C’est sous un soleil tout nordiste (celui du cœur qu’il n’y a pas dans le ciel, lalala) que démarre cette première journée de compétition. D’ailleurs, de grisaille, mais aussi de courses en baskets et de communisme, il en sera question dans cette première journée très existentialiste. Les hommes face à eux-mêmes, les hommes face au système, une lutte sans fin : si tu continues à courir en rond, je te cloue l’autre pied.
Bébé Tigre, de Cyprien Vial
On commence en douceur avec un film off, dans la catégorie « Découvertes européennes », ici française. Bébé Tigre, où l’histoire de Many, jeune indien de 15 ans arrivé en France et qui, malgré une intégration réussie, se retrouve lié à son passé par le besoin sans cesse grandissant d’argent de ses parents au pays et l’ombre grandissante de son passeur.
Affublé du syndrôme de « la-caméra-qui-bouge-ca-fera-vérité » (coucou Claire Burger), le film s’empâte dans cette certaine tendance du cinéma « témoignage », et dont on questionne toujours la nécessité par cette simple phrase : dans ce cas, pourquoi pas un documentaire ?
Parcours adolescent n’évitant aucun des poncifs world-sociaux de ce genre de film (le passeur, père métaphorique à abattre pour renaitre, la France black-blanc-beur à la recherche d’un vivre ensemble sans pour autant renier le petit côté exotisme du quotidien, etc), trop écrit pour être stimulant, le film surprend toutefois par son amour sincère de ses acteurs (Harmandeep Palminder en tête, Stromae au regard triste du 93), tous non-professionnels et d’une justesse remarquable. S’il ne devait rester qu’une seule chose de Bébé Tigre, c’est cette tendresse qui engendre une forme de douceur dans la manière de les accompagner, et dont on espère qu’elle sera prochainement mise au service d’un scénario et d’une mise en scène à sa hauteur.
Paris of the North, de Hafsteinn Gunnar Sigurdsson
On plonge enfin dans la compétition et la grisaille avec Paris of the North, film islandais de Hafsteinn Gunnar Sigurdsson. Repéré aux Arras Days, pendant professionnel du festival où réalisateurs et scénaristes viennent pitcher leurs projets pour l’obtention de bourses, d’où il repartira bredouille mais avec un producteur, Paris of the North est avant tout l’histoire d’un homme qui court.
En l’occurrence Hugi, 37 ans, professeur dépressif au bord d’un fjord, qui n’a même plus l’occasion de noyer son vague à l’âme dans des torrents d’alcool, puisqu’il tente tant bien que mal de s’en sortir en compagnie de l’ex-mari de sa pseudo-compagne et du père de celle-ci, les deux seuls autres membres des alcooliques anonymes qui se réunissent dans la grande salle communale déserte « parce que ca sent trop fort le poisson ». Alors il tape le ballon avec son unique ami âgé de 10 ans, et attend vaguement que quelque chose survienne, quand débarque son père, vieille barrique ayant trop usé la vie sous forme de « Carpe Diem » et de 8.6 thailandaise.
S’il n’est pas totalement abouti dans sa proposition, la faute finalement à un scénario assez convenu (le fils cherchant à exister face au père, à devenir adulte sans imiter) et à un projet peut-être un peu trop ample, on ne peut que savourer la confiance que Siggurdson accorde à sa mise en scène. Faite de cadres frontaux très longs, comme de petites scènes successives (d’ailleurs, la première idée du père en arrivant n’est-elle pas de bâtir une terrasse/estrade ?), c’est d’elle et par elle que se tisse l’absurde de son univers nordique, à deux doigts d’une irréalité rappelant par instants le Kaurismaki des grandes heures.
Film sur nos médiocrités, Paris of the North séduit notamment par utilisation du paysage islandais, et de cette montagne gigantesque qui en sera d’ailleurs le dernier plan. Sans jamais appuyer son geste, elle signe une sorte de présence sourde qui bouche sans cesse l’horizon, comme un empêchement qui témoigne dans un seul mouvement tout à la fois de la morne tristesse d’Hugi et du sentiment ilien en général, où l’on court en rond pour avoir l’impression de bouger. Image de tout un film dont le but sera de faire vibrer ce cadre, mental et filmique.
Fair Play, d’Andrea Sedlackova.
Il semblerait qu’il se noue très vite quelque chose dans ce festival entre les gens qui courent.
Acte 2, donc : Anna, adolescente des années 80 en République Tchèque dont le père a fui à l’Ouest, et qui s’entraine pour les Jeux Olympiques. Lorsque les représentants du Parti lui imposent un nouveau produit, le Stromba, elle voit tout à la fois ses performances augmenter et sa santé se désagréger. Elle tente alors d’atteindre les Jeux sans produit, au désespoir du Parti et de sa mère, qui espérait profiter des jeux pour la faire fuir.
S’il ne manque jamais de rythme (Andrea Sedlackova est aussi monteuse), le film s’endort tout de même assez vite sur un schéma d’un classicisme rebattu : du choix du scope à la narration (les méchants du Parti, l’intello libertaire ou la mère courage, l’entraineur figure paternelle pour remplacer l’absence, etc), ou dans la méticulosité boutiquière de recréer l’ambiance pré-1989 pour « faire vrai », on reste dans les rails clairs d’un cinéma qui se voudrait hollywoodien, assez amusant retournement dans un pays où règne l’ostalgie.
Sujet en or, toutefois, et dont le classicisme forcené ne parvient pas à totalement éteindre la belle interrogation : celle d’une mutation, aussi bien politique que physique, et de la manière dont le corps peut devenir réceptacle du politique.
La question du corps a toujours travaillé les régimes fascistes, vecteurs physiques du succès d’une pensée. Et le dopage devient alors la métaphore du poison d’un système qui cherche à contrôler ses individus, à les briser pour les transformer en publicité, en vecteurs : ceux de la réalisation de l’homme supérieur, libéré soit par la race (nazisme), soit par le travail (communisme).
Et le film tout entier, à travers la position de la mère (qui dopera en secret sa fille, pour qu’elle puisse s’échapper) ou de la rébellion de la fille (qui refuse le produit pour disposer de son corps) témoigne de cette recherche de liberté, de position physique face à la contrainte (plier pour ne pas se briser ?), métaphore de tout un peuple, qui se résoudra dans un joli équilibre final : une forme de liberté individuelle du corps retrouvée au sein du système, la reprise de possession de soi au sein de l’espace clos du pays, mais sans porter le système. Des compromissions aux compromis, une révolution en baskets.
The Fool, de Yuri Bykov
Grisaille toujours : de système pourri et de gens qui courent, il en est à nouveau question dans la conclusion de cette première journée.
On reste à l’Est, avec cette fois-ci une Russie moderne épuisée, où un jeune plombier découvre par hasard une fissure gigantesque dans un immeuble pauvre d’une ville anonyme. Comprenant qu’il ne reste que quelques heures de répit avant l’effondrement, il tente d’avertir les autorités qui devront prendre la décision cynique et pratique de sauver ou non ces gens, ie. «comment s’en sortir sans trop de dégâts pour nos petites magouilles politiciennes. »
Fable un peu trop voyante d’un système vérolé au bord de l’effondrement, The Fool puise dans cette veine architecturale et métaphorique qui avait fait par exemple dans un autre genre fait la beauté du The Hole de Tsai Ming-Lian, où un trou mystérieux créait un lien entre deux appartements dans un monde gangréné par une horrible maladie. Mais là où le film de Tsai trouvait sa beauté en se résolvant dans de l’intime (le trou finissant par connecter la solitude des êtres), The Fool se pique d’embrasser à lui seul l’ensemble de la révolte de l’ex-bloc soviétique, oscillant sans cesse aussi bien dans son propos que dans son image (l’étrange lumière lynchéenne de la garde rapprochée de la maire dans une salle de restaurant) entre la fable et le naturalisme, le conte et le pamphlet.
Film en colère un peu adolescent, il s’épuise (et nous épuise) très vite à asséner son message du « tous pourris sauf James Franco », en l’occurrence l’acteur principal, sosie russe assez fade dans sa bonté sans borne, incarnation facile des hommes de bonne volonté perdu dans ce Margin Call des Kommunalka.
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