Thelma de Joachim Trier ( Suède, Danemark, France, Norvège, 2017)

thelmabanner-800x445Parfois, les meilleures surprises arrivent en toute fin de festival : si Thelma n’est pas le film le plus weird de la sélection, il est sans doute le plus bouleversant. Sur le thème de l’entrée dans l’âge adulte, de ses flottements où chaque larme résonne comme une tragédie, cela faisait longtemps que le cinéma ne nous avait offert une œuvre aussi forte, aussi pure, camouflant la douleur sous l’infinie douceur de sa forme et de sa narration. On suit donc les pas de Thelma, livrée à elle-même pour sa première année en faculté d’Oslo, avec ses angoisses, ses attirances, ses peurs. Un jour, elle est prise de crises qui ressemblent à de l’épilepsie, en réalité les premiers symptômes de bien étranges pouvoirs. Dans ce grand film sur le refoulé qui se matérialise, l’apocalypse intérieure extériorise le chaos. Par le biais du fantastique, la métaphore flamboie. Sans vouloir mettre tout le cinéma nordique sur un même plan, il y a parfois du Dreyer dans ce portrait poignant d’une jeune femme réagissant à l’emprise de la religion, à l’étude de cette échappée au carcan moral et éducatif, à la manière dont le monde détruit les êtres de l’intérieur, en tentant de les modeler dans le conformisme. Comme si rien n’avait changé. Certes, le point de vue de Trier contrairement au cinéaste danois, ne peut se résoudre au réconfort de la foi, sauf peut-être celle qui émerge de son propre moi. Il adopte toujours le point de vue de son héroïne, nous foudroyant de son regard désemparé.

It Follows avait magnifiquement traité de cela en évoquant le sombre héritage parental laissé aux enfants terrifiés par le sexe. C’est exactement ce que capte Trier ici, dans sa mise en scène aussi majestueuse qu’implacable. A l’instar de la photo d’It Follows, celle de Thelma s’inspire souvent du travail de Gregory Crewdson : le bizarre s’insinue subrepticement dans le réel, et les moments oniriques sonnent curieusement hyperréalistes : fascinante vision d’une anomalie dans la réalité, réalité fissurée, contaminée par les bouleversements de l’esprit. La musique d’Ola Fløttum, fidèle compositeur de Joachim Trier, et son thème entêtant baignent Thelma dans une mélancolie ouatée, enveloppante comme une onde attirante et trompeuse.

Thelma, c’est un peu un Carrie revisité par Bergman, aussi hypnotique que le fut Oslo 31 août. Nous n’oublierons pas Eili Harboe : elle porte l’énigme et l’interrogation en elle, la fragilité et la destruction, poignante et impénétrable dans l’apprentissage de la vie, dans l’apprivoisement de son propre mal. (O.R.)

 

Sweet Virginia de Jamie M. Dagg (USA, 2017)

Sweet Virginia est une jolie surprise, à la condition de ne pas s’attendre au pur polar que la scène d’ouverture semblait nous annoncer. Trois hommes sont réunis à la nuit tombée dans le bar de l’un d’eux, dans une atmosphère ouatée et quelque peu tendue. Le bar est fermé mais un client s’installe et tient absolument à être servi. La tension monte, le malaise est palpable. La mise en scène accroche : photographie tout en clairs-obscurs, beau découpage. On entre dans cette pesanteur, cette lenteur, que vient rompre une fusillade pressentie, préparée par une mise en place discrète et habile. Résultat des courses : trois morts, un tiroir-caisse vidé. Le ton semble donné. Une apparence seulement, puisque Jamie M. Dagg, contre toute attente, s’emploie ensuite à livrer une chronique, un instantané de la vie de plusieurs des personnages gravitant autour de l’intrigue : les veuves (Imogen Poots et Rosemarie DeWitt) de deux des hommes abattus, l’ancien champion de rodéo, amant de l’une d’elles, et même le tueur. Que l’intrigue avance si peu, constitue un parti pris des scénaristes, Benjamin et Paul China, qui font du versantSweet Virginia criminel une toile de fond sur laquelle peindre des caractères, des sentiments, des relations humaines. D’où une impression cotonneuse, un flou agréable, pour peu qu’on accepte de s’y laisser envelopper. Il y a quelque chose de beau dans cette manière de déjouer les attentes, de nous emmener sur d’autres rives. La tension, le malaise, la violence et le danger y font des percées, mais sans perdre de vue une affaire initiale traitée de l’intérieur, du point de vue des protagonistes. En se concentrant plus sur les remous provoqués en eux que sur une quelconque résolution policière, le film prend un chemin de traverse que l’on a plaisir à arpenter. On déplorera – mais ce serait le seul bémol – une caractérisation des personnages qui aurait demandé à être plus creusée, d’autant plus que les interprètes sont tous très bons. Sweet Virginia, c’est le nom du motel tenu par Joe (Jon Bernthal), l’ancien rodeo man exilé de sa Virginie natale. La nostalgie que l’on devine dans ce « sweet » se mue ici en douceur de filmer, dans une certaine contemplation, une apesanteur qui cerne les moments, les êtres. En contrepoint, la présence permanente du tueur, qui s’est installé au motel et devient de plus en plus inquiétant (le jeu tout en retenue de Christopher Abbott se teinte progressivement d’une sournoise bizarrerie), égrène le malaise par vagues.  Polar un peu à part, au ton très personnel, aussi intime que modeste, Sweet Virginia apporte un peu d’humilité à un genre codifié et souvent beaucoup plus musclé. (A.J.)

 

Les Bonnes Manières de Juliana Rojas et Marco Dutra (Brésil, France, 2017)

Les Bonnes ManièresSi trop souvent les films se suivent et se ressemblent, il arrive qu’une oeuvre nous émeuve et nous surprenne. Aussi, une bonne intuition ouvrit le chemin vers ce film franco-brésilien de Juliana Rojas et Marco Dutra, très belle incursion fantastique, pas exempte de défauts, mais dont l’audace emporte le morceau. São Paulo. Ana est une future maman fashion, vivant dans un appartement tout droit sorti d’un magazine de décoration, et à la recherche d’une nounou. Se présente Clara. Jeune infirmière réservée, en proie à des difficultés financières et mentant sur ses références, elle est cependant engagée suite à un concours de circonstances médicales. C’est surtout qu’un courant particulier a circulé entre les deux femmes. Leur relation sera l’un des axes du film, faisant évoluer Ana la délurée et Clara l’intériorisée. Si Les Bonnes Manières n’est pas une comédie, on y notera toutefois de-ci-delà un ton quelque peu décalé, comme un mystérieux point d’achoppement entre deux personnalités très différentes, qui se rejoignent. Avant que le fantastique ne s’immisce par l’entremise des mystérieuses crises de somnambulisme de Clara. Depuis sa réserve, Ana va passer d’infirmière, à amie et garde-fou, beau cheminement que l’on suit, la frivolité de la future maman se voyant tempérée par la douceur de celle qui l’accompagne. Ce beau chiasme est relayé par une mise en scène qui se joue de l’ombre et de la lumière : Ana vit dans le clinquant sans avoir conscience de son côté sombre (versant dans l’horrifique par bouffées qui rompent de façon marquante le ton du récit), se déployant Les Bonnes Manières 2dans de belles scènes nocturnes, tandis que Clara porte en elle, derrière ce visage aux traits parfois masculins et cet air souvent grave, une douleur qui lui fait rechercher la lumière, dans l’entraide, presque le sauvetage. À mi-parcours, le film opère une césure aussi surprenante que radicale, virage audacieux qui débouche sur un tout autre film. Nous faisons corps avec le conte, le récit, le style, nous acceptons ce que le film nous offre. L’utilisation des animatronics pour l’accouchement aurait pu être ridicule : elle aboutit à une séquence d’une force et d’une beauté émouvantes, la sauvagerie et l’innocence mêlées. Dans cette oeuvre qui se poursuivra comme une très belle variation sur la solitude de la différence et sur l’amour maternel, la cruauté du récit s’accompagne là encore d’une bienveillance faisant des Bonnes Manières un film privilégiant l’intime. On a rarement vu un regard aussi attendri sur la monstruosité, par le biais du dévouement de cette mère bien décidée à protéger le monde et son enfant de lui-même. On pardonnera au film quelques errances, quelques longueurs, et un emploi des CGI pas toujours heureux tant la proposition est belle et atypique. (A.J.)

 

Avant que nous disparaissions de Kiyoshi Kurosawa (Japon, 2017)

Après Le Secret de la Chambre Noire et Creepy, on retrouve Kiyoshi Kurosawa, pas encore aussi stakhanoviste que Sono Sion, mais ayant accéléré la cadence depuis quelques années, avec une fable SF ancrée dans un naturalisme qui nous ferait presque nous demander… où se trouve la SF ! Partout, et nulle part. Bien qu’il soit à tout bout de champ question d’extraterrestres et d’invasion, c’est bien la race humaine que Kurosawa ausculte à la manière d’un alien, tandis que l’argument fantastique prend des atours bien plus philosophiques que cosmiques. Trois aliens investissent, sur Terre, le corps de trois japonais (une ado, un jeune homme et un quarantenaire), afin de préparer leur invasion massive, induisant l’annihilation de la race humaine. Pour parvenir à leurs fins, ils doivent se familiariser avec les concepts humains. Famille, propriété, travail, amour, c’est bien simple, ils n’y connaissent rien. Leur savoir ne passera pas par le langage, la communication, le partage d’expériences. Ou plutôt si, mais leur manière de les intégrer se révèle irréelle. Tels des enfants sauvages de l’espace, naïfs et ignorants des composantes de base de la société, ils interrogent leur Avant que nous disparaissionsinterlocuteur et lui font visualiser la notion sur laquelle ils l’interrogent. Lorsque la notion est mûre dans l’esprit de l’humain, un simple « Je te le prends » ainsi qu’un doigt tendu vers le front font office de transmission. On notera d’ailleurs que Kurosawa n’use durant ces scènes d’aucun effet spécial, préférant la sobriété. D’où cette impression de film ancré dans le réel, au fantastique très ténu en dépit de son omniprésence. Ce que les aliens n’apprendront qu’après, c’est que leur manœuvre n’est pas un emprunt, un partage, mais un vol, la victime se retrouvant alors dénuée de la notion qu’elle venait d’expliciter. Ce serait tragique si Kurosawa ne prenait le parti de la comédie. Vous avez bien lu. Kurosawa – comédie. Dans la même phrase. Et le même plan ! Des scènes d’une drôlerie parfois franche (le patron intraitable se mettant à lancer des avions en papier suite à la perte de la notion de travail, ou ce gardien déboussolé par la perte de « moi et les autres »), parfois relative, voire amère (la petite sœur de l’une des héroïnes après avoir perdu le sens de la famille). On notera aussi un certain usage du contrepoint, comme cette musique entraînante accompagnant à l’avant-plan la jeune alien ensanglantée et tout sourire, et à l’arrière-plan un carambolage meurtrier. Au milieu de cette quête, nous suivons le cheminement d’un couple. Son corps à lui a été emprunté par l’un des trois aliens et il passe de l’absence d’affect et d’empathie à une étonnante humanité qui semble ressusciter l’homme qu’il remplace. Grâce à l’amour peut-être ? Shinji, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, devient le vecteur d’une réinvention de leur lien. Entre la candeur sentimentale et le pessimisme de la réflexion philosophique, Kurosawa ne tranche jamais, bien heureusement.  Mais l’invasion est bel et bien l’arbre qui cache la forêt. Dans Avant que nous disparaissions, le plan – quand on regarde bien diabolique et exterminateur – des aliens n’est finalement qu’un prétexte à scruter l’humain. On retrouve beaucoup ici la douceur qui baignait Vers l’Autre Rive, une simplicité empreinte de profondeur qui se révèle apaisante, comme un fleuve tranquille traversé de moments plus intenses. On n’est pas secoué, on est emmené, et Kiyoshi Kurosawa est définitivement un précieux guide. (A.J.)

Attack of the Adult Babies de Dominic Brunt (Grande-Bretagne, 2017)

On craignait, avec Attack of the Adult Babies, le projet en roue libre, pas drôle, tirant à la ligne.Attack of the Adult Babies Vraiment ? Des sexagénaires ayant le fantasme d’être dorlotés comme des nourrissons par des nurses en jupe courte ? Un groin à la place du nez (nous indiquent les quelques visuels du programme) ? Le sursaut instinctif l’emporta, conforté par la présentation de Joanne Mitchell, co-productrice et actrice du film, sur l’absence de limites ayant régné sur leur démarche et le caractère « crazy » de l’ensemble. Barré et tout sauf tiède, voilà le genre de film à même de recevoir des avis tranchés. On reste souvent pantois devant le spectacle de ces vieux bébés (ou bébés vieux) sirotant leur biberon, se soulageant dans leur couche (peu de détails nous sont épargnés) ou marchant à quatre pattes, le ventre bedonnant et le visage ridé, sans parvenir à déterminer si cela se révèle drôle ou malsain. Sans doute les deux à la fois. Jubilatoire et perturbant, le mélange entre ces traits forcés et le sérieux du contexte constitue la singularité du film de Dominic Brunt. L’institution, secrète car accueillant des personnages haut placés – il est même question du Ministre de la Santé !  –  est tenue par une directrice à la poigne de fer, qui mène son personnel à la baguette, recrues jeunes et jolies déguisées en infirmières sexy et obéissantes, dont le job consiste à être aux petits soins pour ces… messieurs bébés. Une tâche dont la nature confine à l’absurde, mais considérée avec la plus haute importance. Si le délire n’est pas gratuit, c’est qu’il ressort de cette dimension ubuesque, grotesque, triviale, une grande causticité, essence de l’irrévérencieux humour anglais, ici associée à une absence totale de bon goût, ce qui n’exclut pas une certaine stylisation (fétichisme des tenues, des rituels, belle photographie, sens du détail). À vrai dire, l’intrigue parallèle de cette famille contrainte par des malfrats d’aller récupérer un objet à l’intérieur du manoir sert peu le propos ou l’histoire. Le début du film, avec son montage très cut entre le manoir et la maison familiale, se révèle même agaçant. Mais l’aspect « chien Attack of the Adult Babies 2dans un jeu de quilles » (la mère de famille contrainte d’enfiler la tenue de nurse) développé ensuite apporte son lot de rebondissements. La belle mécanique huilée s’enraye, tout se dérègle, et les geysers de sang (du gore qui tache, outrancier et drôle) font leur apparition. Peu à peu également, le propos initial s’effiloche au profit de considérations mystiques encore plus improbables (le groin, on veut savoir pour le groin). Abandonnez toute rationalité, vous qui entrez ! Alors, seulement, vous goûterez au charme du grand n’importe quoi, servi par de surprenantes séquences animées, et en particulier un replay particulièrement réussi des moments clé du film en pâte à modeler (du gore en stop motion ? – qu’on est loin de Wallace et Gromit – on en redemande !). On ressort de là déboussolé et ragaillardi. (A.J.)

 

Kodoku : Meatball Machine de Yoshihiro Nishimura (Japon, 2017)

Kodoku 3Il est bon de savoir que lorsqu’on va visionner un film de Yoshihiro Nishimura ça va gicler, charcler et dépasser allègrement l’entendement anatomique. On y va pour ça. Partant de là, on n’est jamais déçu. Celui qui fourbit ses armes en latex en collaborant sur le Suicide Club de Sono Sion, ainsi que sur un certain Meatball Machine de Yudai Yamaguchi était passé à la réalisation de long métrage avec l’iconique Tokyo Gore Police, après notamment une suite, en court, du film de Yamaguchi, intitulée Meatball Machine : Reject of Death, en 2007. On retrouve ici la hargne des necroborgs, cyborgs extraterrestres parasitant les corps des humains ayant le malheur de se trouver dans leur zone d’élection (ici un quartier entier sur lequel s’est brutalement abattue une gigantesque cloche de verre quitte, au passage, à scier en deux un quidam) pour en faire des machines de guerre. Après une longue introduction très mesurée par rapport au reste du film – on y suit le quotidien peu réjouissant d’un réclameur de dettes à qui l’on vient de diagnostiquer un cancer, et tombé amoureux d’une libraire – destinée à camper le contexte et les liens entre les personnages avec déjà une touche d’étrangeté et de surréalisme (ces jeunes femmes aux longs cheveux blancs qui tracent une ligne blanche dans la ville), la chute de la cloche sonne le glas de la normalité. Le festin d’ahurissantes bizarreries, de boyaux et d’inventions cyberpunk toutes plus délirantes les unes que les autres peut commencer ! On reste admiratif devant l’hallucinante imagination déployée par Nishimura pour donner vie à ces créatures mi-humaines mi-technologiques (on entrevoit avec bonheur tout un pan artistique – Cronenberg, Giger – faisant s’entrechoquer la chair et le métal, mais ici dans une veine « splatter » outrancier), fier étendard des maquillages effets spéciaux dans ce qu’ils ont de plus libre, de plus inventif, de plus fou. C’est hors normes et totalement jouissif. Rien ne semble impossible, si tant est qu’il existe un cerveau humain pour concevoir tout cela. Délicatement déposés entre deux gerbes de sang, quelques instantanés poétiques surgiront au milieu de la barbarie, comme cette jeune naine aux ailes d’ange entonnant une magnifique chanson dans le décor très psyché d’un club underground. Le rythme du montage suit évidemment la cadence, le thème de l’affrontement aidant, pour nous servir un buffet à volonté (ad nauseam ? non, encore !) de flots sanglants, de visages humains à peine reconnaissables et déformés par la rage, d’anatomies explosant tous les codes, toutes les attentes, avec une touche d’humour noir qui rehausse encore le spectacle. Un véritable déluge complètement improbable, réjouissant et renversant, d’une beauté gore à couper le souffle. Foisonnant, détonant, ébouriffant. (A.J.)

Cold skin de Xavier Gens (France – Espagne, 2017)

http://fr.web.img6.acsta.net/r_1920_1080/pictures/17/07/06/14/48/172315.jpg« Nous ne sommes jamais très loin de ceux que nous détestons. Pour cette même raison, nous pourrions croire que nous ne serons jamais au plus près de ceux que nous aimons. »

Après l’horrible Frontières, nous n’aurions pas donné cher de la peau de Xavier Gens. Et pourtant progressivement, son cinéma s’est imposé comme beaucoup plus intéressant que ce premier essai totalement vide, comme en témoigna le très tendu The Divide pour sa première incursion américaine. Après cinq ans d’absence au cinéma, il revient donc à la réalisation en proposant sa lecture de La pell freda (la peau froide), roman d’Albert Sanchez Piñol paru en 2002 ayant acquis un statut quasi instantané de classique de la littérature fantastique espagnole. Nourri par des siècles de littérature fantastique et de voyage, quelque part entre l’épouvante lovecraftienne et l’aventure existentielle à la Conrad, La peau froide reliait de façon bouleversante et singulière l’imaginaire aux labyrinthes intérieurs. La Première Guerre mondiale achevée, une expédition se rend sur une île de l’Antarctique afin que le météorologue officier de l’armée (David Oakes) relève son collègue déjà en poste depuis une année. Une fois accosté, le gardien de phare (Ray Stevenson) apprend à l’équipage qu’il est le seul habitant de l’île, le scientifique ayant disparu. Le jeune homme rationnel désireux d’accomplir au mieux sa mission devra donc composer avec ce vieil homme rustre, n’aspirant qu’à la solitude qu’il partage avec une créature femelle d’origine aquatique. Cette cohabitation forcée va devenir nécessaire suite aux attaques nocturnes de ses congénères.

Ce qui pourrait ressembler au premier abord à un simple survival d’humains contre des monstres se révèle beaucoup plus riche et intéressant. En plus d’être écrivain, Albert Sanchez Piñol est anthropologue ce qui donne une épaisseur au récit. Si la description des deux hommes est à la fois physique, psychologique et sociale – leur évitant d’être des clichés -, il en est de même pour la créature les côtoyant. Techniquement très crédible, son allure, ses gestes, sa dextérité et son regard humanisent son apparence très organique. D’abord repoussant, le monstrueux se fait si proche qu’il se dote d’une sensualité inattendue. Les relations entre ces trois personnages ne cessent d’évoluer passant d’un sentiment originel à l’extrême opposé, jusqu’à suggérer l’idée même d’amour. S’en dégage un lyrisme très poétique et sensible, rappelant l’univers de Guillermo del Toro, porté par une superbe photo aux dominantes bleu gris. L’esthétique adoptée par Gens est à la fois classique et épique jusqu’à évoquer parfois les emportements de la peinture romantique.

Particulièrement impressionnant et anxiogène, le traitement des attaques nocturnes joue sur les points de vues, la perception de chacun, les feux dans la nuit : la peur du monstre est avant tout la peur de celui qu’on arrive pas à distinguer. Les jeux de lumières et la bande son y sont subtilement employés. Seul le son des créatures qui assaillent la demeure de l’officier lors de la première attaque nous terrifie. Trouvant refuge dans le phare, celui-ci se transforme en forteresse que les créatures escaladent. La lumière tournante du phare dévoile par intermittences la progression anxiogène de la horde, chaque fois plus grande et plus rapide. Pensant trouver le calme sur cette île, la transformation de ce jeune officier face aux événements bouleversera son identité.

La mise en scène accuse parfois des maladresses lorsqu’il s’agit de relier les séquences entre elles par des plans répétitifs de vagues tumultueuses ou de vues aériennes. Certes ils visent à suggérer l’ennui et la solitude, mais l’on sent Xavier Gens si soucieux de coller au livre qu’il est parfois un peu trop littéral et illustratif. Il lance parfois de merveilleuses pistes introspectives sans les développer, ce qui peut se révéler parfois un peu frustrant, offrant un beau conte là où le roman provoquait de vraies interrogations philosophiques. Pourtant y est esquissée cette réflexion autour de l’essence de l’homme, sa part monstrueuse, et particulièrement cette question autour de la légitimité d’un combat qui désignerait d’office son ennemi et son inférieur. Révélant ainsi l’inanité de tout esprit de conquête. C’est sans doute un des éléments les plus troublants que Xavier Gens parvient si bien à restituer. Au sein d’une sélection où l’indigence narrative était parfois criante, on se réjouit de voir une œuvre qui sache enfin raconter une histoire. Bien qu’imparfait, Cold Skin n’en demeure pas moins une des plus belles surprises de ce festival. (C.T. et O.R.)

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