C’est désormais une petite tradition. Comme chaque année, arrivés les derniers jours de juin, on enfile le marcel, verres fumés et cabas en tirette, et on file à Paris Cinéma, l’incontournable festival de l’été. Au menu cette année : un bel étal d’avant premières venues de Cannes ou d’ailleurs (les derniers Polanski, Kechiche, Doillon…), un copieux panorama du cinéma belge avec en figures de proue les réalisateurs Joachim Lafosse et Felix van Groeningen, des invités honorés : Asgar Farhadi et l’actrice Natacha Régnier, quelques coups de rétroviseurs avec Alain Robbe-Grillet plus une poignée de classiques restaurés, et en guise de douceurs, quelques films animés pour petits ou grands, dont un hommage à William Kentridge, le réalisateur sud-africain.
On se rendra en priorité au QG du festival, pour voir si de nouveaux immeubles y ont poussé (sur la désormais gracieuse Avenue de France) mais on pourra aussi se cabas-porter, dans les limites de notre ubiquité, dans les milles autres lieux qu’investit le festival : de l’institutionnel Forum des images jusqu’au classique Grand Action, en passant par le cinéphilique Nouveau Latina et l’egyptomaniaque Louxor (liste non exhaustive).
Mais pour l’heure, c’est la sélection officielle du festival qui va nous occuper. Qu’est-ce donc? Une sélection internationale de films, premiers ou non, dans les catégories cinéma indépendant ou cinéma d’auteur, qui nous fait faire un tour du monde cinématographique (Brésil, Géorgie, Singapour, Israël, la Turquie, Solférino et j’en passe). A la clef, de multiples prix pour soutenir la sortie du ou des films primés : une campagne promotionnelle sur les colonnes Morris et les "sucettes" d’abribus ou sur tout type de médias (presse, radio, blogs, réseau sociaux…). Entamons donc notre parcours dans les allées et les contres de cette sélection.
Ilo Ilo d’Anthony Chen (Singapour). Sortie en salles le 4 septembre 2013
Ilo Ilo est un film délicat que nous placerons, par souci de ne pas l’abîmer, tout en haut de notre panier. Le film se situe à Singapour à la fin des années 90 dans un contexte de grave crise financière. Pour faire face au comportement difficile de son petit garçon Jiale, un couple de quadragénaires engage Teresa, une jeune femme venue des Philippines. La chronique nous montre l’évolution de la relation entre Jiale et sa nourrice, de prime abord conflictuelle, avec en contrepoint les brimades quotidiennes que subit Teresa. Sans cesse rabaissée à son double statut d’immigrée et de domestique, elle ne trouvera son salut qu’entre les bras de son petit persécuteur. En parallèle, les parents traversent eux-mêmes leurs propres turbulences : le père vieillissant est en manque de confiance et d’autorité, la mère est irritée par une grossesse qui arrive à terme, et le spectre de l’endettement associé à celui du chômage les rend tout deux chaque jour un peu plus étranger l’un à l’autre. Dans ce contexte de désunion et de crise, la modeste Teresa, le temps de son bref passage, jouera un rôle crucial : elle contribuera à l’équilibre des relations et au maintien éphémère de l’unité familiale.
Ce thème, du domestique humilié qui finit par s’imposer en rendant son humanité à ses employeurs, n’est pas d’une grande originalité en lui-même et on pourrait craindre que le film s’enfonce dans la bienpensance et les bons sentiments. Pourtant
Ilo Ilo parvient à s’imposer, non seulement parce qu’il dresse, à travers sa chronique, une radiographie assez inédite de la société singapourienne, mais également pour la force d’une mise en scène dont l’apparente simplicité n’est que l’envers d’une grande élaboration. A ce titre, le jeune réalisateur Anthony Chen témoigne d’une maturité formelle très impressionnante. Fin portraitiste, il dépeint chacun des personnages équitablement, y compris les parents qui n’ont pourtant pas le bon rôle. Cet équilibre du point de vue, exempt de manichéisme, est soutenu par une utilisation habile de l’appartement familial et des quelques espaces extérieurs qui agissent comme autant de respirations pour sortir de l’oppression domestique, qui n’est que l’expression intériorisée d’une oppression plus globale, culturelle et économique, que les personnages subissent au dehors. Ainsi se rejoue en intime la pantomime de cette lutte pour la survie et le pouvoir, dans un petit théâtre de gestes, regards et non-dits. Tout deux victimes collatérales de la pression que subissent les parents, Thérésa et Jiale, en bons compagnons d’infortune (et de chambrée), sauront y puiser une forme de solidarité.
Loin d’être un film étouffant ou misérabiliste,
Ilo Ilo brille littéralement par sa photographie lumineuse et légèrement veloutée, ainsi que par la douceur de son regard par delà la dureté des rapports sociaux qu’il décrit. La beauté de sa mise en scène provient du battement presque organique de son montage où s’alternent sans mécanisme plages de tension et de respiration. Ce sont ça et là de beaux moments d’accalmies descriptives mais aussi de brèves échappées de liberté que les personnages s’accordent au dehors. Le film instille sans moralisme une petite philosophie très humaine de la survie, celle que ses personnages opposent à la crise économique et surtout à la faillite plus intérieure, d’un modèle éducatif et social répressif, qui éprouve leur capacité à constituer une famille unie. Au-delà de la grisaille supposée de son sujet, ce que le film donne à voir, c’est surtout une double vision pleine d’ingénuité et de fraîcheur : celle de l’étrangère Térésa mais également celle de Jiale, sorte d’enfant "sauvage" dont on suivra l’une des grandes étapes initiatiques. Le déficit d’amour et de tendresse, ainsi que la hantise des lendemains, trouve ainsi un remède, dans la force quasi amoureuse que s’échangent Jiale et Teresa une fois passé leur affrontement. Au terme de ces quelques moments partagés, ne restera à Jiale pour se consoler qu’une pincée de cheveux arrachés dans un dernier geste moins violent que désespéré.
Prince Avalanche de David Gordon Green (Etats-Unis. Sortie en salles le 20 novembre 2013)
Prince Avalanche a tout de la pochade aguicheuse avec la promesse de drôlerie et de fantaisie qu’il semble nous vendre. Dans un recoin reculé du Texas, deux employés saisonniers chargés de peindre les bandes jaunes de la signalétique routière, vont se livrer un affrontement générationnel aussi burlesque que grotesque sur fond de rupture amoureuse. Parodie de "survival" qui tourne cours vu le manque d’endurance de ces "trenta
et quinqua génaires" engourdis,
Prince Avalanche est également ponctué de percées poétiques : un mystérieux camionneur surgit à l’improviste pour abreuver les deux employés en alcool très très fort et une vieille dame fantomatique erre dans les bois parmi les vestiges d’une maison consumée à la suite d’une vague d’incendie. Entre ces deux extrêmes, on trouvera, au cœur du film, l’un des ressorts les plus éculés de la comédie américaine, soit la chronique de notre couple burlesque de saisonniers, forcément mal appareillés, qui par delà son apparente incompatibilité, va finir par fraterniser au terme d’une longue beuverie hallucinée. Fable de l’immaturité et de la tolérance d’un moralisme assez entendu, Prince Avalanche pêche surtout, par delà son aimable bric à brac, par sa mise en scène, qu’on jugera tour à tour académique ou clinquante. Que de ralentis et d’hymnes rock (sur)mixés à fort volume pour convaincre de la jeunesse d’un film aux effets un peu trop médités! Disons-le tout net, "
Prince Avalanche" a tout du film-clip indépendant, sympathique mais peu consistant au mieux, prévisible voire accablant au pire.
A l’image de son titre, bricolage de burlesque et de poétique, on lit beaucoup trop d’intentions dans le film de David Gordon Green mais bien peu d’invention et de fraîcheur pour les soutenir. On s’en tiendra donc à ce catalogue imagier très professionnel et assez agréable au demeurant.
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