Premier compte-rendu sur ce formidable rendez-vous cinéphile, donnant autant d’importance lors de cette édition à la production mondiale contemporaine qu’à la découverte (ou la redécouverte) de cinéastes quelque peu oubliés, aussi formidables que sans concessions.
L’édition 2022 de l’Etrange Festival donne la part belle au cinéma de patrimoine, exhumant des œuvres rares (voire considérées pour certaines comme perdues) qui font du Septième Art un animal gigantesque et par essence immortel puisqu’en régénération perpétuelle, et du cinéphile un être qui ne sera jamais à court de découvertes en tous genres.
Au gré des séances picorées à droite et à gauche, il est possible que des films qui n’auraient jamais pu se rencontrer en temps normal (du fait des circonstances de leur création, de leur écart culturel influencé par leur origine respective, de leur époque et du contexte politique qui en découle…) conversent ensemble, se découvrent des cousinages imprévus mais flagrants. C’est le cas des deux films aussi dissemblables que similaires que sont Batch ’81 du Philippin Mike De Leon (1982), cinéaste auquel le festival consacre une petite programmation de quatre films, et Happening de Marc Boreau (1968), film censuré, interdit par Yvonne de Gaulle, dissimulé par son réalisateur-aventurier en exil, conservé bien à l’abri par ses ayants droit et certainement projeté publiquement pour la première fois lors de cet Etrange Festival.
Si, par leur style, les deux films n’ont pas grand-chose à voir l’un avec l’autre, il s’avère qu’ils décryptent de façon étonnamment semblable les mécanismes de création (Batch ’81) ou de re-création (Happening) de l’utopie totalitaire, annihilant tout autant le libre-arbitre de ceux qui l’exercent et en sont maîtres que de ceux qui la subissent et en sont les victimes, créant de façon violente et définitive un manichéisme arbitraire, générant une sorte d’érotisation du rapport de force dont la prééminence du rapport au corps est la marque la plus prégnante (des coups portés aux victimes à l’importance de la danse et de la musique pour les bourreaux, sujet premier de films comme le fameux Portier de nuit de Liliana Cavani [1974] et ses nombreux épigones). Mike De Leon situe sa peinture de la barbarie à l’intérieur des fraternités estudiantines. Sid Lucero (Mark Gil) est étudiant en zoologie ; pour obtenir divers avantages et protections, il tente d’entrer dans la très sélective fraternité Alpha Kappa Omega. Son obstination et sa ténacité prenant peu à peu figure d’aliénation le conduisent à accepter les humiliations et les bizutages auxquels l’obligent ses « maîtres », qui lui imposent également d’exercer lui-même une violence physique et psychologique dont il se croyait incapable envers les autres novices (entre autres dans une séquence éprouvante dans laquelle la fraternité remet en branle l’expérience de Milgram). Batch ’81 filme frontalement, de façon insistante, les différentes étapes, sous forme de challenges humiliants, de la perte d’humanité de personnages qui seront peu à peu caractérisés par leur seul conditionnement, par leur manière pavlovienne de réagir aux stimuli.
Mike De Leon fait des fraternités estudiantines des gangs, dont les liens les tissant peuvent se distendre mais se doivent d’être résolument incassables. En les décrivant de cette façon, le cinéaste philippin dépeint un univers masculiniste, belliqueux, anarchique, où tous les coups sont permis, où chaque exaction venant de la fraternité adverse suppose une vengeance immédiate. On peut de ce point de vue penser à deux œuvres à l’influence flagrante pour ce film : Les Guerriers de la nuit de Walter Hill (The Warriors [1979]) pour la topographie des face-à-face entre groupes ennemis, et Orange mécanique de Stanley Kubrick (The Clockwork Orange [1971]), explicitement cité, dont le discours sur la déliquescence du monde menant à une forme achevée d’ultra-violence se double d’un usage sardonique, assez perturbant, de la musique dont le caractère décalé voire parfois désaccordé souligne encore l’aliénation des personnages.
Ce rapport entre perte de soi et musicalité permettant l’accession à ce fascisme microcosmique qu’est le système hiérarchisé des petits gangs étudiants est condensé dans l’une des scènes-clés du film montrant un spectacle où les diverses fraternités s’affrontent devant un public, en représentation lors d’une petite saynète créative. Alpha Kappa Omega choisit de proposer une reprise de la comédie musicale Cabaret de Bob Fosse (1972), avec force drapeaux nazis et imagerie du IIIème Reich. Le décorum est bien entendu important, inscrivant tacitement les membres du groupe dans leur idéologie totalitaire ; ce qui passionne cependant dans cette séquence concerne surtout les personnages qui, sous couvert du moment festif, exaltent tout à la fois leur propre perte identitaire (par l’usage des costumes, des perruques, des personnages incarnés) et un érotisme trouble par le choix de la musique, de la chorégraphie mettant en relief l’importance du corps, le changement de genre supposé par l’incarnation des rôles et par les costumes pleins de jarretelles et de résilles. Moment sidérant qui synthétise le discours global de Batch ’81: par l’importance donnée au rapport de force dominant-dominé, par son érotisme alliant iconographie fantasmatique (le moment Cabaret) et violence consentie (la place donnée à la fessée est ici prépondérante), par cette idée de perdre son identité au détriment d’une autre qui ressemblerait plus ou moins à un rôle dans une entreprise de soumission, Mike De Leon fait bel et bien de l’utopie totalitaire une version politique du sadomasochisme.
Huis-clos en appartement parisien, Happening emploie néanmoins les mêmes motifs que le film philippin : importance de la musique ponctuant les diverses étapes du conditionnement humain chutant de l’altruisme à la barbarie la plus pure (chacun des moments-paliers est annoncé par une main posant le diamant d’un tourne-disque sur un vinyle), érotisme latent entre scènes de drague et fêtards dansant dans l’appartement, rapport de domination menant peu à peu à une séparation d’ordre ethnique au sein de la party. Ce qui apparaît comme un jeu devient quelque chose de plus grave, Marc Boureau mettant alors en scène, par son dispositif devenant peu à peu claustrophobe (bien que totalitaire, la dictature est une utopie, qui agit puissamment mais à l’écart du monde) et par son sens du récit à la progression habile, le délitement indiscernable (puisqu’il est inconscient) de la civilisation.
Que raconte le film de Boureau ? Une réunion de notables, du même genre que ceux que Luis Buñuel adorait rassembler dans ses œuvres pour mieux sonder l’inconséquence de la bourgeoisie. Un ténor du barreau amateur d’art invite chez lui ribambelle de personnages haut-placés pour faire la fête : hommes politiques, technocrates, comptables, couturiers, publicitaires, hommes de média. Parmi eux, le petit-fils de Benito Mussolini. Et Happening de montrer la bacchanale de plus en plus libertaire, où l’on enlève les rideaux pour s’en faire des robes et créer la nouvelle mode, où l’on jette de la peinture sur les murs pour créer le nouvel art, où l’on s’obstine à détruire les sculptures et tableaux de l’appartement… Jusqu’à sortir les symboles et les objets montrant une nostalgie pour le régime nazi, gardés par notre avocat collectionneur et réutilisés par les plus extrémistes des invités pour le réactualiser, quitte à enfermer les Juifs et invités à identité incertaine derrière une rangée de barbelés au sein du logement.
Le film de Marc Boureau est un maelström en vase clos, une œuvre aspirée par le chaos qu’elle met en scène, une expérience-limite qui fut rendue invisible par le fait que le violent portrait à charge qu’elle dresse de la haute société parisienne ressemble évidemment à la métonymisation d’une France gaullienne imprégnée d’une idéologie pourtant combattue par le Général devenu Président, ceci jusque dans les cénacles qui devraient lui être favorables. Happening a de surcroît l’audace de montrer que les stratégies de manipulation des esprits propres aux utopies totalitaires s’exercent dans sa contemporanéité non plus pour exercer une abjecte politique génocidaire mais pour créer une nouvelle dictature : la société de consommation. La dernière séquence du film, dont la charge polémique semble très similaire (jusque dans son dispositif esthétique fait de cartons injonctifs) à celle d’Invasion Los Angeles de John Carpenter (They Live [1988]), crée en effet une association d’idées faisant de la télévision alors encore balbutiante, Cheval de Troie domestique de la communication par l’image, le nouvel épigone du nazisme. Le propos est certainement excessif et outrancier, pas très éloigné dans ce dernier mouvement d’une dialectique agit-prop contestable, mais il semble certain qu’on ne peut reprocher au film de ne pas donner un immense coup de pied dans la fourmilière, ce qui est toujours salutaire. Entre version soixante-huitarde de la plongée en enfer sous forme d’exercice de style qu’était Climax (Gaspar Noé [2018]) et annonce d’un cinéma post-68 à la fois libertaire et critique de sa propre liberté (exemplairement What a Flash ! de Jean-Michel Barjol [1972]), Happening est une œuvre unique par bien des aspects, et un jet d’acide jeté à la face d’un spectateur qui a du mal à s’en relever.
Plus contemporain, Adilkhan Yerzhanov frappe lui aussi encore puissamment à l’Etrange Festival ! De même que l’année passée, l’événement cinéphile programme une fois encore deux nouvelles productions de ce formidable cinéaste aussi fondamentalement kazakh qu’outrageusement stakhanoviste, Assault et Immunité collective. Si nous n’avons pas encore vu le second (qui fera l’objet d’un retour dans un compte-rendu ultérieur), le premier s’avère l’un de ses tout meilleurs films, confirmant et accentuant encore un peu plus son style si particulier où se rejoignent un humour aussi burlesque qu’absurde (terme à prendre dans la globalité de sa définition, entre non-sens ubuesque et désabusement camusien), une violence raide comme l’injustice que le cinéaste filme et observe sans ciller et une profonde mélancolie faisant de sa galerie d’anti-héros des êtres plus ou moins en souffrance face à la brutalité du monde.
Assault utilise comme trame narrative l’un de ces faits divers qui ensanglantent régulièrement la Russie et ses pays satellites : une prise d’otages dans une école. Yerzhanov se débarrasse comme d’une guigne de l’assaut en tant que tel, les terroristes entrant dans l’école avec une facilité déconcertante, au vu et au su de tous. N’importe quel réalisateur voulant traiter de la violence du monde contemporain aurait tenté de pénétrer dans l’intimité de la prise d’otages, aurait laissé sa caméra enfermée avec les victimes entre les murs de l’établissement, aurait cherché à faire ressentir l’oppression et la brutalité de la situation à un spectateur tendu comme un arc dans une stratégie de cinéma-choc. Adilkhan Yerzhanov commence par appliquer la recette dans le but de faire montre de la dangerosité des terroristes (un coup de feu glaçant suffira) avant d’en prendre le contre-pied radical : le film épousera le point de vue de ceux qui sont à l’extérieur, parents d’élèves ou employés de l’école qui, las d’attendre l’arrivée de la brigade d’intervention prenant son temps pour atteindre la ville de Karatas paumée en pleine steppe kazakhe, se prépare à assaillir eux-mêmes les assaillants séquestrant les enfants. A ceci près que tous ces courageux personnages s’avèrent de vrais bras cassés, groupe entre autres composé d’un alcoolique, d’un faux spécialiste du corps-à-corps et du nunchaku, de son frère attardé mental, ou encore d’un professeur de mathématiques veule qui a fui l’école en y laissant sciemment ses élèves (dont son propre fils !).
Et Yerzhanov de montrer l’évolution du plan et des préparatifs de ce nouvel assaut, dans une série de séquences drolatiques étonnantes au regard du sujet de son film. Il ne faut cependant pas s’y fier : parfois hilarant, Assault reste une œuvre douloureuse et déroutante, dans laquelle la violence s’immisce sans crier gare alors que nous nous pensons dissimulé derrière le rire (certes grinçant). De ce point de vue, le cinéaste kazakh n’a peut-être jamais aussi bien mené un récit, équilibré son fameux mélange des genres que dans ce film-ci. Ceci est encore accentué par sa mise en scène à la fois statique, contemplative et profondément picturale qui atteint dans cette œuvre un point de maîtrise impressionnant, Yerzhanov faisant de chacun de ses cadres un tableau à entrées multiples, faisant vivre sa profondeur de champ avec un rare talent dramatique, privilégiant le sens du détail caractérisant de façon puissante (peut-être outrée) ses personnages tragi-comiques. De ce point de vue, faisant de sa drôle de léthargie le support de sa dramaturgie, de sa cocasserie désabusée le véhicule d’une vision du monde assez tragique pour être retournée comme un gant afin de susciter le rire le plus franc, Assault confirme de façon pourtant surprenante que le cinéaste kazakh est bel et bien l’héritier du cinéma simultanément burlesque et mélodramatique, profondément poétique jusque dans ses excès et sa brutalité, du Takeshi Kitano des années 90. Donc un très bel artiste.
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