La sérénité de la vie provient du fait que nous fassions confiance en ce qui nous entoure, que nous considérions l’Autre avec bienveillance et quiétude. Quelques films programmés cette année à l’Etrange Festival organisent le coup de poignard dans ce contrat social tacite, faisant de la menace, de l’hostilité et de la violence qu’elles suscitent leurs raisons d’être. Car le cinéma de genre carbure par essence à l’inquiétude.

Exemple-type : Sympathy for the Devil de Yuval Adler (Compétition Internationale), dont le titre en lui-même prélude à une certaine forme d’intranquillité. Un homme (Joel Kinnaman) rejoint l’hôpital de Las Vegas (cité du vice : la localisation géographique n’est pas innocente) dans lequel sa femme est en train d’accoucher. Alors qu’il cherche à se garer dans le parking de la maternité, un autre homme, plutôt étrange celui-ci (normal : c’est Nicolas Cage) monte à l’arrière de son véhicule et lui demande de démarrer. Devant le refus du conducteur, le passager clandestin sort une arme et réitère sa requête sur un ton égal et avec une certaine forme de détermination dangereuse dans le regard. S’ensuit un trajet fait de négociations venant de l’homme qui conduit et d’intimidations en forme de badinerie de la part de celui qui se fait conduire.

Autant le dire : jamais ce long métrage anodin ne recherche la nouveauté, recyclant avec nonchalance un récit finalement très proche de celui de Collateral (2004), l’un des chefs-d’oeuvre de Michael Mann faisant s’affronter avec une efficacité et une noirceur sans pareilles un simple quidam chauffeur de taxi et un assassin cynique, loup solitaire sans scrupules ni morale. De même, le discours sur la mise en doute de la notion de Bien ainsi que le propos sur la question de la possibilité ou non de la rédemption (le passager accuse le conducteur d’être un ancien malfrat tueur, transformant l’homme ordinaire lui-même en menace) ne sont pas inintéressants mais déjà vus ailleurs et mieux traités, ce travail sur le refoulement possible du Mal dans la quotidienneté prêt à ressurgir à n’importe quel moment faisant tout le sel philosophique d’une œuvre comme A History of Violence (David Cronenberg, 2005). Sympathy for the Devil reprend ces thèmes passionnants avec une volonté de pur divertissement de série B, se situant parfois au bord d’un cinéma forain peu inspiré quant à la mise en scène (l’étirement des séquences en quelques lieux uniques, lors desquelles Yuval Adler semble vite à cours d’idées pour savoir où poser sa caméra, rend le film peu passionnant), gâchant son propos dans une démarche de cinéma de samedi soir certes très honorable mais ici un peu limitée.

De ce fait, le long métrage repose entièrement sur le spectacle de l’interprétation overplay de Nicolas Cage, devenu seule raison d’être une bonne part des films dans lesquels il joue. Avec ses hurlements impromptus, des grimaces hallucinées, ses cheveux rouges et son mélange de nonchalance et d’explosivité, Cage fait de l’excès la source de toutes les émotions que nous aimons ressentir au cinéma : rire, peur et, au final, émotion déchirante de voir un acteur se donner de la sorte pour des projets qu’il excède parfois largement comme ici. Il n’est pas honteux de le considérer comme l’un des acteurs les plus atypiques, charismatiques et talentueux du cinéma américain contemporain, adoptant un style de jeu dont il est l’un des seuls (le seul ?) représentants.

La menace du monde qui l’environne, Vincent (Karim Leklou) la prend, lui, de plein fouet et sans raison apparente dans Vincent doit mourir de Stéphan Castang (Nouveaux Talents). Le personnage est le boy next door le plus commun : graphiste dans la boîte où bosse son ex, il écoute ses collègues lui parmer et fait des blagues douteuses en réunion. Jusqu’ici… Sauf que soudainement,ses collègues se mettent à l’agresser violemment. Puis les voisins. Puis les passants. Puis le monde entier. La protection passera nécessairement par l’isolement. Mais comment se dissumuler de l’ensemble de ce qui nous entoure ?

Et Castang de très bien mettre en scène l’atmosphère de violente étrangeté qui assaille Vincent, faisant de chaque plan de coupe une menace létale, encore renforcée par la terreur des gros yeux paniqués de Karim Leklou, suggérant un hors-champ terrifiant, ce que les raccords regard, alternativement, confirmeront ou non. Il y a dans cette épouvante feutrée et absurde (aucune raison tangible ne semble expliquer les sautes d’humeur à l’égard du personnage) une inquiétude tranchante qui n’est pas sans rappeler les tableaux d’Edward Hopper, peintre ayant passé tout son art à représenter une normalité viciée, perturbée de façon impalpable par ce que les toiles dissimulent, un art de l’«avant-quelque chose » que le regard de l’acteur de Vincent doit mourir incarne véritablement. Parfois saisissant par son non-sens brutal (de ce point de vue, le premier quart du film, ne charchant jamais aucune explication à l’acharnement dont Vincent est victime, est assez formidable), le film de Castang ressemble tout autant à une épopée de poche en milieu hostile qu’à une relecture originale du cinéma d’infectés (la scène incroyable du supermarché) ou à une sorte de geste carpenterien finalement assez réjouissante sous nos cieux hexagonaux sur la paranoïa que suscite le danger d’un monde qui ne semble plus lui-même (L’Antre de la folie [1994] est par ailleurs abondamment cité).

Dommage, cependant, que Castang teinte peu à peu son récit d’une explication quant à la violence que subit son personnage puis, peu à peu, l’ensemble de la population, mettant en scène un chaos généralisé qui semble ne plus rien avoir d’absurde. Et que ce film à l’opacité réjouissante ne devienne une parabole politique un peu vaseuse sur l’ensauvagement de nos sociétés modernes, argumentée à grands renforts d’extraits d’émissions de radio privilégiant une idéologie Sud Radio, relayant même dans une scène les propos ultra-droitiers et sans nuances de la journaliste Elizabeth Lévy. Dommage, oui, donc, que Vincent doit mourir n’ait pas eu la belle ambition de rester simplement le formidable gouffre kafkaïen qu’il promet d’arpenter (et qu’il est vraiment pendant une bonne partie de sa durée) pour finalement aboutir à cette volonté très française de vouloir à tout prix établir un constat social et/ou sociétal à partir d’un exercice de style qui n’en est donc plus vraiment un. D’autant plus lorsque ledit constat est éminemment contestable.

Dans Les Femmes de Stepford (The Stepford Wives, 1975), film renommé de Bryan Forbes mais en fin de compte très difficile à voir, judicieusement programmé dans la catégorie « Pépites de l’Etrange » grâce à Dominik Moll, réalisateur du magnifique La Nuit du 12, très lié au festival et venu présenter le film face à un public étonnamment et injustement sévère avec lui, c’est Joanna (Katharine Ross) qui représenté une menace sociale. Car Joanna est libérée, féministe, loin de cette image de la femme-modèle suburbaine, de la fée du logis béate d’admiration pour son mari à combler qui semble régner en maîtresse dans la petite ville de Stepford où elle emménage à regret avec son mari et ses enfants. Avec la seule autre intruse vivant au sein de cet univers lisse et poli comme un galet, sa voisine Bobbie (Paula Prentiss), elle va tenter de lever un salutaire mouvement de révolte au sein de la population féminine de cette petite ville, sans se rendre compte que son système social sera ô combien plus fort qu’elle.

Film époustouflant ayant marqué toute une génération de cinéastes (entre autres Jordan Peele, dont le Get Out [2017] ressemble à une habile reprise Black Lives Matter de ce chef-d’oeuvre de Forbes), Les Femmes de Stepford ressemble d’abord à une chronique tout aussi satirique qu’anxiogène d’une american way of life aux allures lynchiennes (celles de Blue Velvet, 1986), phagocytée par le patriarcat, inquiétante de propreté et de conventions quasi-pavloviennes (au sens presque littéral du terme tant les fameuses épouses du titre se comportent comme d’utiles animaux de compagnie, petits chiots conditionnés pour la tenue docile du foyer), ceci avant qu’un étonnant twist ne fasse plonger le récit dans un récit dystopique d’une noirceur sans égale, Stepford se transformant en une fraction de seconde en une cité-prison aux barreaux dorés où les notions de libre-arbitre, d’identité, de corporéité, d’individualité et de droit à la réflexion des femmes ne deviennent non plus caduques mais totalement inexistantes voire interdites. Contemporain du Mondwest de Michael Crichton (Westworld, 1973), le film de Bryan Forbes semble en être la version suburbaine, embrassant la même volonté démythificatrice (du culte du divertissement pour l’un, du stéréotype de la domesticité idéale pour l’autre) et révélateurs des soubassements les plus monstrueux de ce qui fonde finalement l’imagerie d’une Amérique à la moralité apparemment sans accroc, bien sous tous rapports. La dernière séquence du film de Forbes, désespérante voie sans issue, réactualiserait presque le précepte féministe de Simone de Beauvoir en en inversant le discours en son temps libératoire: « On ne naît pas femme au foyer, on le devient. »

Oeuvre terriblement pessimiste, portrait en coupe du système oppressif régissant la société des petites villes américaines situées loin de tout et surtout du monde (les systèmes en vase clos du cinéma de M. Night Shyamalan, et tout particulièrement sa belle série Wayward Pines [2015-2016], semblent eux ausssi héritiers du film de Bryan Forbes), Les Femmes de Stepford a secoué l’étrange festivalier, et s’est avéré être l’un des plus beaux moments de cette vingt-neuvième édition d’une étonnante richesse. Vivement la trentième !

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A propos de Michaël Delavaud

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