Suite et fin du compte-rendu des longs-métrages en compétition au 21e Festival Tous Écrans, qui prend fin ce samedi 14 novembre. Étrange tendance que celle des docus-fictions immersifs type Koza, The Other Side, ou Occupy the pool, qui prennent comme matière première une réalité atypique et en absorbent de manière un peu malsaine tout le potentiel dramatique pour le recracher au spectateur dans un film prétextant l’objectivité, mais qui semble surtout témoigner d’un certain voyeurisme opportuniste. Quelques films parviennent cependant à émerger du lot en agrémentant cette réalité d’une grande poésie et d’une tendresse sincère (De l’Ombre il y a, entre autres, mais aussi et surtout Pauline s’arrache, qui relève presque d’une sorte d’activisme cinématographique). De bonnes surprises donc, et ce n’est pas fini : une sélection de films projetés hors compétition dans les catégories « Highlight Screenings » et « Rien que pour vos yeux » fera l’objet d’un prochain article, parmi lesquels La Calle de la Amargura d’Arturo Ripstein, Ryuzo and his seven Henchmen de Takeshi Kitano, et Cosmodrama de Philippe Fernandez.
EDIT. Le 21e Festival Tous Écrans s’est achevé samedi par un hommage unanime rendu aux victimes des attentats de Paris, et la décision de maintenir la programmation jusqu’au bout. Dans la catégorie des long-métrages, le jury a récompensé De l’ombre il y a de Nathan Nicholovitch ; une mention spéciale du Jury a quant à elle été attribuée à Koza d’Ivan Ostrochovský.
La Peur, de Damien Odoul
Faire un film sur la Première Guerre mondiale se déroulant majoritairement au front est un pari osé en 2015. Le sujet est rabâché et possède ses navets comme ses chefs d’oeuvre. De plus, restituer les conditions de vie dans les tranchées, et montrer le départ des Français à la guerre est une tâche techniquement difficile, et polémique qui plus est, puisqu’elle divise encore aujourd’hui les historiens. Pourtant le pari semble réussi pour Damien Odoul, dont le dernier long-métrage La Peur adapte à l’écran les mémoires de Gabriel Chevalier sur son expérience de soldat. Récompensé par le prix Jean Vigo 2015, ce film de guerre étonne tant par son jeu audacieux, que par son magnifique traitement pictural.
La Peur est étonnamment théâtral. Plus précisément, il relève d’un théâtre épique, proprement brechtien, qui, rappelons-le, propose un jeu distancié, apte à faire sortir le spectateur de son agréable passivité, pour le faire penser avant de pleurer. Dans cette optique, le choix – risqué – de traiter d’évènements que l’on connait déjà presque par coeur constitue paradoxalement l’une des grandes forces du film : c’est le départ insouciant, joyeux et fier des jeunes poilus au front qui nous émeut finalement le plus, car nous sommes les seuls à voir leur aveuglement. De même, le jeu des acteurs, et plus particulièrement leurs paroles, sont mis à distance, comme si l’acteur jugeait ce que disait son personnage. Le texte, presque récité, désarçonne, mais n’est pas le signe d’un mauvais jeu, au contraire. Les lettres de Gabriel à son épouse, lues en voix-off par ce dernier, témoignent de la même volonté : les descriptions poétiques du quotidien des soldats se superposent à leurs images même, et par l’introspection qu’exigent l’écriture et la poésie, les horreurs de la guerre deviennent non pas un objet d’émotion mais un sujet de réflexion.
La picturalité de La Peur est particulièrement originale et réussie : elle est proche du monochrome, avec cependant une saturation des rouges et des bleus qui rendent au mieux l’absurde visibilité des poilus sur le champ de bataille. Ce traitement de l’image rappelle les clichés et films de la guerre de 14-18 colorisés dans le cadre de la série documentaire Apocalypse : la Première Guerre mondiale, de Daniel Costelle et Isabelle Clarke. Le travail documentaire effectué en amont est par ailleurs très fourni : les problématiques de l’époque, telles que la légitimité des langues régionales, ou le patriotisme outrancier de la société française qui va jusqu’à contaminer l’Eglise, sont à l’occasion évoquées.
Un motif récurrent semble concentrer toute la beauté et la justesse qui se dégage de La Peur : c’est cette sorte de “cri muet“ que pousse un personnage au début du film, repris à son tour par Gabriel lorsqu’il se retrouve au front. La bouche grande ouverte dans une expression de souffrance n’émet aucun son : ce cri du silence absolu, c’est la Peur elle même, pure, que le spectateur reçoit en plein visage, avec d’autant plus de puissance qu’elle n’est pas altérée par l’émotion que pourrait susciter le son du hurlement.
Occupy the pool, de Kim Seob Boninsegni
Un groupe de jeunes genevois en marge de la société vagabonde de bar en club à la recherche de leur prochaine grosse fête. La caméra erre d’un membre du groupe à l’autre, et nous fait assister par saccades à des bribes de leur vie de fêtard. L’aube, la nuit noire, le crépuscule s’enchaînent dans le désordre du film et l’on n’apprend toujours rien de plus sur ces fantômes, sinon les histoires étranges qu’ils se bafouillent les uns les autres entre deux taffes de joint ou de cigarette. Leurs actions n’en disent pas plus sur leurs personnalités respectives : l’un se fait tatouer Foucault sur le pénis dans la backroom d’une boîte de nuit, en expliquant que ce dernier était « un gars, un écrivain, il a fouillé dans plein de choses, il est mort du Sida » ; deux autres mettent en commun le butin de ce qu’elles ont volé pendant la soirée… Au final le spectateur se souviendra moins des personnages du film que des stéréotypes qui les définissent : le tatoué et la voleuse donc, mais aussi le graffeur, l’accro à la cigarette, et ainsi de suite.
Étrangement, malgré la musique techno (assez belle, signée en grand partie par l’artiste Crowdpleaser) et la prise de divers psychotropes qui rythment leurs nuits, ces gens n’ont pas vraiment l’air heureux. Ils arborent un air sérieux et grave en toute circonstance, comme s’ils portaient sur leurs épaules le mal-être de toute une génération ; cette impression, déjà un peu lourde, est suggérée de manière trop explicite – voire grossière – par un ballon radio-commandé en forme de requin qui rôde successivement au dessus des têtes de chaque personnage. C’est comme si Larry Clark s’était auto-censuré.
Occupy the pool est encore une expérience d’immersion à mi-chemin entre le documentaire et la fiction : les acteurs non-professionnels jouent un texte et une situation qui se rapprochent fortement de leur quotidien, donnant à voir au spectateur ce qui ressemble à “la réalité“. Mais si le monde étrange et informel de la techno donne effectivement de la matière pour un docu-fiction, des métaphores simplistes ne semblent cependant pas suffire à faire sortir ce long-métrage du banal constat d’une jeunesse en perdition.
Parabellum, de Lukas Valenta Rinner
Des habitants de Buenos Aires s’isolent dans un camp d’entraînement aux allures de Club Med pour se préparer à une apocalypse dont on ignore la nature. Catastrophe naturelle ? Conflit mondial ? Hiver nucléaire ? On ne le saura jamais, et tout l’intérêt de Parabellum repose justement dans la mise en avant de ses manques. La menace a beau être évoquée, on ne la verra jamais que de loin, de manière fugitive, très poétique, avec par moment une trainée de fumée qui se dessine à l’horizon à la fin d’un long plan fixe. Météorite, missile, étoile filante, peu importe : l’apparition est surtout symbolique. C’est l’absence de menace, ou la distance de la menace par rapport à la caméra et aux protagonistes, qui est au final la plus menaçante. Le traitement de l’image, sombre, comme recouverte d’une pellicule de cendres, instaure une atmosphère irrespirable qui imprègne tout le film. Le danger extérieur se change alors en un mal intérieur qui atteindra son paroxysme dans une scène d’immolation vue, encore une fois, de loin.
L’autre aporie qui fait la force, comique cette fois ci, de Parabellum, est l’humain, et la relation à autrui. Les personnages n’ont presque jamais pas de nom, encore moins d’histoire : ce sont des femmes au foyer, des employés de bureau interchangeables. On les voit, inexpressifs, participer mécaniquement aux diverses activités proposées par les animateurs du camp : le cours de camouflage – séquence assez drôle ; la leçon de self-défense ; la séance de tir et de maniement d’armes, et bien d’autres. Toutes ces petites situations filmées la plupart du temps en plans fixes sont empruntes d’un humour très noir : Lukas Valenta Rinner s’applique à ne laisser aucun espoir à ces gens pourtant si appliqués à leur tâche. Il reste que l’économie de mots de ces grotesques machines à survivre rend parfois le film difficile à suivre, et donne à Parabellum des allures inattendues de nature morte.
De l’Ombre il y a, de Nathan Nicholovitch
Mirinda (joué par l’impressionnant David D’Ingeo) est un travesti français d’une quarantaine d’années qui se prostitue dans les bars et clubs cambodgiens de Phnom Penh. Les péripéties de cette figure squelettique et étrangement séduisante nous conduisent à d’autres marginaux, radicalement différents de lui mais qui partagent une même perte de repères plus ou moins consciente, mêlée à une insatiable quête d’idéal : une française et amie de Mirinda traque inlassablement d’anciens criminels de guerre sous Pol Pot ; une petite cambodgienne fuit le tourisme sexuel dont elle est la victime, ainsi que ses parents violents. Mirinda lui-même est obsédé par ses futures – et coûteuses – opérations de chirurgie esthétique. Mais la mort brutale de son amant (qui donne lieu à une scène courte mais si belle, dans laquelle Mirinda chuchote quelques mots tendres au défunt, inaudibles pour le spectateur) le bouleverse, et sa rencontre quasi-simultanée avec l’enfant réveille lentement en lui un désir violemment enfoui : celui de la paternité.
Progressivement, une poche d’humanité se répand à la surface de ce long métrage à première vue triste et misérabiliste. Dans un Cambodge rongé par la corruption et le vice, dégoûtant de violence et de misère, le petit groupe apprend à se connaître et à s’aider, telles des lucioles brillant faiblement dans la nuit profonde. Pas de manichéisme pour Nathan Nicholovitch, qui n’hésite pas à montrer les travers et faiblesses de chacun de ses personnages : Mirinda envisage de se débarrasser de l’enfant, tout comme ce dernier, tel un chien de Pavlov, ne peut s’empêcher de faire quelques passes lorsqu’elle est livrée à elle-même. C’est ce combat intérieur, et la lente et inégale progression des personnages, qui nous maintiennent en douce haleine.
Pauline s’arrache, d’Emilie Brisavoine
L’histoire de Pauline, et plus largement de sa famille, n’a rien d’un conte de fées. Le père, abandonné à la naissance par des enfants adolescents, est un travesti bisexuel, ou plutôt « homosexuel sauf exception », l’exception étant la maman de Pauline, femme atypique et libérée, rongée par une enfance malheureuse. De nombreux réalisateurs surfant sur la vague si tendance du docu-fiction n’hésiteraient pas à faire leur miel de l’anormalité de cette famille, en filmant une réalité soi-disant nue et objective, au final morbide et voyeuriste. Pourquoi n’est-ce justement pas le cas dans Pauline s’arrache, premier film d’Emilie Brisavoine d’une rare force, et d’une grande originalité ?
La tendresse qui se love derrière la caméra y est sans doute pour quelque chose : Emilie Brisavoine est la demi-soeur de l’héroïne. Si le spectateur voit tout de la vie de Pauline, ce “tout“ est filmé avec amour et pudeur, à l’image de cette violente dispute père-fille, durant laquelle un tissu recouvre pudiquement la caméra. La mauvaise qualité de la vidéo, de même que le maniement « à l’arrache » de la caméra, introduit une image humaine, fugitive, celle qu’on associe aux souvenirs d’enfance. Emilie Brisavoine évite ainsi de tomber dans l’écueil d’un docu-fiction qui filmerait une réalité crue, froide, à grand renfort de plans fixes et frontaux en haute définition. La réalisatrice donne à voir une réalité qui est la sienne. L’absence de jugement ne veut pas dire ici objectivité, au contraire : elle est synonyme d’amour. D’où le traitement si atypique, mais au final logique, de ce qui sert de trame au film : l’extravagance de la famille de Pauline ne donne pas lieu à l’exhibition d’une galerie des horreurs, mais à un conte d’enfant fantaisiste, lieu par excellence de l’acceptation et de la tolérance. Lieu d’humour et de poésie également, comme quand Émilie filme une boulangerie baptisée « La Baguette Magique » pour rappeler le conte qu’elle est en train de tourner.
Ce n’est pas tout : Pauline s’arrache ne fait pas que montrer sa réalité, mais la modifie. Le cinéma exerce ici directement son pouvoir sur le réel par l’interférence même de la caméra. Chaque membre de la famille de Pauline avoue que la présence de ce “cinéma en action“ dans leur vie influe sur celle-ci : « je me sens mal à l’aise avec cette machine », « tu as de la chance que ta demi-soeur soit en train de filmer », etc. Le pouvoir du cinéma atteindra son apogée à deux reprises : une première fois, lorsque Pauline se confesse sous l’oeil protecteur de la caméra, jusqu’à découvrir, dans l’émotion, un élément du passé que son inconscient refoulait ; et une deuxième fois lorsqu’Emilie confronte ses proches à une première ébauche du film… Confrontation ajoutée au montage final, et à l’issue de laquelle la famille parvient à se comprendre, et fêter un anniversaire sans se faire souffrir mutuellement. Happy ending par le cinema, pour le cinéma.
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