À l’heure de dresser un petit bilan des festivals de juillet, retournons dans ce champ normand où pointe un chapiteau de cirque rouge fait salle de cinéma, à côté d’un autre cinéma bucolique, en plein air, doublé d’un lieu de concert jazz dont les sièges sont de paille. À Conteville, près de Honfleur, tous les ans depuis six ans le premier week-end de juillet, au festival Les Filmeurs, « en liberté », comme dit l’affiche, on a l’impression de remettre les pendules à l’heure. Pendant trois jours, on balaie les a priori et les idées préconçues et on se laisse porter, gentiment et affectueusement quoiqu’avec une fougue et un élan vigoureux, pour voir se réaffirmer un cinéma qui ne s’assujettit à aucun format, un cinéma qui n’a rien à voir avec tous ces films vus d’avance qui se consomment puis s’oublient, un cinéma qui se vit comme une expérience.
Les conditions y sont pour beaucoup. Dans le cadre champêtre sus-décrit, parmi les chouettes et les libellules, un film comme Dans les bois du Lituanien Mindaugas Survila, fruit d’années passées dans la forêt au plus près de sa vie et ses bruissements, donne toute sa mesure. On peut s’y abandonner, se laisser subjuguer sans réserve, car au-delà de son cadre charmant, le festival crée un environnement humain plein de mansuétude où chacun peut, simplement, être, former avec les autres une mini-société toute douce et drôle et ouverte, un peu utopique finalement. Ici, on se rencontre, et on rencontre les auteurs des films présentés, et puisqu’ils proposent des périples dont l’issue n’est jamais jouée, dont le cheminement se poursuit quand le spectateur le découvre et continue après, en lui et dans le dialogue avec les autres, on échange, et on change, un peu, aussi, comme à chaque fois qu’on vit quelque chose d’un peu rare.
Car ce n’est pas tous les jours qu’un pupille de Truffaut comme Jean-François Stévenin vient présenter, à grands renforts de détails et d’anecdotes sur ses expériences aux côtés du cinéaste, son premier film en tant qu’acteur, le délicieux L’Argent de poche (1976), puis son premier film en tant que réalisateur (et comédien), Passe montagne (1978), inénarrable récit d’une vaste cuite jurassienne avec un Parisien de passage incarné par Jacques Villeret. Les festivaliers ont également eu l’occasion de découvrir le travail d’un autre acteur passé derrière la caméra, bien plus récemment : Samir Guesmi, qui accompagnait Andalucia d’Alain Gomis (2007) mais aussi son court-métrage C’est dimanche ! (2008), une oeuvre très touchante qui déploie avec beaucoup de délicatesse toutes les ressources du médium cinématographique pour parler d’incommunication entre un père et un fils, et va trouver un prolongement dans son premier long-métrage, en cours de post-production.
Les passeurs passionnés auxquels on doit ce chouette rendez-vous estival – Emmanuel Broche l’instigateur filmeur, dont chaque intervention enflammée galvanise tous les présents, ainsi que la programmatrice Charlotte Rochon et Sabrina Leroyer qui coordonne tout (notons à cet égard qu’ici, aux joies de la culture s’ajoutent celles des libations et ripailles, le tout local et bio, cela va sans dire) – veillent bien également à croiser ces explorations de gens de cinéma avec celles de prometteurs étudiants qui eux aussi cherchent, et observent sous tous les angles. Ainsi, Matthieu Liénart, élève à l’École de la Cité du Cinéma, a choisi de dépeindre dans son court-métrage L’Albatros la tragédie d’un grand chagrin d’amour de bas en haut et de haut en bas, au rythme d’un bondissant numéro de cirque aux couleurs vives et contrastées. Dans La Douloureuse, Le Togolais Préféré Aziaka a quant à lui placé successivement sa caméra au-dessus et sur le côté (à hauteur du regard de son fils) de la couche où gémit une femme que sa famille ne peut aider, faute d’argent pour lui procurer des médicaments, pour nous faire assister impuissants, comme cet enfant et cet homme, au spectacle d’une mort lente et certaine qui était pourtant évitable. En aimantant ainsi le regard du spectateur vers cette agonie, en l’intégrant à sa durée insupportable, c’est à l’humanité et l’entraide qu’il voulait faire appel, dit-il, puisque l’État est absent et qu’il faut donc faire autrement.
Ces deux projections ont été suivies de celle de Retour à Genoa City (Prix illy du court-métrage à la Quinzaine des Réalisateurs en 2017) où, en partant de l’idée de faire raconter à sa grand-mère niçoise plus de 3500 épisodes des Feux de l’amour (qu’elle suit quotidiennement depuis 1989), et de nous faire entrer du même coup dans l’univers où il a grandi, Benoît Grimalt s’est retrouvé, croisant les destins et les visages de l’univers fictionnel présidé par Victor Newman avec ceux de ses parents, retournant l’écran, à filmer l’atonie de sa famille d’immigrants qui, partie d’Italie pour vivre d’abord en Algérie, semble s’être entièrement immobilisée, esprit et corps, depuis que ce pays n’est plus qu’un souvenir bleu de l’autre côté de la Méditerranée. Ainsi, d’un projet un peu cocasse sur les invraisemblables péripéties sans fin d’une famille américaine imaginaire, le photographe-réalisateur a fait un récit intime tendre, mais cruellement lucide et teinté de mélancolie.
Le troisième jour du festival, deux films qu’on peut qualifier d’essais, pour le caractère expérimental de leurs démarches comme pour les résultats totalement édifiants qu’elles ont produits, ont laissé le public pantois par leur redoutable intelligence et implanté en chacun le germe de réflexions d’une pertinence et d’une actualité bluffantes – absolues pourrait-on dire, car elles valent et vaudront en tout temps et en tout lieu – qui ne manqueront pas de se prolonger longuement dans les esprits, à tel point qu’on pourrait dire que ces travaux sont de ceux dont on sort légèrement différent.
Dans le cas de 74, la reconstitution d’une lutte (2012) des Libanais Rania et Raed Rafei, réalisé pendant le Printemps arabe, c’est une réflexion politique étonnamment exhaustive qui se bâtit devant nos yeux à travers un dispositif des plus minimalistes (le rapport économie de moyens/portée du propos est en lui-même assez renversant). L’idée était de reconstruire avec des protagonistes contemporains dans l’ordre chronologique, jour après jour, des événements survenus à Beyrouth en 1974, à savoir l’occupation de l’Université américaine par sept représentants d’élèves pour protester contre l’augmentation des frais de scolarité. Dans quelques pièces nues, habillées seulement du nécessaire pour vivre le siège et des grandes idées de chacun, unies par un élan commun, ces jeunes gens tous différents entre eux débattent avec une intégrité et une sagacité vivifiantes de l’impérialisme d’abord, puis, en confrontant leurs positions, questionnent la démocratie, la représentation et la responsabilité politique, la part des dogmatismes y compris dans leur débat ouvert. Ils prennent acte de leur pluralisme, interrogent le bien-fondé même de leur entreprise, leurs motivations et leurs objectifs, la possibilité même de la lutte, si même dans ces conditions « idéales » on reste en fin de compte impuissant…
Quelle folie de Diego Governatori est une tout autre bestiole, mais non moins illuminante. Guidé dans sa parole par un réalisateur qui se fait son partenaire dans sa démarche de décryptage de son mode de fonctionnement, Aurélien Deschamps, un autiste éminemment « fonctionnel » qui n’en reste pas moins totalement prisonnier de sa différence fondamentale, décrit son fonctionnement psychique, ses manifestations dans le langage et le dialogue (ou plutôt l’absence de…), l’échec extrêmement douloureux qu’il vit à chaque instant malgré les mécanismes de compensation par lesquels il s’efforce de rendre supportable son handicap et la violence totale de ce constat d’être irrémédiablement « à côté », à côté du social, donc de l’humain. Placé par Governatori au beau milieu des folles fêtes de San Fermín à Pampelune, Aurélien décrit l’autiste comme un anthropologue qui saisit d’emblée l’aberration des systèmes symboliques et prescriptions implicites qui semblent évidents à tous les autres mais l’excluent, et soudain, parmi la foule surexcitée des touristes affublés de foulards rouges qui persécutent des taureaux aussi égarés et énervés que notre sujet et ne savent plus où donner de la tête, l’absurdité de la situation est telle qu’on prend la mesure de ce que détaille Aurélien, qu’on se rapporte soudain à celui qui ne peut se rapporter à nous. On entrevoit soudain, devant la folie du monde qui est le nôtre et que nous acceptons tel quel, le bien-fondé de la pensée autistique qu’il parvient à détailler pour nous. Et si c’était à nous de s’adapter au fou…
En résumé, pouf pouf, Les Filmeurs, c’est un festival qui se vit, une expérience qui offre chaleureusement, en toute simplicité – grâce à cette simplicité qui permet de lâcher prise et sortir des schémas le temps d’un long week-end –, la possibilité d’écouter ces paroles et de vivre pleinement les expériences changeuses que proposent tous ces films et de les emmener ensuite avec soi, loin de la Normandie ou pas, jusqu’au prochain juillet.
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