Journée « historique », en ce deuxième jour festivalier. Car dans sa volonté d’interroger le présent, soi et l’Autre, il est difficile de ne pas apprendre aussi à regarder dans le rétro, et dans un passé qui parfois ne passe pas (au pire) ou infuse le présent et la création (au mieux, car là commence la résilience). C’est le rôle de la rétrospective historique du festival –la grande guerre en 2014, L’Irlande, d’un conflit à l’autre en 2015- et qui s’attaque cette année à la sale guerre d’Espagne.

  • Balada triste, de Alex de la Iglesia

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On y entre par la porte « nawak », avec le très barré Balada triste de Alex de La Iglesia, ou l’histoire d’un clown badass, dont le père, Auguste de son état, est mort en pleine guerre d’Espagne en lui instillant le goût pour la vengeance. Tout va pour le mieux dans le plus triste des mondes franquiste pour ce petit gros un peu efféminé lorsqu’il intègre un cirque gouverné d’un poing de maitre par un clown tyrannique et alcoolique, Sergio, dont notre triste héros trouve le moyen de convoiter la douce et cruelle femme, l’acrobate Natalia.

Le tout n’étant que le point de départ d’une d’un festival gore et loufoque qui verra entre autre notre Javier péter les plombs, survivre nu dans la forêt, prendre les armes, se brûler le visage à l’acide et démolir tout le monde à coup de fusil dans un ricanement malsain, Iglesia n’étant pas vraiment homme à verser dans le cinéma introspectif.

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A chacun ses clowns, à chacun son cirque, et celui intime n’est pas moins risible que celui d’un pays, semble dire Iglesia, qui tire son petit spectacle ironique dès le pré-générique : des rires d’enfants qui se déclenchent à chaque apparition de noms de ses producteurs.

Difficile alors d’émettre une critique construite sur ce cinéma foutraque, mal maitrisé bien souvent (le tout tirant clairement à la ligne) mais dont la fantaisie et la créativité absurde et grotesque maintient en éveil par sa capacité à se réinventer de scène en scène tendance « bon, et maintenant, que peut-il bien arriver ? » dans son meilleur, « regardez comme je suis loufoque » dans son pire.

Balada Triste de Trompeta dirigida por Alex de la Iglesia

Sorte de sous-Jodorowski (on pense à Santa Sangre), rencontre improbable entre la Movida et Tarantino, cette bouffonnerie un peu trop sérieuse dans sa volonté de trop dire et sa tentation à trop signifier et hystériser chacun des instants s’épuise dans les effets de manches de sa deuxième partie, sauvée in extremis par la beauté de son ultime plan, enfin triste.

  • L’échine du diable, de Guillermo del Toro

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De passé qui ne passe pas et de regard en biais sur un sujet dramatique, il est question aussi dans L’échine du diable, premier film espagnol du mexicain Guillermo del Toro, qui voit un pensionnat de jeunes garçons lors de la guerre d’Espagne tout autant hanté par le spectre d’un des leurs disparu que par cette bombe figée au cœur de la cour du pensionnat, et qui serait la seule à même de réveler où le jeune enfant se trouve.

Film de fantômes se mariant habilement avec le film de guerre, ce premier essai semble contenir en germe tout ce qui fera la merveille du Labyrinthe de Pan (fond historique, figure du mal incarné par l’homme plutôt que par la créature, l’enfance et l’imaginaire, le souterrain comme réserve des fantasmes etc) dont il semble incarner l’autre face d’un diptyque, dans un classicisme étonnament plutôt épuré même si parfois par trop formaté (et en cela Pan en constitue en quelque sorte le versant libéré, sans surmoi et plus maitrisé), lorgnant vers le conte gothique pour dire l’absence, un pays qui bégaye, et la perversion progressive de l’innocence opérée par le fascisme et le mal dans le cœur des hommes.

  • Roues Libres, d’Attila Tilli

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Comme quoi, il a fallu attendre deux jours, et un pitch plutôt effrayant vu l’ambiance général de la sélection du festival.

Voyez plutôt : en Hongrie, de nos jours, Zolika et Barba sont deux handicapés plutôt graves, vivant en centre spécialisé. Pour le premier d’entre eux, ca s’annonce mal : son dos continue à se détruire, et il ne pourra bientôt même plus se tenir assis dans son fauteuil, sauf s’il accepte une dangereuse et couteuse opération, que seul le père qu’il n’a jamais connu pourrait financer.

Le tout interprété par des acteurs réellement handicapés, ca sent le purin social et misérabilisté à plein nez. Sauf qu’ils rencontrent l’un et l’autre un pompier, Ruspaszov, en fauteuil lui aussi, et qui leur propose de lui filer un petit coup de main pour quelques missions, ô trois fois rien : devenir des tueurs à gages en roulettes pour un mafieux local.

S’engage alors une comédie tendre et délirante autour de ce pitch, qui se densifie dès la troisième scène, étrange : Zolika et Barba ont un projet de comics, qui a justement pour héros un tueur à gages handicapé. Ruspaszov existe-t-il ? Quelle scène est réelle ou fantasmée ?

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Quelle jolie claque que ce film d’Attila Till. Difficile de mieux déjouer les multiples écueils qu’un tel résumé peut proposer. Mais difficile de ne pas applaudir la brillante réussite du pari. Car le tour de force du film, c’est de ne jamais traiter l’invalidité comme une maladie, un « handicap » à l’action, ou un regard de haut, façon « le GIG-GIC de service, roule Camille, ca fera pleurer dans les chaumières ».

Mieux : en prenant à bras le corps et le cœur le parti de nos deux héros, et en les filmant à hauteur de fauteuil, leur faiblesse, moquée habituellement, devient moteur de cinéma, source d’invention et de cadres.

On passe sur la difficulté à commettre des exfiltrations quand il y a un escalier, ou sur la vision à travers des jumelles quand on a une dégénérescence osseuse : ce que libère le comics chez eux (la douleur, l’ennui), il le libère chez le cinéaste par un foisonnement d’idées.

Il suffit de voir le premier meurtre, où de colère de voir un éclopé plutôt que le boss, le gang rival plante un couteau de 15 centimètres dans la jambe de Ruspaszov qui regarde benoîtement à gauche et droite en soufflant de ce contre-temps et du pantalon foutu, avant de leur rappeler qu’il est paralysé à partir de la colonne vertébrale, ou la superbe séquence sur la place bondée de la ville, façon James Bond, envolée de pigeons au ralenti à la clef.

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Cette manière de détourner les clichés attendus du film du genre va être le moteur global d’un film qui passe son temps à prendre le contre-pied de notre attente : mélange de différentes strates de fiction sans distinction filmique (le réel de la clinique, le monde policier de leur comics, sans jamais que nous sachions si ce que l’on voit est vrai ou fantasmé), travail du drame en le maintenant quasiment systématiquement hors champ par l’humour, qui n’empêche jamais une description hyper précise du quotidien (la difficulté à séduire, les sondes urinaires et les dégénérescences, mais aussi les moqueries salvatrices, quand le duo se fait surnomme « R2D2 et C3PO » ou le running gag du déo), etc.

Rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer : c’est tendre, à mourir de rire, admirablement réalisé et divinement monté. Feel good-movie par excellence d’une densité folle qui va de l’imaginaire comme salvation à l’invention fantasmée d’un père en passant par l’éloge de la fraternité, explosant de tendresse pour ses personnages, Roues Libres est un bijou.

C’est bien simple : c’est le seul film de la sélection qui nous a donné envie de spontanément applaudir, et d’y retourner encore. On y revient, sans conteste, à sa sortie en salles en 2017, et on ressort avec le cœur enjoué avant la plongée dans l’enfer de la suite.

  • Tu ne tueras point, de Mel Gibson

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« Blah blah blah, GOD, bla bla, BOUM BOUM, SUFFER, LORD. HELP ME, blabla » : vous l’aurez compris, Mel Gibson est de retour.

Historique christique, épisode 34 : Desmond Doss est un patriote (on est chez Gibson) et rêve de servir son pays en guerre. Desmond Doss est aussi croyant, beaucoup (on est chez Gibson). Donc Desmond Doss ne peut pas porter une arme, ce qui pose un p’tit problème chez la Grande Muette. Du coup Desmond Doss va en prendre plein la gueule niveau humiliation et moqueries, coups et procès, bon petit chemin de croix avant de prouver la force de sa Foi à l’Amérique tout entière lors de la –plutôt bien filmée, pour qui aime le sang- bataille d’Hacksaw Ridge (on est chez… bref.)

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On aurait aimé le défendre, appuyer sur les quelques belles idées et le plaisir de la souffrance du corps chez Gibson, souligner la qualité de la bataille et espérer une distance légèrement ironiquement avec un sujet aussi puissant.

Peine perdue et benedicite et confiteor : pas grand-chose de plus à dire sur ce drôle de film qui fleure bon la naphtaline 90’s, assez moche dans sa première partie avec ralenti en post prod et sourires benêts de l’amerique profonde dans une lumière dorée (le paradis), quasi-parodique dans sa seconde (une sorte de sous-full metal avec Vince Vaughn, on achète) puis versant tranquillement dans les tripes et boyaux à coups de « please god just one more », le tout entrecoupé de discours sur la Foi, bisous sur la Bible, et my country is a free country.

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Le summum du gênant étant atteint aussi bien par l’absurdité de la glorification de l’objection de conscience pacifiste utilisant un discours guerrier –les plus belles scènes étant bien entendu celle de la bataille, et son absence d’arme est si mignonne qu’il passe son temps à se faire protéger par ses collègues qui tuent à sa place-, et l’auto-adoubement par les séquences de fin qui utilisent le vrai Desmond Doss dans une interview pour raconter certains détails de séquences de ce trrèèèssss long film, tendance petit coup dans les côtes « tavu, je suis trop historiquement juste ». Au pays de l’Oncle sam, on est décidemment jamais mieux servi que par soi-même, allez-tiens remets moi une louche de pathos, j’ai soif.

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A propos de Jean-Nicolas Schoeser

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