L’Etrange Festival se poursuit en beauté : pas moins de 6 films ont charmé l’auteure de ces lignes, c’est dire ! dont deux au sens premier du terme, celui du sortilège : c’est le cas de The Field Guide to Evil et surtout de Perfect
Allons de suite gambader dans les champs du Mal de The Field Guide to Evil : ce film collectif à sketches est une bonne surprise. Certes, comme tout film de cette catégorie, il a divisé certains spectateurs qui semblaient rester sur leur faim, c’est la force et la faiblesse du genre : sa brièveté. Pas moins de 8 réalisateurs/trices de 8 nationalités différentes se sont collés à l’exercice avec un investissement tout sauf scolaire. Certains sketches de The Field Guide of Evil emportent davantage le morceau : la légende polonaise réalisée par Agnieszka Smoczynska (The lure), l’histoire de talisman maudit turc par Can Evrenol (dont Housewife, diffusé à l’Etrange festival l’an passé avait déjà partagé la rédaction ), la variation ludique US sur le thème de l’ami invisible dont Calvin Reeder est l’auteur et le conte muet de Peter Strickland, grande réussite formelle autour d’une princesse capricieuse qui cherche chaussure à son pied littéralement, voir plus, si affinités ! .. L’idée de départ est un pari excitant : 8 récits autour d’autant de folklores maléfiques à travers les âges. A l’arrivée, une homogénéité visuelle qui loin de lisser, tire vers le haut les cinéastes. Un véritable charme, étonnamment apaisant émane de ce projet pourtant basé sur des postulats diaboliques… En même temps, c’est logique : le propre du Diable n’est-il pas de séduire en captivant le sens et raptant la conscience ?
En ouverture du film: Le conte dit un mensonge qui est peut-être la vérité . Voilà de jolies variations autour de ce thème
Convaincue par Mandy et Life Guidance que mes collègues ont déjà défendu haut-la-main, Perfect me happe dès ses premières images. D’ailleurs, le film d’Eddie Alcazar est une sorte de pendant de Mandy, soit deux films-trip, dont Mandy serait la darkside of the moon et Perfect la bright side, même si au fond, une grande noirceur s’en dégage. Autre point commun avec Mandy : la drogue s’injecte dans l’œil… Déjà d’harmonieuses accointances se dégagent de son générique : la musique et (une partie de ) la production sont assurées par Flying Lotus, dont Alcazar a produit le cultissime Kuso ; le sound design fascinant dépend de Dean Hurley qui a déjà fait (dé)résonner la bande son de Twin Peaks-The Return. A la production, on trouve aussi Steven Soderbergh, qui n’est pas à une expérimentation près.
C’est bien d’expérimentation dont il s’agit ici et sur le plan cinématographique et sur celui du contenu lui -même. Ca passe ou ça casse : quelques spectateurs ont quitté la salle, furieux ou n’ont guère accroché, d’autres se sont laissés embarquer dans l’odyssée trouble du jeune héros.
Essayons de résumer le premier film – admirablement maîtrisé pour un premier opus – d’Eddie Alcazar. Une jeune homme sans nom (plus tard, il s’appellera le « messager » ou aura un numéro) git allongé auprès d’une jeune femme ensanglantée. Dans un état second, il appelle sa mère (tirée à quatre épingles et pas plus nette que son fils). Il atterrit dans une sorte de clinique high-tech, peuplé d’adolescents, comme lui : plutôt beaux gosses et pas très nets, où il est censé faire des « voyages » et « évoluer »…
La suite est un long périple mental, halluciné et archi trippant ou horripilant (c’est selon), convoquant les fantômes des premiers Cronenberg, d’Au Delà du Réel de Ken Russel et de Primers de Shane Carruth.
Perfect opère une fascinante mise en abyme puisque le spectateur expérimente la tentative d’évolution d’un héros qui, lui-même, est cobaye d’un centre de désintox mentale. L’image-superbe- est au diapason : très gros plans, abstractions, surimpressions, lumière rouge qui baigne la scène. Le cinéaste s’amuse parfois à brouiller les pistes, avec une esthétique très pub : des corps parfaits, habillés dernier cri, évoluent dans des paysages de cartes postales, car comme le dit la mère du jeune « Messager » qui a elle-même, traversé le miroir : » la perfection est horrible : elle nous détruira tous ». N’oublions pas que ce film s’appelle Perfect : perfection factice de cette esthétique, des visages lisses, des robots-mannequins, des intérieurs et tenues glamour, perfection d’un mental « clean »…
Le film est énigmatique, mais pas dénué d’intrigues et délivre un propos profond, voire métaphysique. Les dialogues sont rares, à l’instar des informations ; quand le « messager » croise une séduisante jeune fille, leur échange se limite à :
– Tu viens d’où ?
– Pas loin et toi ?
– Je ne suis pas d’ici…
Il faut accepter, tout comme eux, de se perdre dans l’espace-temps. Le jeune homme – comme ses pairs – va se lacérer le visage minutieusement et introduire dans la cavité de son épiderme des implants transgéniques. L’idée est de se « reprogrammer »… Expérience que vit à sa façon le spectateur, embarqué dans ce voyage psychédélique, dont le mantra pourrait être « C’est en entrant qu’on sort » : ce que dit la maman louche, à son fils aussi lisse à l’extérieur que tordu à l’intérieur.
Enfin, ne boudons pas notre plaisir avec le délicieusement camp : Fags in the fast lane, pépite auto-produite par l’australien Josh Collins sous obédience de la quadrature- plus que recommandable- de John Waters, Kenneth Anger, Leigh Bowery et Russ Meyer, dont l’égérie et ex-femme, Kitten Natividad joue d’ailleurs dans le film.
Déjà réalisateur d’une version kitsch – certainement irrésistible – de Barbarella : Perverella, Collins organise également des festivals de musique garage.
On se régale pendant 90 minutes des aventures de Sir Beauregard, super-héros gay (un mods qui aurait été s’encanailler avec Marlon Brando dans Scorpio Rising) parti avec son équipe à la recherche d’un pénis en or qui appartenait à sa mère (Kitten N) et qu’une bande de monstres de foires a dérobé afin de régner sur leur fief : Freaky Town. Au-delà de la promesse de plaisir divinement coupable, on découvre avec joie un cinéaste inventif qui sait suppléer au manque de moyens par de multiples idées. C’est un feu d’artifice de jeux de mots, décor pailletés et situations décalées : « Love me tender » dit le voyou dandy gay en agrippant la drag king à la Elvis ; le groupe garage les Mummies jouent devant un cimetière ; normal on est à Dullsville, la ville de l’ennui ! Bien sûr, c’est la course folle (dans tous les sens du terme) pour Freaky Town où l‘entrée est interdite aux gens dits normaux. Recalé au début, Beauregard dévoile son trésor caché et c’est (the) party !
Ce n’est pas si souvent non plus qu’on voit un film LGBT qui fait autant preuve d’humour et qui, tout en ne se prenant pas au sérieux, tient son sujet à cœur : un manifeste pour la différence, la multiplicité des genres et des sexualités.
Malgré son foisonnement de références, n’allez pas croire que Fags… est daté, au contraire. Car comme le dit si bien Natividad dans la maison de « professionnels du spectacle retraités » qu’elle préside (un genre de bordel senior !) « Old is new » !
Le rire est au rendez-vous de I feel good, dernier opus du redoutable duo Gustave Kervern/Benoît Delépine, parmi les plus précieux (et rares) empêcheurs de tourner en rond. Même s’ils se sont assagis depuis Saint Amour, les deux cinéastes font toujours preuve d’une insolence salutaire.
I feel good s’ouvre sur un plan désopilant : Jean Dujardin, peignoir blanc à la DSK, en déroute sur l’autoroute. Wanna be yuppie en bout de course, il rejoint sa sœur, Yolande Moreau, maniaco-dépressive, comme lui, mais qui, elle, a choisi le camp opposé : celui des pauvres. Elle travaille chez Emmaüs. Son frère Jacques, Dujardin résume leurs différends ainsi : C’est pas Karl Max qui va t’aider à avoir un jacuzzi ou une pergola . Or, il a une soi-disant grande idée : monter une société de chirurgie esthétique low cost…pour les démunis ! Ca s’appellera « I feel good »…
Le film fourmille d’idées et -comme toujours chez les deux compères – dégage une énergie frontale, punk, qui emporte le morceau. Dujardin, amoché, vouté, pérore des formules choc entre Séguéla et Macron. Un hyper libéral avec des grosses montées maniaques ! La mise en scène est toujours aussi percutante : « Il faut que tu sortes de ta zone de confort » assène Jacques à un brave gars de chez Emmaüs; le plan s’élargit et on découvre l’habitat pourri du type en question…
Seul bémol : un scénario un poil paresseux avec une morale finale, un peu sage en regard du reste. Il n’empêche qu’en sortant du film, on se sent bien, galvanisés par un cinéma poigne de fer, gant de velours- car, il y a de plus en plus de tendresse chez Kervern/Delépine.
Belle idée de cinéma que l’Ange du Nord de Jean-Michel Roux, soit une investigation et une exégèse autour d’une mystérieux tableau: « L’ange blessé » datant de 1904. Somme de trois ans d’enquête en Finlande, le film résulte d’un coup de cœur du réalisateur pour le visuel d’un CD acheté d’occasion, juste pour sa couverture. Six mois après l’achat, un ami finlandais de Roux, découvrant le CD lui dit qu’il s’agit du tableau le plus aimé des finlandais. Dès lors, le réalisateur a rencontré artistes ayant effectué des variations autour du tableau de Simberg, essayistes, professeurs, amateurs éclairés… Chacun donne sa version. Bon résumé de ces extrapolations par une femme qui contemple ce tableau au musée d’Helsinki : « Il y a de l’espace, de l’horizon pour la pensée ». Ce que va joliment traduire le cinéaste nous proposant des plans larges de la Finlande enneigée, baignée par une lumière mystique, à l’instar des croyances locales autour des anges et des elfes. L’image est superbe, les mouvements de caméras soignés : lents travellings, jeux de net/flou… Vers la fin du film, une femme interrogée sur l’Ange de Simberg pointe ce qui pourrait être l’essence – même du film de Roux : Nous n’avons pas besoin de résoudre tous les mystères, nous portons des énigmes en nous.
Parlant d’énigme, finissons par un film le film iranien Invasion de Shahram Mokri, aussi maîtrisé qu’opaque. Soit, un dispositif à l’œuvre dans une dystopie. Dans un futur proche où la lumière s’est raréfiée et les hommes vivent sous terre, une scène de meurtre est reconstituée ad aeternam. Le tout prend la forme d’un plan séquence (magistralement réalisé ) de 100 minutes, avec une énigme jamais résolue, des mobiles incompréhensibles, des personnages aux styles et physiques captivants et à la psychologie et aux objectifs inexistants.
Invasion a une esthétique très aboutie qui lui est propre, est incarné (bien qu’ici, ce verbe paraisse hors-sujet, tant tout le film tend vers l’abstraction) par des gueules indéniables. Le style néo-zombie pourrait faire des ravages à une prochaine fashion week : visages blafards et émaciés aux yeux cernés de rouge, vestes ou hauts noirs en cuir à motifs ajourés, tatouages gothico-tribaux identiques… On est fasciné un certain temps, puis las de ne rien comprendre, on finit par se demander si le brouillard qui nappe le film n’est-il pas une métaphore de notre cerveau, de plus en plus embrumé au fur et à mesure qu’avance le film ou plutôt ne recule, puisque la reconstitution non résolue du crime tourne en boucle. Le talentueux cinéaste, dit s’être inspiré du taz’ieh, un spectacle traditionnel iranien, reconstitution d’une scène de meurtre, comme un jeu de rôles. Le scénario a été co-écrit avec une dramaturge de théâtre. Au cours du bref débat qui suit la projection, Shahram Mokri ne simplifie jamais son tortueux synopsis, répondant par des pirouettes du type : « il faut revoir le film une seconde fois pour comprendre tel détail » ou encore « Ah ! ca, moi-même, je ne sais plus pourquoi j’ai mis ça ». Un gout du mystère qui peut fasciner ou lasser, c’est selon.
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