plusieurs sont inaccessibles et je n’ai pu les voir avant le festival. Je mesure mieux l’ampleur de son œuvre comme le bagage personnel de l’homme. C’est un monsieur qui connaît notre histoire comme nul autre, l’histoire des francophones d’Amérique, pas juste celle des québécois mais aussi des autochtones. Donc c’est très très riche…
Une personne du public évoquait Jean Rouch à son sujet, ce qui est très juste tant il s’inscrit dans la même démarche. Chez nous, dans le milieu universitaire notamment, Jean Rouch est une véritable institution…
Mais André Gladu n’est pas du tout un dieu chez lui, il mériterait pourtant de l’être ! À quand une rétrospective à la Cinémathèque québécoise ? Je suis donc très heureux que nous l’ayons invité l’an passé car il est encore très actif et très en forme pour se promener dans la région. Il était d’ailleurs très heureux d’être là. Donc ce type de rétrospective, c’est vraiment le genre de choses qu’on aime organiser car si on choisit le film, il y a toujours l’être humain derrière. On souhaite toujours que nos invités s’entendent bien et qu’il y ait une belle énergie. Encore une fois en 2017 et ce malgré le fait qu’on ait doublé le nombre d’invités en passant à 12, et bien ça marchait, on se retrouve à la même table le soir en ayant toujours hâte de retrouver tout le monde. C’est vraiment chouette et à ce niveau, c’est vraiment une réussite. Idem au niveau programmation… Enfin, le public est au rendez-vous. Parmi les défis, moi je ne souhaite pas qu’on prenne trop d’ampleur. C’est un petit festival. On a mis longtemps avant d’être compétitifs. C’est plutôt bonne ambiance, partage, rencontres… L’idéal, ça serait plutôt d’aller chercher des nouveaux publics. Depuis quatre ans qu’on le fait, je vois toujours les mêmes visages dans la salle. Il reste encore plein de monde à Florac qu’on peut toucher, tous ces gens qu’on croise durant le week-end de Pâques à la foire, dans les rues ou aux terrasses des cafés, et qui malheureusement n’ont pas été assez curieux pour rentrer dans la salle. C’est sûr qu’avec un beau temps pareil, tout le monde n’a pas nécessairement envie d’aller s’asseoir dans une salle de cinéma. Une autre chose qu’on peut encore développer, ce sont les ateliers en milieu scolaire. On en fait quelques-uns déjà, mais on peut viser encore plus haut. Le fun, c’est que le festival est en pleine progression. On pose les balises pour les années à venir. Une autre chose très intéressante c’est que nos invités de retour au Québec en parlent. L’année dernière, beaucoup avaient eu des échos par Stéphane Lafleur, Mélanie Carrier ou d’anciens invités du festival qui n’ont que des compliments sur le festival. De ce côté, mission accomplie ! Je suis très fier du travail que font Jimmy et Guillaume, ainsi que de toute l’équipe du festival.
Alors que pourrait-on dire aux distributeurs ou aux critiques français pour les inciter à venir découvrir le cinéma québécois ? Je ne sais pas s’ils se déplacent beaucoup aux Rendez-Vous Québec Cinéma mais le fait est qu’ils publient assez peu sur la production québécoise tout au long de l’année. Sorti des grands noms, c’est un peu le black out…
Très bonne question ! Je vais tenter de me mettre dans la peau d’un critique français vu que je suis moi-même critique au Québec… On est peut-être un peu paresseux. On va moins se déplacer pour aller à la rencontre du cinéma et plutôt attendre que le cinéma vienne à nous. Ils ne mesurent pas l’ampleur du bonheur qu’ils pourraient trouver à Florac. On peut les inciter à venir faire des rencontres, d’arrêter de jouer le jeu « critique versus cinéma » et de voir ça comme faisant partie de la même chose. Faire des interviews comme tu le fais en ce moment plutôt que de ne s’intéresser qu’à l’œuvre. Bien sûr, certains le font déjà. Mais j’ai remarqué qu’en France, on en est rendu à une quinzaine de sorties annuelles de films québécois sur les écrans français, ce qui est certes énorme… Mais ça ne reste QUE quinze films… Et s’il arrive jusqu’ici, ce n’est pas qu’il est formaté, mais il est quand même là pour un certain public, alors qu’il existe tant de films qui ne rencontreront jamais le leur parce qu’on ne leur donne pas cette chance… Je pense par exemple au film de Sophie Goyette, Mes nuits feront écho, un premier film tellement unique et fait avec des bouts de ficelle mais sur trois continents et en trois ou quatre langues différentes. Il est porté à bout de bras par Sophie qui a fait un travail incroyable en se promenant un peu partout : Rotterdam… Elle est même partie à Kiev juste après Florac. Alors, ces films-là, il faut vraiment que les critiques viennent à leur rencontre car sinon, ils vont leur échapper, il ne les verront pas… Un papier peut toujours en amener un autre ! Et leurs lecteurs se diront « Ah mon dieu, j’ai manqué ça ! » en lisant leur magazine. Ils vont tout faire pour essayer de le voir à cause d’un texte élogieux. Sans compter que pour le cinéma québécois et contrairement à d’autres cinémas du monde, il est très peu visité par des gens qui fouillent vraiment. Ils ne mesurent peut-être pas la qualité et l’ampleur de la production québécoise. On s’arrête à Denis Villeneuve ou Xavier Dolan, aux évidences ! Par exemple, je suis content qu’un cinéaste comme Denis Côté ( Curling, Vic + Flo ont vu un ours… ) puisse quand même provoquer des choses. À la limite, il y a autant sinon plus de papiers sur lui à l’étranger qu’au Québec, parce que chez nous il a beaucoup de misère à trouver son public. On n’a pas tant que ça un public de cinéphiles. Ici ça va, on voit que c’est un cinéaste exigeant et ça interpelle beaucoup de critiques. Mais on a plein d’autres Denis Côté au Québec ! Il faut les trouver et pour ça, il faut prendre le temps, il faut oser, poser des questions et ne pas se contenter des acquis. Je ne veux pas être méchant avec certains critiques mais je sens qu’il y a une certaine presse française qui part du principe qu’elle connaît tout et qu’ils font eux-mêmes leurs propres découvertes. Ce n’est pas les autres qui vont leur proposer. Dieu sait qu’ils pourraient en apprendre beaucoup plus !
Alors oui, la majorité connaît le Cinéma Direct, les grandes périodes du cinéma québécois. Ils vont mettre en avant les figures historiques : Claude Jutra… Pourtant, ils n’ont probablement pas assez fouillé Claude Jutra, qui a lui aussi fait des films plus expérimentaux, des films vraiment formidables. Dans nos grands cinéastes, il y en a tellement qui ont fait autre chose que ce qu’on connaît déjà d’eux… Denys Arcand a eu une période documentaire très riche bien avant de réaliser Le déclin de l’empire américain, des films très intéressants formellement. Je pense à On est au coton, film documentaire de trois heures sur l’industrie textile qui pose les bases de ses fictions. Il y a de la fiction dans son documentaire… Tout ça pour dire qu’il faut que les gens soient d’avantage curieux.
Du coup, quels sont tes cinéastes québécois favoris ? C’est peut-être un peu réducteur comme question…
Pas du tout ! Moi au contraire, j’adore faire des tops de fin d’année… Je vais commencer par un grand cinéaste québécois mais que finalement les gens connaissent peu et qui moi m’a beaucoup marqué dans mes années ONF ; C’est Gilles Groulx. Il a d’abord travaillé avec tous les grands cinéastes que j’ai déjà nommés, Perrault, Brault, Jutra et compagnie. C’était peut-être le premier cinéaste québécois à être conscient de la forme avec des films comme 24 heures ou plus, Mais où êtes-vous donc ?…
Mais son cinéma est assez varié parce que si on prend Le chat dans le sac pour les années 60 et qu’on regarde 24 heures ou plus à la fin des années 70, il est carrément passé à autre chose…
Ce qui est très intéressant, c’est que c’était un cinéaste très engagé politiquement, à gauche, souverainiste, dans un organisme culturel fédéral plus de droite ( rires )… Déjà, il montait ses films en cachette. Quand tout le monde avait quitté les bureaux de l’ONF, lui revenait et allait continuer son montage en soirée ou durant des nuits entières. Il a pu faire les films qu’il a voulu mais il a fallu qu’il se batte tout au long de sa vie. Par malchance, ses problèmes de santé l’ont empêché d’avoir la carrière qu’il aurait du avoir. Selon moi, il aurait explosé sur la scène internationale. Quand je parlais de curiosité, lui c’est le genre de cinéaste qu’il faut aller chercher parce qu’il n’en avait rien à foutre des festivals et de la notoriété. Lui c’était l’amour du cinéma, c’était un cinéaste pur. Quant à sa démarche cinématographique, tu parlais du Chat dans le sac dont la musique est signée par John Coltrane. Jusqu’au son, à la musique, tout était important. Le choix de ses comédiens… Bref c’est un classique du cinéma et un de mes films québécois préférés. Sinon, parmi les cinéastes que j’admire beaucoup, il y a Denis Côté que j’ai souvent interviewé. C’est un peu mon alter et go cinématographique. En tant qu’ancien critique de cinéma, il est très conscient de la culture, de l’histoire du cinéma. Et c’est toujours un plaisir de voir ses films parce qu’il nous déstabilise. Quand on voit 400 ou 500 films par an comme moi, on a besoin de ce genre de cinéastes qui vont nous surprendre – et Dieu sait que c’est difficile ! Un que j’apprends à aimer, que j’ai découvert sur le tard, c’est François Delisle qui est déjà venu ici et qui avait fait Chorus et Le météore. Le météore est un grand film québécois de ces dernières années, magnifique…
Ils ont été distribués en France ?
Le météore, non mais Chorus, je crois que oui. Sinon, c’est drôle à dire mais un cinéaste que les gens citent beaucoup, c’est Denis Villeneuve. Mais moi je l’aime surtout depuis qu’il est aux États-Unis ! ( éclats de rires ). Je trouve que c’est vraiment un des meilleurs cinéastes américains du moment parce qu’il amène sa touche québécoise. En fait, je le dis depuis longtemps mais son cinéma est très codifié et ça ne marchait pas pour des films québécois, je n’ai pas aimé Incendies, j’ai détesté Polytechnique. Par contre j’ai adoré les premiers courts-métrages qu’il avait fait à l’ONF comme REW FFWD ( 1994 ) qui est un petit chef d’œuvre. Xavier Dolan, je l’aime beaucoup aussi. Il prend des risques donc il a déjà une cinématographie riche en très peu de films. Je le considère un peu comme notre jeune Almodovar. En ce moment, c’est un cinéma très criard dans les couleurs, l’excès, l’émotion brute. Je pense qu’il va tranquillement s’adoucir avec le temps et nous offrir des films plus denses…
Mais il est peut-être plus dans la forme. Quand on revoit les premiers Almodovar, c’est encore très brut en termes de mise en scène, alors qu’il y a chez Dolan une maturité dans l’écriture, les personnages et on sent une recherche sur l’esthétique et ce, dès le premier film.
Ben, Almodovar aussi… Il y a avait le côté pâte brute, mais le choix des couleurs était déjà là. Rien n’est laissé au hasard dans ses films. C’était moins travaillé que Dolan qui lui est très maniéré. Il contrôle tout. Almodovar recherche une émotion plus brute, plus sale. Ses premiers films, waouh… C’est une orgie dans tous les sens du terme. Après, il y a bien sûr le fait que les deux soient homosexuels, s’affirment, s’intéressent aux différentes communautés sexuelles… Bref, j’aime Dolan. J’en oublie sans doute beaucoup car il y a tant de cinéastes talentueux. Une autre que j’aime beaucoup et qui était à Florac en 2017, c’est Sophie Goyette. Elle va être une grande cinéaste. Déjà ses courts-métrages témoignaient d’intérêts complètement différents. Mais son premier long ne ressemble à rien de connu dans toute l’histoire du cinéma québécois et déjà, ça c’est une grande réussite. Il faut savoir que le cinéma québécois se formate par lui-même. Tous ont à peu près la même approche formelle. Mais pas elle… On est plus proches de Carlos Reygadas, on est dans le cinéma mexicain. On est ailleurs ! Bref il faut le voir, alors essayez de trouver Mes nuits feront écho quelque part…
Et alors, est-ce qu’il te reste assez de temps pour t’intéresser aux autres productions que celles du Québec ?
Oui je m’intéresse à tout ce qui se produit. Celui que je mets volontairement de côté, même si j’en rattrape un peu, c’est le cinéma américain. Le cinéma de studio m’intéresse plus ou moins, je préfère le cinéma indépendant. Bon comme tout le monde, j’aime bien voir un film de super héros de temps en temps. Mon cinéaste préféré, c’est Krzysztof Kieslowski. Dans les cinématographies nationales, j’aime beaucoup le cinéma polonais. J’ai parlé de Carlos Reygadas… Le cinéma mexicain est formidable depuis dix ans. Tous les jeunes cinéastes émigrent aux États-Unis tellement ils ont de talent et sont capables de prendre n’importe quel projet à bout de bras. J’ai toujours eu aussi un grand attachement pour le cinéma russe. Ma grande lacune, c’est le cinéma asiatique. Je suis moins cinéma de genre, donc un peu moins cinéma japonais. Mais j’ai vu les classiques…Dans les cinématographies asiatiques, celle qui me parle le plus, c’est le cinéma chinois, parce qu’il ressemble – avec des gros guillemets ! ( rire ) – au cinéma québécois : un cinéma où les réalisateurs s’affirment et ont des choses à dire contre le régime et sur la population. Je pense notamment à un de mes préférés, Jia Zhang Ke et qui fait autant de documentaires que de fictions, mais dans ses films de fiction, il traite de réalités. Le réel y est sublimé, magnifié. Là je m’y reconnais totalement et j’y vois des points communs avec l’engagement du cinéma québécois.
Malgré le fait que tu ne sois pas très branché cinéma de genre, est-ce qu’on pourrait espérer voir à Florac dans les années à venir, en séances de minuit ou dans des sections parallèles, une sélection de cinéma de genre québécois, vu qu’il commence à faire parler de lui en France ( étonnement ), je pense à Éric Falardeau mais il y en a d’autres…
Mon dieu, je n’ai toujours pas vu Thanatomorphose, il faut que je le voie ! D’autant que j’avais fait une série d’entrevues avec lui, mais je n’ai pas vu le film, c’est n’importe quoi ! J’ai fait trois interviews au moment de l’écriture, pendant le tournage et après à la sortie du film. Donc oui, il faudrait. Pour la séance de minuit de l’an passé, Prank, ça n’était pas vraiment du genre… plutôt une comédie dramatique. Mais on a eu Discopathe, on a eu Turbo kid et à chaque fois les gens sont au rendez-vous. Donc on se rend compte qu’il y a vraiment un public. À la limite, on pourrait faire une journée dédiée au genre et aux cinéastes qui sont en train de s’affirmer au Québec. Éric Falardeau tournera un film érotique. Bon, lui c’est sûr que je vais l’inviter à un moment donné, c’est une question de temps. Malheureusement, c’est un cinéma qui reste assez restreint car il n’y a pas de distribution pour ce type de films au Québec. C’est un cinéma de festivals, très difficilement accessible. Et comme j’ai moins de connaissances, je n’ai pas les références. Je n’aime pas trop le cinéma d’horreur donc je ne le regarde pas. Ce sont de grosses lacunes que j’assume à 100 %. Mais c’est en effet une direction que j’aimerais prendre, particulièrement en court-métrage parce que là, il y en a énormément avec le DIY ( Do it yourself ). Les gens font leurs propres films avec leurs amis, de l’hémoglobine faite en cuisine et c’est assez formidable ce qu’ils réussissent à faire. Mais bon, moi-même j’ai beaucoup à explorer dans ce domaine.
Et en ce qui concerne le cinéma d’animation, pourrait-on imaginer un mini festival dédié au jeune public par exemple ?
C’est très intéressant. Actuellement dans le festival 48 images seconde sous-titré rendez-vous de la francophonie, on met plutôt en avant une thématique consacrée à une minorité francophone. Mais on a pensé très fort au cinéma d’animation, d’autant que si on tombe là-dedans, on en a pour des années. Il est certain que le premier qu’on mettrait en avant serait l’ONF. En plus, grâce à eux, plusieurs cinéastes québécois ont créé leur propre boite de cinéma d’animation, je pense notamment à Marie-Josée Saint Pierre ou Théodore Ushev qui a fait des films à l’extérieur de l’ONF. Il y a énormément de talents en cinéma d’animation au Québec. Tu as fait un lien avec le cinéma jeunesse… Mais c’est drôle parce que le cinéma d’animation au Québec, moi je ne le vois pas comme ça parce que la majorité des films produits sont des films pour adultes, avec des thématiques pour adultes, sans que ce soit nécessairement érotique ou pornographique ! Il y a plusieurs grands cinéastes comme Co Hoedeman qui ont dédié leur vie aux enfants. Mais si on s’intéresse au cinéma d’animation en tant que forme d’art à part entière, alors on peut programmer des éditions annuelles, ou une deuxième semaine exclusivement dédiée au cinéma d’animation où on peut faire venir des cinéastes, donner des ateliers comme ceux dont je parlais. Ça marcherait très bien ici en plein air, au soleil… Moi je suis pour, mais on va d’abord voir ce que réservent les années à venir !
Tu es aussi ouvert à un cinéma plus expérimental : déjà en 2017 avec Sophie Goyette, Martin Bureau. Tu as le désir d’aller vers ce côté transdisciplinaire ?
Tout à fait. Ce sont des cinéastes que j’appuie depuis leurs tous débuts. Martin Bureau l’a rappelé à la soirée d’ouverture, j’avais fait ma toute première interview avec lui ! Le film qu’on a présenté, Une tente sur Mars est resté complètement inédit en France mais reste selon un moi un des plus beaux accomplissements formels en documentaire au Québec. Avant Florac, je l’avais découvert sur un téléviseur. Celui-là, c’est moi qui l’avais programmé parce que je voulais absolument le voir sur grand écran ! Alors sinon, je vais faire une séparation entre cinéma d’animation et cinéma expérimental parce qu’au Québec, il y a un mouvement underground important avec des manifestations liées au cinéma expérimental. Beaucoup de cinéastes organisent des événements comme par exemple une soirée de films tournés uniquement en Super 8. Chaque année, vingt-six cinéastes qui ont une bobine 8mm de trois minutes doivent faire un film sans montage. Le film est développé et ils voient le résultat en même temps que le public dans la salle. Des fois, ça ne marche pas ( rires ), le film est un échec technique. Il y a là-dedans l’idée de revenir à ce qu’est le cinéma : c’est vivant la pellicule. On a perdu ça donc je trouve vraiment important de revenir aux vieux projecteurs, aux vieilles caméras, d’avoir cette relation physique avec le matériel. On numérise et puis on oublie. On accumule en trop grand nombre. C’est André Gladu qui avait mentionné au festival l’an passé le fait que les jeunes réalisateurs tournent trop. À l’époque, ils faisaient déjà du montage en tournant, ils réfléchissaient l’image. Je ne dirai pas ça pour tous les jeunes mais quand même, il y a ce réflexe d’en prendre plus et de régler ça en salle de montage. Pourtant, quand on réfléchit l’image d’avantage, je pense que le résultat est plus fort. Sinon, il y a aussi des gens qui montrent leur film au fur et à mesure qu’il est en train de se faire…
Les techniques sont différentes… On pourrait reparler du grand nombre d’heures tournées par Kéchiche sur La vie d’Adèle pour arriver à un résultat beaucoup plus réduit. D’un autre côté, si on repense aux tournages de Flaherty, par exemple à celui de L’homme d’Aran, il me semble qu’il avait un ratio beaucoup plus élevé que celui d’André Gladu au temps de l’ONF…
C’est vrai. Ça reste mon point de vue donc c’est complètement subjectif !
Le ratio, c’était lié aussi à une économie…
Oui, la bobine coûtait très cher. Pour faire un petit clin d’œil à Gilles Groulx, Bernard Gosselin et à l’âge d’or de l’ONF, eux volaient de la pellicule à même les studios parce qu’il n’y en avait jamais assez et qu’ils voulaient tourner le plus possible. On leur donnait en effet un ratio : « T’as ça de bobine aujourd’hui. Fais-en ce que tu veux mais on ne t’en donnera pas plus… », alors qu’eux partaient avec des bobines supplémentaires dans le coffre de la voiture ! Mais il est certain qu’il y a différentes approches.
C’est vrai que dans le cas d’André Gladu, ça a donné une efficacité assez phénoménale si on repense notamment à Liberty street blues, aux conditions avec lesquelles ils tournaient au milieu d’une foule…
Oui c’est incroyable, c’est un cours de cinéma ce film-là. Waouh !
Pour revenir à ton rôle dans le festival, j’ai aussi l’impression que tu as pris soin de créer des racines à Florac ( rires ). Tu connais presque les spectateurs par leur prénom !
Certains oui…
Du coup il y a une intimité, un travail dans le suivi des cinéastes. Ça explique peut-être que beaucoup de gens reviennent ?
Moi j’aimerais assez ça, connaître tous les noms des habitants de Florac. Bon, je ne m’étendrai pas sur les différences entre néos et floracois d’origine, mais c’est vrai qu’une partie de la ville ne viendra jamais au festival… En tout cas c’est très important pour moi d’avoir ce type de relation avec le public. Je suis là à chaque séance, à l’entrée de la porte, je les salue, ils me posent des questions et ça, ça me nourrit. Mon travail se nourrit des échanges. Quand j’anime les questions-réponses, ce que j’ai entendu auparavant à la buvette ou ce qu’on m’a raconté en privé alimente le débat et mes échanges ultérieurs avec les cinéastes. C’est mon approche du cinéma. J’en reviens toujours à l’éducation. C’est la base de tout bon festival, de toute cinéphilie. Le parcours que j’ai mentionné montre que j’ai toujours interagi avec les gens. Je suis toujours en mode « médiation culturelle ». Il n’y a aucune mauvaise question de la part du public. Je ne juge jamais personne car je me souviens encore quand j’étais à leur place, quand je ne connaissais pas tous les cinéastes, les procédés techniques. C’est normal que des questions paraissent une évidence… C’est comme ça qu’on établit une relation de confiance et que des gens ont le goût de revenir nous voir. Alors, je pourrai monter dans ma loge jusqu’à l’heure de la prochaine séance, me limiter à présenter le film, maintenir le lien avec les invités en allant boire un coup plutôt que de rester sur place. J’ai fait beaucoup de festivals où on fait ça malheureusement. Ça donne ce que ça donne, ce ne sont pas des festivals à hauteur d’hommes ou à hauteur de femmes. Or moi mes cinéastes préférés sont des cinéastes humains ! Ma relation avec les gens, avec le cinéma, avec les créateurs, ça reste l’humain avant tout et les films qui viennent le plus me chercher, ce sont des films capables d’être formels et riches, mais aussi des films qui réussissent à mettre l’humain au premier plan. C’est ma façon de rendre tout ce que je ramasse depuis quarante ans, depuis que je suis né. En ce sens, Florac est la plus belle réussite de ma carrière parce que c’est ici que je mets toutes mes connaissances et toutes mes forces à l’œuvre.
On avait aussi découvert l’an passé Robin Aubert en bad guy pour le film de clôture ( Maudite poutine de Karl Lemieux ). Il sera la véritable tête d’affiche de cette nouvelle édition avec pas moins de trois longs métrages, dont celui d’ouverture et un court…
Robin Aubert, c’est un talent brut, un écorché vif qui a su dompter ses démons pour nous offrir des œuvres fortes et humaines, dans lesquelles il se questionne beaucoup sur notre place dans le monde, sur le territoire et sur le vivre ensemble. C’est exactement ça qui est au cœur de son excellent Tuktuq ( notre film d’ouverture ), le 2e des cinq volets de sa pentalogie des continents qu’il a l’intention de réaliser, un par continent, sous le thème FANTÔMES ET VOYAGES. Il avait tourné À quelle heure le train pour nulle part en Inde en 2009. En allant à la rencontre de l’autre, Aubert montre bien qu’à la base la nature humaine est bonne et bienveillante. Le personnage campé par Robert Morin ( que l’on entend toujours au téléphone ) équilibre le propos avec le côté obscur de l’homme, celui qui est avide de pouvoir, de contrôle et d’argent.
Robin Aubert est un fan de cinéma de genre. Nous pourrons donc redécouvrir son premier film Saints-Martyrs-des-damnés et voir tout le chemin parcouru avec son plus récent et meilleur film québécois de 2017 ( selon l’Association Québécoise des Critiques de Cinéma ) Les affamés. Si le premier était touffu et plein d’ambition, le plus récent prouve une maturité dans le point de vue du cinéaste, une détermination à trouver l’issue la plus forte pour son histoire. Au-delà du film de zombies, Les affamés est une critique sociale et environnementale puissante, où les femmes prennent autant les fusils que les hommes. Un grand film sur notre extinction éventuelle si nous refusons de nous rassembler pour affronter les problèmes qui nous guettent.
Cette édition célébrera l’anniversaire de la Coop vidéo. Ce fonctionnement coopératif, c’est d’abord une particularité très québécoise. Quelle est l’histoire des plus importantes coopératives ?
Je vais laisser nos invités ( Virginie Dubois, Karine Bélanger, André-Line Beauparlant, Robin Aubert et Louis Bélanger ) raconter les 40 années de leur coopérative, qui a sensiblement le même âge qu’une autre coop signifiante au Québec, SPIRA que nous recevions l’an dernier. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’un noyau de créateurs solide comme la Coop Vidéo est très inspirant et ils deviennent un exemple de solidarité dans ce milieu très compétitif. Un peu comme si nous retrouvions l’essence des débuts du programme français de l’Office National du Film. À cette époque, les Pierre Perrault, Michel Brault et autres, se croisaient dans les corridors de l’ONF et ils s’aidaient mutuellement sur leurs projets respectifs. Une véritable idée de la coopération.
Parmi les invités d’honneur, il y a André-Line Beauparlant. Elle est à la fois cinéaste et directrice artistique de nombreux films québécois, notamment de ceux de son conjoint Robert Morin, un des cinéastes les plus importants de sa génération, dont quelques films ont été distribués en France et dont certains autres vont être montrés à Florac cette année.
André-Line est devenue une référence pour la direction artistique au Québec. C’est une magicienne qui permet aux films qu’elle touche d’avoir une je-ne-sais-quoi supplémentaire qui élève le propos et l’ensemble de l’œuvre. Il suffit d’admirer ses tours d’objets dans Les affamés pour comprendre que nous avons là une grande artiste, capable de faire des installations d’art contemporain en plein milieu d’un film d’horreur. Tandis que pour ses documentaires – nous présenterons Pinocchio -, il s’agit de films sans apparat, des œuvres intimistes dans lesquelles elle se dévoile pour mieux se comprendre, pour poursuivre son chemin et revenir sur ce qui l’a marqué comme personne.
Concernant Robert Morin, il est probablement l’un des cinéastes les plus influents de l’histoire du cinéma québécois. Déjà, il a été un pionnier de la vidéo, et il a toujours été à l’affût des nouveautés technologiques, des nouveaux moyens pour raconter une histoire en images et en sons. Son plus récent film, Le problème d’infiltration est un hommage aux expressionnistes allemands en plus d’être un tour de force technique. Morin s’amuse encore comme un gamin, sa passion c’est de défricher de nouveaux territoires narratifs. Il demeure encore aujourd’hui, un cinéaste qui se réinvente en permanence et pour cela, il est fascinant à suivre.
Très attendu à Florac, Louis Bélanger, dont Les mauvaises herbes a plutôt été beaucoup apprécié en France l’année dernière…
Louis Bélanger, c’est un de nos grands conteurs. Avec lui, il y a une réflexion sur le qui-nous-sommes au travers de personnages colorés, beaucoup plus complexes qu’ils ne semblent l’être. Il y a un amour du Québec dans ces films, autant de notre langue que de notre territoire et de nos saisons. Tout ça fait avec intelligence et humour. Impossible de s’ennuyer en visionnant ses films !
Sinon, une des découvertes de cette année sera l’œuvre de Martin Laroche.
Martin roule sa bosse depuis un certain temps déjà, et je suis très heureux de voir qu’il obtient enfin le succès qu’il mérite. J’ai rarement côtoyé un cinéaste qui soit capable de si bien expliquer sa démarche et les longs métrages qu’il conçoit. Il possède toutes les qualités pour devenir un de nos grands réalisateurs. Tadoussac en est une preuve probante, un film sans esbroufe, efficace et profondément humain. Retenez bien son nom, ses prochains films voyageront beaucoup dans les festivals du monde, j’en suis convaincu.
La thématique centrale est dédiée à Haïti. Mais quel est donc le rapport entre ce pays et le Québec ?
D’emblée, il y a une importante diaspora haïtienne au Québec. Et l’histoire d’amour entre le Québec et Haïti se poursuit depuis de nombreuses décennies. C’est difficile à expliquer, mais je crois que c’est l’authenticité de nos peuples respectifs qui font que nous soyons si proches. Très heureux de pouvoir mettre de l’avant leur cinéma, encore méconnu aujourd’hui.
Enfin cette année, deux innovations importantes : la présence d’une vraie star avec Marc André Grondin mais aussi d’une compétition officielle exclusivement réservée au court-métrage. Tu ne crains pas un peu l’arrivée du glamour ?
Au Québec, le glamour n’existe pas vraiment. Et malgré sa carrière internationale, Marc-André Grondin est un gars très accessible, sans prétention, qui aime vraiment les gens et les taquiner avec son humour contagieux. Je suis particulièrement content que nous puissions le recevoir, question de jaser avec lui de son parcours et des cinéastes qu’il a côtoyé. Sérieux, pour la projection des Affamés, nous aurons André-Line Beauparlant, Robin Aubert et Marc-André Grondin. C’est fou !
Quant à la compétition de courts métrages, l’idée est d’offrir la chance à de jeunes cinéastes québécois de voir leurs films voyager et que l’un d’entre-eux puisse venir faire une résidence à Florac pour préparer son prochain court. Cette nouvelle vitrine élèvera le festival, lui donnant un autre prétexte pour célébrer les talents de chez-moi.
Pour finir, est-ce qu’une tendance se détache des productions que tu as pu voir aux derniers Rendez-Vous Québec Cinéma ?
Ce que je retiens, c’est la place des femmes dans l’industrie. Elles sont là, avec des films forts, nous montrant que l’imaginaire féminin n’a rien à envier à celui masculin. Je pense à Chien de garde de Sophie Dupuis et Isla blanca de Jeanne Leblanc, deux jeunes cinéastes qui n’ont pas fini de nous impressionner.
Remerciements : Catherine Benoît, Festival 48 images seconde : Guillaume Sapin, Dominique Caron, Pauline Roth et Jimmy Grandadam ( association la Nouvelle dimension ). Photos du festival 48 images seconde 2017 : Eric Vautrey. Moyens techniques : Radio Bartas et Camille Jaunin.
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