Premières notes arrageoises, après une édition précédente fauchée en plein vol par le drame parisien, mais qui décida de tenir la barre. Panser ses plaies : le terme n’est pas si anodin, en cette programmation qui semble résolument résonner autour de l’Autre, son prochain, et une certaine manière d’inventer un vivre ensemble ouvert et apaisé. La preuve par au moins 3, avant confirmation les jours à venir.
- Nightlife, de Damian Kozole
On commence cette nouvelle édition par les chemins de traverse et une « Visions de l’Est », section parallèle, sorte de compétition bis et sans roi, coups de projecteurs sur les chouchous des sélectionneurs.
Cap à l’Est donc, avec Nightlife, du slovène Damian Kozole, auteur d’un déjà remarqué Slovenian Girl (et présenté lui aussi à Arras il y a quelques années). Soit l’histoire d’un fait divers sordide : Milan Potokar, avocat célèbre et dont la vie intime semble un peu vaciller, est retrouvé gisant un soir nu, ensanglanté, le corps déchiré (on l’apprendra progressivement) de multiples morsures et un godemiché d’une cinquantaine de centimètres au moins inséré dans l’anus. A la cool.
Cette horreur banale va surtout être l’occasion d’un beau portrait de femme, Lea, cœur noir du récit, s’épuisant à chercher tout autant à comprendre qu’à éviter la honte d’une fuite dans la presse. Personnage trouble, aux actions parfois contradictoires et désespérées, et dont on ne parvient jamais à percer le mystère ni l’ensemble des motivations : agit-elle uniquement pour lui ? Etait-elle au courant des agissements d’un mari pour lequel elle semble n’avoir que mépris lorsqu’il repart après diner ?
Son visage devient alors un appel à la vigilance du spectateur, à son regard, et tout l’intérêt du film va alors être d’organiser les fils d’un vrai-faux polar tout en instillant une brume progressive sur l’ensemble des personnages et d’une situation qui semblent sans cesse se dérober, aussi bien narrativement qu’esthétiquement tout au long de cette unique nuit.
Car c’est le temps qui est bien au cœur du récit : unité narrative (du coucher du soleil à l’aube du lendemain), durée des séquences (la rencontre avec l’inspecteur), durée des plans qui la voit tourner en rond, marcher, errer dans ces longs couloirs vides de l’hopital, revenir, partir. Cet espace silencieux et glauque, superbement mis en scène, crée une sensation de suspension : les limbes du hors champs, où tout est advenu.
Dommage que, piégé par un dispositif sans doute trop grand, le film abandonne brutalement et sans véritable dénouement ou gradation personnages et spectateurs. L’aube s’est levée, tout va mieux : le temps et la brume deviennent alors un truc, une ficelle, et la note si magnifiquement tenue s’échappe en un coup de vent.
- La Grande Illusion, de Jean Renoir
Après le Casse dans tous ses états l’année passée, la programmation thématique et décidément vagabonde du festival s’attache aujourd’hui à l’évasion, à tout prix.
Du limpide Un condamné à mort s’est échappé (et on ne peut pas dire que Bresson se soucie du spoiler) au Trou de Becker en passant par Papillon de Schaffner ou le gaglinacé Chicken Run, on se fait la malle à tout crin, jusqu’au point d’orgue, malheureusement hors programme pour Culturo, Monte-Cristo en ciné-concert ce samedi 12.
Tout a déjà été écrit, et magnifiquement, sur La Grande Illusion, de Renoir : élégance du trait, équilibre du cadre et du rythme, mise en scène au cordeau d’archétypes sociaux ou raciaux ne tombant jamais dans le film à thèse (quand d’autres s’y vautreront avec délice), etc.
Le premier repas des prisonniers chez les Allemands, le tunnel et les chants de Carette, la confrontation entre les deux géants qui s’éteignent, Von Rauffenstein et Boeldieu, en passant par la séquence du spectacle (qui a toujours travaillé Renoir et sera au cœur de son chef d’œuvre absolu, La règle du jeu), le film, égrène ses instants mythiques sans jamais faire d’aucun des morceaux de bravoure, jusqu’au climax d’une simplicité bouleversante du dernier tiers, où on dit l’absence avec deux chaises retournées. Encore marqué de réalisme poétique et engagé, c’est la note tenue d’un opéra humaniste, jamais niais (personne n’a vraiment d’illusion sur le fait que cette fraternité vient d’une nécessité), à mourir de rire près de 80 ans plus tard (1937, déjà).
« La Grande Illusion, écrivait François Truffaut, est construit sur l’idée que le monde se divise horizontalement, par affinités, et non verticalement, par frontières. »
C’est cette élégance géniale que l’on retient, et qui semble se contenir (et contenir le festival tout entier, cette année, dans le fond) dans cette phrase : Rosenthal, incapable de bien lire une carte, s’écrit « Les frontières, c’est une invention des hommes. La nature, elle s’en fout ! ».
- Welcome to Norway, de Rune Denstad Langlo
Car de nature et frontière, il en est question aussi dans le premier film de la compétition, Welcome to Norway, qui voit un père de famille un peu looser, Primus, essayer de convertir son hotel en faillite (une brillante idée de relancer le tourisme au Nord du pays) en centre d’accueil pour migrants, afin d’empocher au passage une somme rondelette du gouvernement et s’en foutre plein les fouilles avec les métèques qui vivront bien mieux que dans leurs cases (citation, of course). Sauf qu’on ne joue pas impunément avec le cœur des hommes, surtout quand ils sont cinquante, et bien décidés à ouvrir le cœur de ce vieil aigri.
Si le film se vautre très rapidement dans le schéma classique et dégoulinant de sucre (glace, vu les températures), confrontation-appréhension-aimons-nous-les-uns-les-autres-putain-cest-beau-l-humanite, on ne peut qu’applaudir et soutenir l’idée d’enfin faire d’une problématique dramatique une situation de comique à potentialités infinies.
Voir par exemple la séquence d’arrivée à l’hôtel, où une simple répartition de chambres devient un moment épique de rire face l’imbroglio de christianisme, chiisme, sunnisme, protestantisme, bouddhisme et hindouisme, et qui dure en se redéployant sans cesse.
Rien que pour ce sourire là et quelques autres (la séquence où la naïve professeur de langues/assistante sociale, poussant sans cesse le récit trop lisse d’une migrante, finit par obtenir un déversement d’horreur avec viol collectif et bastonnade), et pour son atmosphère improbable de bout du monde enneigé, ce film plutôt fainéant par ailleurs, méritait d’être dans la sélection.
- Loving, de Jeff Nichols
Aimez-vous les uns les autres bordel de merde : Amour des amours, fraternité bafouée toujours, dans le très attendu Jeff Nichols, présenté à Cannes cette année et présent ici sous la bannière d’une des très nombreuses avant-premières qui rythment le festival (c’est par exemple avec elles que l’on avait découvert le magnifique Foxcatcher).
Loving, ou l’amour impossible de Mildred et Richard Loving (il y a des noms qui ne s’inventent pas), respectivement colored et white, qui pépouze décident de se marier dans une Amérique qui était bien tranquillement occupée à brûler les noirs et préserver la race blanche dans sa pureté redneck dégénérée. Manque de pot, même condamnés à prison et exilés, ces deux-là s’aiment un peu trop pour la loi et aboutiront à une modification de la Constitution.
On nage donc en biopic pur jus du grand roman américain, reconstitution léchée et photographie noir et blanc (lulz) à la clef pour le générique de fin. Et si on y retrouve brassés les grands thèmes de Nichols, de la frontière (entre les êtres ici, entre la folie et le réel pour Take Shelter, notre monde et un autre dans Midnight Special), la Nature, la croyance (jusqu’au fanatisme parfois), etc., difficile de ne pas trouver l’ensemble fortement assourdi par un académisme totalement normé du genre (‘merica !).
La faute sans doute à la grande Histoire, qui finit par écraser les êtres (les deux avocats, caricaturaux au possible) et l’histoire tout entière : il faut faire Histoire, alors que ce couple n’aspire au fond qu’à construire une maison à eux. Ces deux enjeux opposés, macro et intimes, se trouvent résumés dans leur contradiction dans le dernier plan, superbement poignant mais qui laisse dans son cadrage la place pour les quinze lignes de biographies sur l’ « affaire ».
Ce mariage impossible des extrêmes aboutit à un film boiteux, qui en perdant son amour libre du genre (le fantastique à l’œuvre dans ses deux œuvres précédentes), claudique à tenter de faire œuvre du mieux possible.
Sentiment d’autant plus frustrant que, lorsqu’il se concentre sur son versant intime, Nichols retrouve une économie de moyen et dialogues proprement bouleversantes, faites de regards suspendus, d’une direction d’acteurs incroyable (cette manière de dire des années d’oppression simplement sur un ton de voix selon que Mildred reçoit un appel d’un blanc ou d’un noir) et d’un amour de cette Amérique rurale, agricole et retirée. C’est l’intensité qui passe par un regard plutôt qu’une phrase comme lors du verdict, une reconstitution qui passe par un geste plutôt qu’un gros plan tant les personnages semblent systématiquement être en train de retaper, modifier, réparer.
On aurait rêvé de ce film éthéré, silencieux, sans enjeu, mélodrame impressionniste et si naïf qu’il en devient bouleversant de justesse. Peine perdue. Difficile sans doute d’échapper à l’icône.
Reste alors un excellent film de faiseur, aussi naïvement honnête et élégant qu’un Spielberg tendance Le pont des espions, aussi bizarrement démonstratif par instants (le retour au pays dans le Spielberg) : objet brillant mais sans enjeu.
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