Raja Amari : « Le corps comme territoire, comme lieu de désir »

Depuis Satin Rouge, Raja Amari s’impose peu à peu comme l’une des figures phare du cinéma tunisien. Elle trace ainsi son sillon pour nous offrir d’inoubliables portraits de femmes qui cheminent vers leur libération et l’affirmation de leurs désirs. Auteure d’un cinéma aussi subtil qu’intransigeant et engagé, Raja Amari nous revient avec Corps Etranger, un film qui frappe de nouveau par sa force et la densité de son jeu tant avec les styles cinématographiques qu’avec les frontières normatives. C’est aussi l’occasion d’une complicité renouvelée avec Hiam Abbas qui incarne ici l’un des chaînons de ce fascinant et sensuel trio d’exilés.  

Est-ce que l’on pourrait revenir sur la signification du titre du film « Corps Etranger » ? Qu’exprime pour vous ce titre ?

L’itinéraire de ces personnages s’apparente à la transplantation d’un organe dans un corps, un étranger dans un territoire et c’est cette relation d’acceptation et de rejet qui est au centre aussi des enjeux du film et des rapports entre les personnages. Dans « Corps Etranger », il y a corps. Pour moi le corps est un élément important dans le film. Le corps comme territoire, comme lieu de rencontre avec l’autre, un point de contact, le corps évoque aussi le désir, la relation charnelle et donc la relation d’attraction-répulsion qui existe entre les trois protagonistes du film se résume aussi à ça. Ces personnages, s’ils ont les mêmes origines, sont aussi étrangers les uns aux autres et peut-être même pourraient être étrangers à eux-mêmes puisqu’ils sont dans une quête perpétuelle d’eux-mêmes. Ils sont tout le temps en train de repousser les limites, qu’elles soient territoriales, corporelles, ou leurs limites dans leur manière d’être ou ce qu’ils se sont imposés à eux-mêmes comme mode de vie, comme idéaux. Je trouvais que c’était un titre qui regroupait beaucoup d’aspects du film et des tensions qui existent dans ce trio.

Etranger à eux-mêmes, si l’on parle du personnage de Samia, son corps sera différent si elle est en Tunisie ou si elle est en exil comme cela va être le cas à Lyon.

Samia est pour moi un personnage qui a choisi une rupture, une rupture physique, géographique, mais aussi une rupture par le fait d’avoir dénoncé son frère. Elle a traversé la Méditerranée d’une rive à l’autre. Il y a quelque chose de très volontaire dans son geste, que l’on voit à travers cette chorégraphie dans l’eau, sa volonté de survivre est très forte. Elle est à la fois dans une rupture mais aussi dans une continuité parce qu’elle est toujours hantée par les mêmes angoisses. Elle a porté avec elle tout ce poids, que ce soit dans son intériorité ou dans ce qui est inscrit sur son corps. Ce qui hante Samia a continué à l’habiter : cette ombre du frère qui plane, ses angoisses et cette fuite qui se poursuit puisque même en arrivant en France, elle continue de fuir. Elle est en perpétuelle fuite et recherche de quelque chose.

Samia fuit ce qu’elle trouve chez Imed et elle fuit aussi ce machisme, qu’on l’imagine aussi avoir fuit en quittant la Tunisie. Il y a aussi une grande opposition entre les deux mondes : celui de Imed et celui de Leïla.

C’est vrai que le personnage d’Imed apparaît au début comme un personnage sympathique et bienveillant. Mais en même temps, Samia sent que quelque chose se reproduit, quelque chose qui lui fait peur et qui résonne avec ce qu’elle vient de quitter.

Imed l’accueille mais il veut aussi lui imposer ses règles, régir sa vie. Et ce personnage au fur et à mesure qu’il avance prend le visage du frère, Il a le même passé. Et même si c’est un personnage en évolution, Samia voit en lui une matérialisation de ce spectre du frère. C’est un obstacle, tout comme le frère a été un obstacle à un moment donné dans sa vie. Le personnage de Samia peut déranger parce qu’elle évolue. Elle apparaît comme un personnage fragile au début et progressivement, elle prend du pouvoir et devient même un personnage que l’on craint. Elle a ce côté prête à tout pour survivre et s’en sortir.

Mais l’on voit quand même assez vite sa force de caractère, comme dans cette scène où elle retrouve Imed au bar. Tout de suite, on voit de quelle sorte de fille il s’agit.

Pour moi, c’était une scène qui me permettait de situer Samia sans être dans l’explication, sans passer par le dialogue. Au début du film aussi cette chorégraphie sous l’eau est une scène de danse macabre. Que ce soit la scène avec Imed dans le bar, ou la scène à trois, les scènes de danse me permettent de révéler quelque chose des personnages sans passer par la parole, sans passer par le dialogue et montrer ce qui leur échappe d’eux-mêmes et des autres. Ce sont aussi des moments de basculement à chaque fois des personnages vers un autre état, une autre phase.

Comment avez-vous construit le personnage de Samia ? L’évolution est impressionnante mais elle s’opère en douceur et graduellement. A un moment donné on voit qu’elle ne s’habille plus de la même façon et s’affirme progressivement en tant que femme.

Le personnage de Samia se métamorphose, s’affranchit, gagne en confiance et renverse aussi l’ordre des choses. Effectivement l’évolution s’est faite progressivement à travers l’écriture des scènes. C’est un personnage qui s’adapte aussi beaucoup aux situations. Il y a également cette circulation à la fois des désirs entre les personnages et aussi cette circulation vestimentaire. Ils changent, ils deviennent autres et Samia gagne en confiance et renverse quelque part ce rapport de force qu’il y a entre elle et le personnage d’Imed mais aussi le personnage de Leïla. Au début Leïla a un ascendant sur Samia qui finit par s’estomper. Samia la met face à ses contradictions et parvient même à prendre le dessus. C’est un personnage qui gagne en force. Il était important aussi pour moi de ne pas la traiter comme une victime. C’est quelqu’un qui prend son destin en main et peut répondre aussi par la violence à une autre violence. C’est le portrait d’une anti-héroïne, ce n’est pas un personnage forcément positif, mais ambivalent avec ses zones d’ombre. Je trouve que les personnages féminins ont tout aussi le droit d’être des anti-héroïnes, autant que les personnages masculins dans les films.

Il y a quelque chose de très beau et de très touchant dans cette relation miroir entre le personnage de Leïla et celui de Samia. On a l’impression que chacune se voit et désire dans l’autre ce qu’elle a perdu (pour Leïla) ou ce qu’elle voudrait avoir (pour Sarah) : à savoir la fougue, la force et l’espoir de la jeunesse pour l’une et la stabilité et l’ascension sociale et financière pour l’autre. Et c’est ce qui fait aussi la force de leur lien parce qu’elles se retrouvent dans une relation d’interdépendance.

Elles deviennent deux faces d’une même pièce. Elles ont cette relation d’attirance mais aussi de méfiance. Elles ont des choses qui les rapprochent, des origines communes. Peut-être des choses qui résonnent avec leur passé. Mais elles sont de deux générations différentes. Elles n’ont pas vécu l’immigration de la même manière. Il y a aussi une différence sociale. Mais finalement elles vont se compléter. Elles vont trouver un équilibre et une force commune et ensemble elles vont retrouver une certaine sérénité et se réconcilier avec leur passé. Ce sont finalement les deux personnages qui s’en sortent et qui arrivent à traverser le film en se retrouvant. Elles constituent pour moi l’axe du film et cette relation miroitante cimente quelque chose. Il y a aussi ce désir qui circule, cette fascination et des sentiments très contradictoires qui leur échappent.

Vous parliez d’obstacle par rapport au personnage d’Imed. Quel est son rôle finalement ? Est-ce qu’il constitue un intrus dans cette harmonie ?

Si l’on parle d’intrus, chacun est intrus dans le monde de l’autre. Le personnage de Samia est l’intruse par excellence. Finalement Imed est dans une instabilité de quelqu’un qui est encore précaire, mais en même temps c’est une vie qui est très cadrée, qui est bien organisée. Le personnage de Leïla est une bourgeoise rangée. C’est Samia qui trouble quelque part l’existence des deux et qui mêle un peu tout. Le personnage d’Imed, il est aussi l’intrus dans cette relation entre les deux femmes. Il ébranle ce que Samia a voulu construire. Chez cette femme, elle a retrouvé finalement une quiétude qu’Imed vient troubler.

C’est pour elle une nécessité de l’éliminer de ce duo qu’elle forme avec Leïla. Imed ne trouve pas sa place, ou il la trouve et la perd à nouveau. Tous les personnages sont dans une phase de transformation de leur vie.

Le personnage d’Imed me permet aussi de traiter d’une manière particulière le radicalisme aujourd’hui, non pas comme il est traité dans les médias, mais comme quelque chose d’intérieur, d’intime. C’est aussi l’évoquer comme une peur, comme une hantise qui obsède Samia et qui trouble sa vie, sa manière de voir les choses. Comment ce phénomène peut être vécu de l’intérieur, de manière intime au sein des familles et les séparer.

Je pense à votre court-métrage « Avril » et rétrospectivement, on a l’impression que tout était déjà là, toute la puissance de votre univers était déjà là : la question de l’enfermement, ce huis-clos de femmes, l’évocation en filigrane des tabous sociaux…

C’est vrai, cette structure de trio, de relation, de révélation, de secret aussi de famille. Un univers assez fermé où il y a une confrontation, où il y a aussi la présence du corps et du désir.

La question du désir est omniprésente dans le film et lui confère une charge sexuelle à travers la sensualité des personnages mais toujours en filigrane jusqu’à la scène de la danse chargée d’érotisme. Finalement c’est Imed qui interrompt brutalement l’action. Est ce que l’évolution de la scène était initialement prévue comme cela ?

Oui, la scène était écrite comme ça. Après, dans les scènes de danse, je laisse toute latitude aux comédiens pour bouger, se confronter à la musique. C’est une scène où les choses se révèlent entre eux, entre les trois, il y a quelque chose qui se relâche et finalement leur échappe. Puis Imed revient puisque sa morale refait surface et pour lui quelque chose d’inacceptable est en train de se produire donc il les sépare. Cette charge érotique est présente chez les personnages et pour moi elle est importante parce qu’elle révèle quelque chose d’enfoui, d’interne, de caché qui finalement les libère et les pousse à aller vers l’autre, à bousculer les interdits moraux, sociaux. C’est une dimension importante et j’essaie toujours de charger les personnages avec cette énergie là parce qu’elle bouscule leur univers et leur permet d’être dans le dépassement de soi.

Samia est tout d’abord une survivante elle a survécu à la traversée de la mer. Il y a la violence de ces images des fonds de la Méditerranée et c’est à ma connaissance une des premières fois qu’on représente, et avec une telle force ce qui est devenu un désastre humain.

C’était très important de montrer cette scène de naufrage. Ce sont des choses que l’on entend tous les jours dans l’actualité sans parvenir à les visualiser. Chaque jour, il y a un naufrage sans que cela nous parle de manière concrète et je voulais donner à voir ce personnage à l’intérieur de ça : montrer d’où elle vient, comment elle s’en sort, sa détermination et commencer aussi à voir son parcours jalonné de morts puisqu’elle tue quelqu’un pour s’en sortir. Après, cet élément aquatique intervient tout au long du film. Il poursuit Samia et fait partie de sa fantasmagorie puis revient à la fin du film comme un perpétuel retour où elle a évolué, mais les fonds de l’eau sont toujours hantés par d’autres tragédies.

Il y a un très beau travail sur le cadre et la lumière qu’on observe notamment dans les images de Samia filmée de nuit. Comment avez-vous appréhendé ce travail sur l’image ?

Je travaille avec un chef opérateur qui était avec moi à la Fémis. Il avait d’ailleurs déjà travaillé sur « Avril » et là c’était l’occasion de se retrouver. Il y a une grande confiance, une grande communication. Depuis le début, je voulais que le film soit dans deux sortes de cadre : l’un très près des corps, serré sur les personnages, quitte à montrer leur grain de peau pour évoquer la sensualité, la naissance du désir ; mais aussi des cadres très larges où on voit ce corps perdu dans la ville, perdu dans la cité et qui est en train de se chercher. Ces deux aspects étaient très importants pour baser l’image du film. Après, il y a l’ambiance de Lyon l’hiver qui est très particulière. Il y a également l’élément aquatique et cette teinte qui évoque cette fantasmagorie de Samia tout au long du film.

On a aussi utilisé la caméra portée notamment dans la scène de danse mais aussi pour les déplacements dans la ville pour être dans la dynamique du personnage, en douceur, sans être heurté.

Vous avez déjà accompagné le film en Tunisie lors de sa sortie et a priori cela s’est plutôt bien passé par rapport aux questions taboues qu’il soulève. Est- ce que vous pensez que ceci est un indicateur, si ce n’est d’une certaine évolution des mentalités, mais en tout cas d’une certaine libération de la parole concernant certains sujets de société?

Tout à fait. J’ai vu la différence avec mes autres films. J’ai vraiment l’impression que quelque chose a changé, que cette libération de la parole a permis un débat, pas seulement autour du film, mais aussi des spectateurs entre eux et c’est cela qui était beau : voir justement cette diversité et ces gens qui peuvent se parler. Et pour moi c’est un indicateur qui a certainement influé sur la réception du film puisqu’il inclut des sujets qui sont d’actualité comme notamment la question de l’immigration. On a tourné vers Bizerte où il y a beaucoup de plages qui sont des plages de départ vers l’Europe et où les gens sont touchés très intimement par ça. Mais il y a également la question du radicalisme, de la libération de ce personnage de femme, sa place dans la société, les raisons de son départ, pourquoi rester ? Pourquoi partir ? Et aussi la question du corps, du désir dans la société.

Et que s’est-il dit sur les raisons du départ ? Parce que les jeunes partent aussi peut-être pour pouvoir vivre leur vie comme ils le souhaitent. Il y a eu cette libération du joug politique mais il reste encore de grandes avancées à accomplir au niveau social. Samia échappe au fantôme de son frère mais c’est peu être aussi là qu’elle peut se révéler, en émigrant…

Oui, même si on dit que la femme tunisienne est libre, il y a encore tous ces débats autour de l’héritage, les libertés individuelles, le droit à la différence, plein de choses qui restent encore à régler. Mais en même temps le débat existe et c’est déjà bien.

Il y a dans ce film, comme dans Satin Rouge ou encore Les Secrets, cette grande importance donnée au corps. On a l’impression que le corps devient un champ de bataille et s’il y a libération de l’individu et de la femme en particulier, c’est par là qu’elle commence

Pour moi c’est essentiel. Le corps c’est notre être au monde. C’est le rapport à nous-mêmes, à l’autre ; et cette libération du corps c’est une manière de s’affranchir, de dire que notre corps nous appartient et que c’est par là que commence notre liberté. On ne peut pas s’accomplir dans les autres aspects de la vie, si nos corps ne sont pas affranchis. Pour moi c’est essentiel et une société qui étouffe le corps provoque forcément des frustrations énormes qui conduisent à des situations qui sont fédératrices de tragédies et c’est en ça que c’est intéressant pour la dramaturgie.

Et justement ce qui a notamment fait débat en Tunisie, à propos de votre cinéma, c’est cette mise en exergue du corps des femmes, comme s’il y avait un voile baissé sur la chose la plus importante à affranchir. C’est comme si quelque part, on ne voulait pas se regarder en face, voir où étaient les manquements

Oui, voir où se trouvent les failles. En même temps je réponds que je suis une femme et donc que je suis plus sensible à ce qui touche les femmes. Et surtout, je trouve les personnages féminins plus intéressants, parce que justement ils vivent davantage de conflits, ils rencontrent davantage d’obstacles dans la vie.

Est-ce que l’on pourrait parler de la scène de clôture du film ? On a là une scène qui est d’une grande beauté et qui dégage une puissante émotion. C’est presque une synthèse de cette histoire d’exilés et il y est question d’apaisement, de retrouvailles, de libération, de réconciliation : pour Samia avec sa mère, pour Leïla avec ses origines. On y sent une sorte d’osmose entre ces deux femmes mais aussi avec le personnage de la mère

Oui, c’est presque comme un nouveau trio en fait. Effectivement cette scène c’est l’aboutissement de ce parcours de Samia qui se réconcilie aussi, au même titre que Leïla, avec son passé, mais aussi avec sa mère. Et on a cette ouverture sur la Méditerranée qui est belle mais qui est aussi pleine de tragédies. Elle est un peu la continuité de ce cimetière dans lequel elles se trouvent. On voit aussi les objets de ces gens, de ces vies éparpillées, perdues qui habitent les fonds de l’eau, qui rappelle aussi le début du film. C’est une espèce de boucle, sans tout à fait en être une. Je n’ose pas dire qu’il s’agit d’un happy end, mais pour moi ça l’est un peu, même si le sort d’Imed est en interrogation puisqu’il y a ce foulard au fond de l’eau. Est-ce qu’il a rejoint ces gens qui sont au fond de la mer ?

Quiconque vit en exil connaît la puissance des retrouvailles avec les racines et la terre et la lumière et les sensations qui l’ont fait grandir… est ce qu’on peut y voir aussi une part autobiographique ?

Oui, après tout est question de choix. Je pense qu’on vit mieux son exil, si on est réconcilié avec ce que l’on a quitté, si l’on sait pourquoi on est parti. Si l’on n’est pas dans la peur et la fuite, on est plus apaisé et plus en harmonie avec les choses que ce soit ici ou là-bas.

Je voulais justement montrer des parcours particuliers même s’ils rejoignent des éléments qui résonnent avec l’actualité, mais je voulais montrer aussi les raisons intimes qui poussent les gens à partir, pas seulement le contexte politique mais il y a peut être aussi des choses intimes, innommables, propres ; et aussi les profils différents de ces immigrés. Il s’agissait de ne pas les montrer comme un bloc mais comme des individus avec leurs différences et leur humanité.

Entretien réalisé le 8 février 2018

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