Après leurs retours sur les nouveautés présentées en avant-premières, Jean-François Dickeli et Vincent Nicolet reviennent, dans cette seconde partie, sur leurs films coups de cœur des diverses sections rétrospectives de la 11ème édition des Hallucinations Collectives. Certains des films projetés ayant déjà été chroniqués dans ces colonnes par le passé (The Lords of Salem, Goto, l’île d’amour, Spider) ils se concentrent ici, sur sept autres moments forts du festival.

La Panthère Noire (The Black Panther) de Ian Merrick (Grande-Bretagne, 1977)

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La Panthère Noire (Copyright UFO Distribution)

Adapté de l’histoire vraie de Donald Nielson, un braqueur en série ayant défrayé la chronique en Angleterre avec pas moins de quatre cents vols, se finissant bien souvent dans un bain de sang, entre 1967 et 1974, La Panthère Noire est le premier long-métrage d’Ian Merrick, jusque-là producteur de quelques séries B. Le film, qui suit scrupuleusement le parcours du criminel, surnommé « the Black Panther », connaîtra de nombreux problèmes avec la censure et les nombreuses ligues de vertu, le pays étant encore sous le choc de ce fait divers toujours présent dans les mémoires (Nielson a été condamné à perpétuité en juin 1976). Il faudra attendre 2012, et sa remasterisation par le British Film Institute, pour qu’il obtienne, enfin, la reconnaissance qu’il mérite.

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La Panthère Noire (Copyright UFO Distribution)

La Panthère Noire se distingue, en premier lieu, par sa radicalité, par son choix de suivre le point de vue d’un antihéros violent et détestable, dans sa vie privée comme dans ses méfaits. Dès le générique d’introduction, Merrick le présente comme un individu méthodique et organisé, paré à affronter toutes les situations, quelque part entre le membre d’un commando d’élite et un survivaliste. À partir de cet instant la caméra ne lâchera plus la figure de Nielson que lors du dernier acte, basculant l’attention vers d’autres personnages, jusque là absents de l’intrigue. Si ce brusque changement de perspective ne s’avère pas, forcément, le choix le plus heureux (rompant tardivement avec le partis pris initial en le ramenant sur le terrain, plus balisé, du thriller policier), il n’enlève rien à la force du film, sorte de plongée, glaçante de réalisme, dans le quotidien d’un sociopathe. Cette volonté d’immersion est retranscrite, formellement, par le choix du cinéaste de la caméra épaule pour la plupart des plans et par une absence quasi totale de musique, renforçant la brutalité et le caractère cru et réaliste des scènes de violence, comme ces nombreux braquages de bureaux de poste qui virent au massacre. Une approche délestée de tout artifice qui préfigure le traumatisant Henry, Portrait d’un Serial Killer de John McNaughton (1986) dans son ambiance délétère, dénuée de toute empathie envers le meurtrier. Le réalisateur construit son récit en suivant froidement son protagoniste, d’un crime à l’autre, de la préparation méticuleuse de ses plans à leur exécution, au sein d’une Angleterre rurale et glauque aux paysages gris, évoquant l’excellent The Offence de Sydney Lumet (1972). Il en résulte une atmosphère malsaine et malaisante qui permet au trouble de s’installer, mais dont le cinéaste s’amuse, néanmoins, en se jouant de cette figure de génie du mal à de nombreuses reprises, surprenant, ainsi, le spectateur.

 

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La Panthère Noire (Copyright UFO Distribution)

Bien que présenté comme surentraîné et méthodique, Nielson (formidable Donald Sumpter) se révèle aussi maladroit et balourd, perdant de son aura inquiétante dès qu’il passe à l’action, faisant des scènes de braquage des séquences parfois gaguesques où il se prend littéralement les pieds dans le tapis avant de basculer, en un clin d’œil, dans la barbarie et l’horreur pure. Son organisation « parfaite » se heurte à la réalité du terrain et à des compétences qu’il surestime peut-être, et les poussées de violence résonnent, ainsi, comme l’illustration de sa frustration de ne pas réussir à être son fantasme de parfait braqueur, efficace et insaisissable. Il s’en dégage une forme d’ironie critique, le personnage étant un traditionaliste, misogyne et autoritaire, un ancien soldat se comportant en tyran au sein de son foyer (comme dans cette scène où il donne ses instructions à sa femme et sa fille, au garde-à-vous, avant un dîner). Mégalomane et égocentrique (il collectionne les coupures de presse faisant état de ses crimes et admire longuement les photos des exactions commises lorsqu’il était à l’armée), le réalisateur le cadre souvent s’admirant devant son miroir, faisant des exercices ou reprenant une posture militaire, comme une nostalgie de ses jeunes années. Au détour d’une séquence, il le filme même en train de se fabriquer une arme artisanale et s’entraînant devant sa glace à l’instar du Travis Bickle de Taxi Driver. Même passé de soldat, même violence intérieure, même besoin d’exister aux yeux de la société, mais Nielson, lui, n’est intéressé que par l’argent, les biens matériels, et non par une volonté de justice. Il est cynique, déterminé et calculateur et ses meurtres ne sont pas le fait d’un sadisme ou d’un goût prononcé pour le sang, mais symbolisent un détachement et un désintérêt total pour la vie humaine. Merrick pousse l’ironie jusqu’à montrer le criminel sous un jour profondément pathétique, comme lorsque, ému par un soap opéra diffusé à la télévision, il se cache de sa fille pour pleurer. Le grand soldat habitué aux films de guerre, qu’il regarde en boucle, se mue en petit garçon à la larme facile. La séquence est d’autant plus marquante qu’elle est suivie par une scène où il injurie son épouse, comme coupable de s’être senti faible, déversant toute sa haine sur ses proches, obligé de faire disparaître toute trace de sensibilité. Cette volonté de force, de rigueur, de compétitivité, véritable obsession de cet antihéros, renvoie à l’attachement aux valeurs conservatrices et libérales d’une Angleterre sur le point de basculer dans l’ère de Margaret Thatcher. À la fois ridicule et terrifiant, déterminé et malhabile, Ian Merrick fait du monstre Donald Nielson un vrai personnage de cinéma au cœur d’un long-métrage cru, dérangeant et réaliste, probablement en avance sur son temps et définitivement à redécouvrir. (J-F.D.)

Soirée « Chic Corée » : Welcome to Dongmakgol de Kwang-Hyun Park (2005) & The Fake de Yeon Sang-Ho (2013)

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Welcome to Dongmakgol (Copyright D.R.)

Temps fort cette 11ème édition, la fameuse soirée du vendredi soir, soit ici, un double programme consacré au cinéma sud-coréen baptisé « Chic Corée » (on vous laisse apprécier le jeu de mots).
C’est un fait qui n’aura échappé à personne, depuis les années 2000, plusieurs cinéastes de premier plan venus de la Corée du Sud ont émergés sur la scène mondiale : Park Chan-Wook (Old Boy/Sympathy for Mister Vengeance/Mademoiselle), Bong Joon-Ho (Memories of Murder/The Host/Snowpiercer) ou encore Na Hong-Jin (The Chaser/The Murderer/The Strangers) pour ne citer que les plus connus. Véritable vivier créatif, la Corée du Sud regorge de pépites et leurs cinéastes sont de plus en plus présents dans les grands festivals mondiaux. En 2017, Okja de Bong Joon-ho et Le Jour d’après d‘Hong Sang-Son représentaient la Corée du Sud en compétition au festival de Cannes, cette année, c’est à Lee Chang-dong (Poetry/Secret Sunshine/Oasis) avec Burning de représenter le pays du Matin Calme sur la Croisette. Reste que cette exposition est loin de bénéficier à tout le monde, et certains films ont encore du mal à trouver le chemin des salles obscures. En France, le dernier long-métrage de Kim Jee-Woon (2 Sœurs/A Bittersweet Life) The Age of Shadows s’est contenté d’une sortie vidéo, l’excellent Battleship Island de Ryoo Seung-wan, carton au box-office local lors de l’été 2017, a vu sa sortie cinéma sacrifiée (1 salle à Paris la semaine de sa sortie), A Taxi Driver avec Song Kang-ho (l’acteur fétiche de Bong Joon-ho notamment) autre carton monstre de l’été 2017 devrait sortir directement en vidéo… Les deux films programmés par l’équipe des Hallus, Welcome to Dongmakgol de Kwang-Hyun Park (2005) et The Fake de Yeon Sang-Ho (2013) avaient comme point commun – en dehors de leur nationalité – d’être inédits dans les salles françaises et demeurent, de fait, relativement méconnus. Le premier est disponible sur Netflix, quant au second, il sortira prochainement en Blu-Ray et DVD (le 9 Mai). Deux œuvres qui, en plus de témoigner de la bonne santé du cinéma Sud-Coréen, illustrent de part leurs approches et caractéristiques bien différentes, sa grande diversité.

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The Fake (Copyright D.R.)

Welcome to Dongmakgol est le premier long-métrage de Kwang-Hyun Park, jusqu’alors réalisateur de publicités et d’un court-métrage intitulé My Nike dans le film à sketches No Comment. Il s’agit de l’adaptation d’une pièce de théâtre de Jang Jin (Man on High Heels), lequel était tombé sous le charme du travail de son compatriote en découvrant No Comment au point du lui « donner » ce scénario et de produire le film. L’année de sa sortie, Welcome to Dongmakgol rassembla plus de huit millions de spectateurs, devenant le plus gros succès de l’année et figurant à l’époque parmi les plus gros succès de tous les temps. Pourquoi face à un tel plébiscite ce film a du attendre l’année 2017 – 12 ans après sa sortie ! – pour atterrir discrètement dans les algorithmes d’un géant de la SVOD ? La seule hypothèse que l’on serait prêt à formuler tiendrait au fait que, dans la tête d’éventuels distributeurs, il traite d’un conflit supposé opaque pour le public occidental. Nous sommes, pourtant, face à une œuvre ouvertement grand public et populaire au sens noble du terme, donc, à ce titre accessible à tous. Fin des spéculations, rentrons dans le vif du sujet, le récit se situe en 1950 en pleine guerre de Corée. Smith, un pilote de l’US Navy s’écrase dans les montagnes coréennes, il est secouru et soigné par les habitants d’un village reculé de la civilisation, appelé Dongmakgol, « le village qui vit comme un enfant » si l’on traduit littéralement. Pendant ce temps, des troupes du sud et du nord s’affrontent non loin delà. C’est ainsi qu’un groupe de trois soldats nord-coréens et un autre de deux soldats sud-coréens se rencontrent dans ce village. Après un premier contact explosif, ils vont commencer à cohabiter dans un contexte où les habitants semblent tout ignorer du conflit qui fait rage autour d’eux…

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Welcome to Dongmakgol (Copyright D.R.)

Œuvre pacifiste et réconciliatrice, à la fois utopique et lucide, Welcome to Dongmakgol, jongle entre les registres (comédie, drame, guerre), en faisant le choix d’un optimisme contagieux pour mieux dénoncer la nature absurde du conflit dépeint. L’ouverture donne le ton, en quelques secondes à peine, le cinéaste confronte fantaisie et réalisme, au moyen d’un découpage cut et précis, aux plans évoquant des cases de bande-dessinée, influence qui se vérifiera à plusieurs autres occasions. On commence par un travelling arrière démarrant sur le visage d’une jeune fille souriante, avant de dévoiler, peu à peu, un jardin fleuri resplendissant autour d’elle sur fond de musique féerique – composition signée Joe Hisaishi, célèbre collaborateur d’Hayao Miyazaki et de Takeshi Kitano, ne s’exportant que très rarement hors du Japon – subitement interrompu par le plan d’un avion donnant la sensation d’être sur le point de s’écraser sur l’écran. Un sens de la rupture qui fait instantanément mouche, également utilisé pour introduire les autres protagonistes, mettant ainsi en évidence, dès leur entrée en scène, à la fois leurs rôles et leurs contradictions intérieures. On pense au personnage du commandant Lee Su-Hwa, refusant d’abandonner ses soldats blessés malgré la pression, de son sous-officier prêt à aller au putsch, sauvé in extremis par une attaque du camp ennemi. Peu après, ces « sauveurs » inattendus abattent froidement l’un des survivant blessé et incapable de se défendre, on passe ainsi en une fraction d’images de l’humanisme à la cruauté pure. La tonalité positive de l’ensemble du film n’exclue pas les pics de violence graphique, les dénouements tragiques, les rappels brutaux à la réalité, échappant alors à toute logique de formatage pour construire une identité formelle qui lui est propre.

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Welcome to Dongmakgol (Copyright D.R.)

Le cadre utopique, dans lequel se déroule la majeure partie de l’action, s’avère un formidable moyen pour dénoncer le conflit dépeint tout en faisant mine de s’en moquer, s’en détourner. Stupeur et incompréhension chez les villageois quand on leur apprend qu’une guerre a lieu, « on est entré en guerre contre quel pays ? » demandent-ils innocemment à des soldats bien en peine pour leur expliquer. À travers cette réplique, presque inconséquente, c’est comme si les militaires prenaient soudainement conscience de la vacuité de la guerre dans laquelle ils sont enfermés, constatant, impuissants, qu’ils ne sont que les pions d’un conflit les dépassant largement. Plus tard, un pic de tension opposant troupes nord et sud-coréennes au milieu du village, censé prendre une tournure dramatique avec l’explosion accidentelle de la réserve de maïs – et donc la disparition d’une quantité de vivres conséquente, nécessaire pour tenir l’hiver – est transformée en pure vision poétique avec une pluie de popcorns tombant sur les protagonistes en guise de conclusion. L’innocence et l’émerveillement comme une échappatoire, un remède à une folie guerrière éloignant peu à peu les rêves d’unité d’une nation déchirée, dont le village constituerait symboliquement le dernier vestige d’un idéal oublié. Fable hybridant les genres, n’hésitant pas à emprunter au burlesque et au cartoon avant de prendre le chemin du pur film de guerre dans un dernier acte intense et émouvant, Welcome to Dongmakgol séduit par sa capacité à bâtir un cinéma familial, libre, généreux, complet et complexe, déjouant régulièrement les attentes. À découvrir sans plus attendre.

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The Fake (Copyright D.R.)

Changement de registre radical avec The Fake, le deuxième long métrage d’animation de Yeon Sang-Ho (découvert en France à l’été 2016 avec son 4ème film, Dernier Train Pour Busan) après King of Pigs (présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2012). L’histoire d’un village bientôt englouti par les flots suite à la construction d’un barrage, où les habitants deviennent les victimes d’un escroc, Choi, se faisant passer pour un prophète. Aidé dans sa tâche par le pasteur Chung, il sermonne ses ouailles à longueur de journée et parvient peu à peu à convaincre les villageois de verser leurs indemnités de relogement à cette religion d’un nouveau genre. Min-chul, un bon-à-rien méprisé de tous, a découvert le pot aux roses et va tenter de prévenir son village du danger…

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The Fake (Copyright D.R.)

Glaçant et nihiliste, The Fake nous plonge dans les tréfonds de la noirceur humaine, sans arrondir les angles, ni mettre de gants. Avec son animation rudimentaire, qu’il faut prendre le temps d’apprécier, notamment concernant le graphisme des personnages et leurs expressions faciales limitées, son ambiance poisseuse et dépressive semblant tout droit héritée d’un roman noir de James Ellroy délocalisé en Corée, et sa galerie de personnages, à minima antipathiques, au pire détestables, c’est un doux euphémisme que de dire que nous sommes face à une œuvre peu aimable qui n’entend pas brosser son spectateur dans le sens du poil. Rien ne nous sera épargné, en guise d’exemple, dès les premières images, on assiste au meurtre brutal d’un chien à coups de marteau, dont le seul tort aura été d’aboyer. Bienvenue dans un village à l’abandon aux bâtiments délabrés, aux paysages délaissés, dont les habitants désœuvrés et désespérés ne sont plus que des proies idéales à manipuler et extorquer dans le cynisme le plus total. Le tableau n’est pas plus reluisant pour la grande ville voisine, « déconnectée », où chacun protège égoïstement ses maigres intérêts, dans l’indifférence d’autorités incompétentes se contentant d’une justice d’apparences, favorable aux plus aisés, défavorables aux moins bien lotis. Dans ce contexte déjà bien pesant, l’antihéros que l’on doit suivre par défaut plus que par envie, Min-chul est à la fois irascible, alcoolique, agressif, violent, brutalisant sa femme et sa fille, volant sans scrupules les économies de cette dernière…

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The Fake (Copyright D.R.)

Autant dire que l’empathie n’est pas des plus évidente, pourtant à mesure que les enjeux s’éclaircissent, que se dessine une sorte de double chemin de croix – celui des habitants du village, victimes consentantes, complices passifs d’une manipulation odieuse, et celui de Min-chul, seul individu clairvoyant dans l’aveuglement général, transformé en paria – qui nous prend intensément aux tripes. Le dessein de l’antihéros, initialement une vengeance personnelle pour réparer une injustice, une humiliation dont il a fait l’objet, résonne comme un sursaut rageur dans un paysage peuplé de « morts-vivants », ou comment l’égoïsme crasse dévie peu à peu vers une cause plus noble. La force du scénario est de ne jamais chercher à racheter la conduite d’un protagoniste très contestable tout en le transformant malgré lui en figure tragique puissante et, dans les derniers instants, assez bouleversante. Par son intermédiaire, Yeon Sang-Ho ausculte les maux contemporains, avec cette charge sans pitié, fustigeant autant ceux qui profitent impunément de la misère humaine, que ceux qui se laissent aveugler, embrigader, par croyance, naïveté, rendant ainsi capitalisme et religion coupables des mêmes dégâts. Climat délétère transcendé graphiquement par des plans d’ensemble aux allures de tableaux funèbres, réduisant les personnages à de simples silhouettes noyées dans l’immensité d’un monde en déliquescence, annihilant tout espoir de salut. Chant du cygne crépusculaire, dont on sort lessivé, mais avec la sensation durable d’avoir découvert une œuvre choc et absolument essentielle. (V.N.)

Season of the Witch de George A.Romero (USA, 1972)

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Season of the Witch (Copyright D.R.)

Auréolé du succès de La Nuit des Morts-Vivants, George A. Romero souhaite s’écarter du cinéma de genre et tourne There’s Always Vanilla (1971), une comédie romantique que le cinéaste considère, depuis, comme son plus mauvais film. Échaudé par cet échec, il retourne à ses premières amours avec un film de sorcière féministe et réaliste, Jack’s Wife, qui se verra retitré Hungry Wives afin de surfer sur la vague des films de « sexploitation ». Pas vraiment érotique mais très engagé, le film (ressorti quelques années plus tard sous le titre Season of the Witch, comme la chanson de Donovan présente sur la bande-originale) suit le parcours de Joan Mitchell (Jan White), femme au foyer dépressive et délaissée par son mari (le fameux Jack du titre original), découvrant, un beau jour, la sorcellerie et son pouvoir d’émancipation…

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Season of The Witch (Copyright D.R.)

Avec Season of the Witch, Romero inaugure une sorte de diptyque (que viendra compléter l’excellent Martin en 1978), dans lequel le fantastique et ses plus grands mythes (en l’occurrence la sorcière et le vampire), prennent une forme des plus banales, des plus terre-à-terre. Ici, le quotidien morne et redondant de l’héroïne incarne le véritable élément anxiogène, comme en témoigne l’étrange scène d’introduction. Dans cette longue séquence onirique, le cinéaste nous présente les craintes et les frustrations de Joan (la peur de l’abandon, du temps qui passe, l’angoisse que lui inspirent ses responsabilités d’épouse et de mère), rien de surnaturel, mais la simple vie d’une femme au foyer de la classe moyenne. Bloquée entre ses réunions virant aux discussions de commères, où elle semble s’ennuyer profondément, son mari qui la néglige au profit de son travail (voire d’une relation extraconjugale) et sa fille, sexuellement active et libérée, qui ne lui porte aucun intérêt, elle ne vit que dans une insatisfaction et une solitude totales (l’isolement sera également l’un des thèmes centraux de Martin). Le choix du réalisateur de n’avoir quasiment recours qu’à des plans fixes, renforce la sensation d’immobilisme, de torpeur de son personnage principal. Le long-métrage s’ancre dans la réalité de l’Amérique du début des années 70, avec sa libération sexuelle, ses mouvements politiques (l’idéologie hippie, représentée ici par le personnage de Gregg), ses tourments et ses figures de la pop-culture omniprésentes, comme en témoignent ces nombreuses références au Lauréat de Mike Nichols, sorti cinq ans plus tôt, faisant de Joan un pendant « middle-class » à la fameuse Mrs. Robinson. Le surnaturel se fondant dans le moule de la vie quotidienne, c’est lors d’une soirée avec ses amies qu’elle entend parler de sorcellerie, faisant de cette pratique, un véritable fantasme pour ces « desperate housewives ».

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Season of the Witch (Copyright D.R.)

Le genre, le fantastique, devient donc une allégorie, une parabole pour parler d’une histoire d’émancipation, de libération. Pas de fantasmagorie, ici le monde de la magie n’est présent qu’à travers des objets, des « gimmicks ». Cachée derrière ces gadgets, comme la préparation d’une décoction, ou un antique sort tiré d’un grimoire, Joan ne fait que prendre sa vie en main, comme si elle avait besoin de toute cette imagerie, de tout ce folklore pour enfin s’assumer, pour ne plus être le simple fruit de son environnement. En témoignent ces nombreuses scènes de cauchemars où un homme masqué pénètre chez elle, comme un symbole de sa crainte de voir le pouvoir masculin, le patriarcat, venir reprendre sa place au sein du foyer et la punir d’avoir osé le défier. Si Martin fera du vampirisme un trouble psychologique dû à une adolescence mal vécue, Season of the Witch, lui, transforme la sorcellerie en acte politique, en geste de révolte. Ce n’est pas le genre qui se politise, c’est le discours politique qui prend les atours du genre et devient le reflet d’une société américaine en pleine (r)évolution, le film évoquant la prise de pouvoir de ceux (celles) qui se sont tus pendant des années. Dans une scène, située au début du film, Joan assiste, lors d’une soirée, au ballet des hommes alcoolisés venant la draguer lourdement sous les yeux de son mari, devenue sorcière, c’est elle qui prend le pouvoir et décide de sa propre vie sexuelle, en assumant sa féminité et son pouvoir de séduction sur le petit ami de sa propre fille. L’enchanteresse se mue en séductrice mettant à mal l’ordre établi, le déterminisme imposé par la société et les valeurs traditionnelles (famille, fidélité), délaissant ses rôles de mère et d’épouse dévouée, au profit de celui de femme, tout simplement. Les hommes lui sont, par conséquent, dispensables et interchangeables, Romero faisant, par exemple, disparaître le personnage du mari pendant une majeure partie du film, laissant l’héroïne seule, dans les bras d’un homme qu’elle a elle-même séduit et qu’elle utilise selon son bon plaisir.

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Season of the Witch (Copyright D.R.)

La sorcière est ici symbole de contestation, parfaitement en accord avec la thématique Sabbat Mater choisie par Hallucinations Collectives. Militant, le film de George A. Romero, prend pour cible la phallocratie et fait de sa protagoniste le symbole d’un combat et de la volonté d’un désir féminin libéré et pleinement assumé, à l’image de cette scène où les autres sorcières viennent se prosterner devant elle, comme devant une madone, symbole de force et d’émancipation. « I’m a witch ! » revendique-t-elle fièrement face caméra au détour d’un dialogue, comme une déclaration de liberté et d’affranchissement adressée au spectateur et à toutes les victimes d’une société qui, quarante ans plus tard, réinventent leur propre révolution sexuelle. Un film toujours dans l’air du temps en somme. (J-F.D.)

Breaking The Waves de Lars Von Trier (Danemark, 1996)

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Breaking The Waves (Copyright Les Films du Losange)

Trop jeunes pour voir Breaking The Waves lors de sa sortie en salles en 1996, quelle ne fut pas notre joie de découvrir que Fabrice du Welz l’avait choisi dans sa carte blanche et qui plus est, que le film serait projeté en 35mm. À l’annonce de la programmation, cet événement résonna pour nous comme l’une des séances les plus excitantes de l’édition. Précisons brièvement – puisque l’intéressé n’a de cesse de cliver et déchaîner les passions – que les auteurs de ces lignes tiennent Lars Von Trier pour l’un des cinéastes les plus importants apparus au cours des trois dernières décennies, et Breaking The Waves pour l’un de ses chefs d’œuvres absolus, du genre à vous marquer durablement. Vingt-deux ans après sa sortie, difficile d’innover, de dire des choses neuves sur un film qui semble avoir été étudié sous toutes ses coutures depuis, ainsi, nous nous contenterons de revenir sur l’intense expérience que fut sa redécouverte sur grand écran. Rappelons brièvement de quoi il en retourne pour ceux qui l’auraient oublié – est-ce possible ? – ou pas encore vu. L’histoire se déroule au début des années soixante-dix, dans une petite ville côtière du nord-ouest de l’Écosse. La communauté célèbre, à contrecœur, le mariage de Bess (Emily Watson), jeune fille naïve et pieuse, et de Jan (Stellan Skarsgård), un homme d’âge mûr qui travaille sur une plate-forme pétrolière. Le bonheur du couple sera vite brisé par un accident de travail, Jan, paralysé, incapable de bouger et combler son épouse, la somme de continuer à vivre, à être heureuse, avec d’autres hommes…

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Breaking The Waves (Copyright Les Films du Losange)

Premier film tourné par Lars Von Trier après la création, avec son compatriote Thomas Vinterberg, du Dogme95, Breaking The Waves, même s’il n’est pas « labellisé », applique la plupart de ses principes. Il en résulte une mise en scène sèche et toujours en mouvements, à l’image de la longue séquence de mariage, vivante et pleine d’énergie, saisie caméra à l’épaule. Le réalisateur s’en écarte, cependant, par certains aspects. La présence de son nom au générique, notamment, ou le découpage en chapitres ponctués par une bande-originale composée de classiques du rock 70’s (David Bowie, T.Rex, Elton John…) sont des exemples d’écarts aux règles du manifeste. Si la réalisation, vive et nerveuse, du cinéaste est l’une des forces du long-métrage, un autre élément est indissociable de sa réussite : l’interprétation de son actrice principale, Emily Watson. Comédienne issue du théâtre, où le réalisateur danois la repéra en 1994 lors d’une représentation de la pièce The Children’s Hour, le film marque sa première apparition au cinéma. Portant le récit sur ses épaules, elle campe une Bess à la fois fragile et puissante, candide et déterminée, mémorable héroïne tragique et suppliciée, découvrant l’amour en même temps que le désespoir.

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Breaking The Waves (Copyright Les Films du Losange)

De la scène de prière inaugurale, source de toutes les joies et de tous les malheurs à venir, à son final, ambigu et bouleversant, l’impact émotionnel du film se voit décuplé sur grand-écran.
L’ampleur et le souffle tragique intacts de Breaking The Waves, prouvent (si besoin en était) que le septième art n’est jamais aussi puissant que dans une salle obscure, n’en déplaise à Ted Sarandos. Dans cette œuvre, habitée par le sacré et la foi au sens large (en l’amour, en l’art…), le calvaire de Bess nous touche en plein cœur, son sacrifice quasi-christique préfigure celui des héroïnes à venir dans la filmographie du cinéaste (de Dogville au diptyque Nymphomaniac, en passant par le controversé Antichrist). Loin de la bondieuserie et du côté moralisateur que lui reprochent ses détracteurs, Lars Von Trier, transcende son mélodrame en quête d’absolu, en grand film sur l’amour. Brutal, dévastateur mais aussi subtilement lumineux, en un mot : intemporel. (J-F.D. et V.N.)

Kissed de Lynne Stopkewich (Canada, 1996)

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Kissed

En 1979, Karen Greenlee, une jeune Californienne détourne un corbillard, en route pour un enterrement, afin d’emmener le cadavre dans une chambre de motel et avoir des rapports sexuels avec lui pendant plusieurs jours avant d’être rattrapée par la police. Fascinée par les personnages marginaux, l’écrivaine néo-gothique canadienne Barbara Gowdy, découvre ce fait divers dans un article de presse. Il lui servira d’inspiration pour une nouvelle érotique intitulée We So Seldom Look On Love, publiée dans un recueil éponyme en 1992. Le titre, We So Seldom Look On Love, « nous regardons si rarement l’amour » si l’on traduit littéralement, provient directement d’une phrase d’un poème signé Frank O’Hara en 1957, Ode on Necrophilia. Courtisée par plusieurs studios désireux d’adapter sa nouvelle au cinéma, Barbara Gowdy décline unes à unes les propositions qui lui sont faites, guère convaincue de leur intérêt artistique. Elle finit par accepter de céder ses droits lorsqu’elle rencontre une jeune canadienne, encore étudiante en cinéma, qui n’a alors réalisé que quelques court-métrages, Lynne Stopkewich. La cinéaste adoubée par l’auteure, commence à développer son adaptation, rebaptisée Kissed, en guise de sujet de thèse pour sa maîtrise en arts à l’université de Colombie-Britannique. Sorti en 1996, le film relate l’histoire de Sandra (Molly Parker), irrésistiblement fascinée par la mort depuis son enfance. Elle trouve un travail à l’office des pompes funèbres de sa ville et s’épanouit en apprenant les techniques d’embaumement avant de faire la connaissance de Matt (Peter Outerbridge), un étudiant en médecine qui tombe éperdument amoureux d’elle. Il s’aperçoit rapidement que la passion qu’éprouve Sandra pour les morts est plus forte que l’amour qu’elle lui porte, qu’il ne peut l’arracher à son obsession…

Kissed (Copyright Boneyard Film Company Inc. 1996)

« You’re in the path of something beyond your control » nous avertit l’héroïne en ouverture, indiquant ainsi, de but en blanc, la part d’irrationnel dans les pulsions et fantasmes que nous nous apprêtons à découvrir. Le prologue qui suit narre, par bribes, l’enfance et l’adolescence de Sandra dans la banlieue de Montréal, où comment une jeune fille en décalage avec les autres enfants de son âge, se construit à l’écart, inexplicablement attirée par les animaux morts ainsi que les rituels et incantations funestes. Cette introduction peut se lire comme une initiation, une sorte de mode d’emploi au film, qui s’adresserait au moins autant au spectateur qu’à l’héroïne. Douce voix-off sur fond de musiques envoûtantes et de couleurs estivales – le vert saillant de la végétation forestière qui ressort de jour comme de nuit est particulièrement beau – constituent un premier écrin, une première enveloppe, une première peau. Il est permis de penser au superbe Heavenly Créatures de Peter Jackson, dans le ton, et au cinéma de Lucile Hadzihalilovic, notamment son très beau Innocence, dans la forme. « Don’t wear black, it’s too depressing » (« Ne portez pas de noir c’est trop déprimant ») dit Mr. Wallis (Jay Brazeau), le directeur de l’office des pompes funèbres lorsqu’il embauche Sandra. Cette indication, la cinéaste la prend au pied de la lettre, telle une consigne à respecter pour ses choix esthétiques. Qu’il s’agisse des costumes – vêtements aux couleurs vives : chemise rose clair, robe rouge,… – en passant par les accessoires récurrents – colliers, fleurs,… – jusqu’aux décors – les casiers multicolores du lycée, les couloirs de l’office des pompes funèbres, les jardins autour du cimetière… – Kissed rompt nettement avec la froideur théorique de son cadre. De plus, en faisant le choix d’un point de vue subjectif, il nous immisce pleinement dans l’intimité du protagoniste, Lynne Stopkewich établit son regard comme la norme et le vecteur de sens du récit. Sa mise en scène, à la fois sensuelle et cérébrale, semble constamment animée par une quête du sublime, lequel trouve sa nature même dans un sujet – la nécrophilie – qui se prêterait a priori plus au scabreux, au malaise. Contrepied osé, par ailleurs parfaitement raccord avec les vœux de l’héroïne (embellir les morts, leur restituer leur éclat, les rendre plus beaux que vivants), en épousant formellement ces desseins, la réalisatrice exclue d’un même geste toute tentation provocatrice ou voyeuriste de son projet. Il y a dans son approche, une recherche de lumière dans la noirceur empreinte une pureté, d’innocence, d’où émerge une poésie aussi fascinante que renversante. La beauté plastique du film permet de transcender le postulat, sans rien éluder à sa gravité, ici les transgressions s’opèrent dans une apparente douceur, comme si l’on cherchait à nous secouer, nous violenter par caresses.

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Kissed (Copyright Boneyard Film Company Inc. 1996)

À mesure que l’on se familiarise avec l’univers trouble de Sandra, l’équilibre de celui-ci se voit ébranlé par l’arrivée d’un nouveau protagoniste, Michael, ce monde extérieur qu’elle a toujours cherché à fuir semble alors la rattraper. L’histoire d’amour se dédouble, entre les corps de défunts qu’elle embaume – et plus si affinités – d’un côté et ce jeune homme attentionné qui cherche à la comprendre, la combler, de l’autre. L’entrée du rationnel dans l’irrationnel ajoute à la dimension onirique de l’œuvre une portée méditative, mêlant à la fascination et à l’éblouissement, interrogations multiples auxquelles la cinéaste répond sciemment par des points de suspension jusqu’à un final déchirant que l’on taira soigneusement. Enfin, Kissed est une histoire de rencontres, celle entre l’univers de Barbara Gowdy et celui de Lynne Stopkewich, bien sûr, mais aussi celle entre la cinéaste et son actrice, Molly Parker, indissociable de la réussite du film. Sublimée à chaque image, la comédienne prête ses traits angéliques à un personnage qu’elle rend à la fois envoûtant et impénétrable, fragile et touchant, donnant la sensation de se livrer jusqu’à l’abandon le plus total. On pense à cette scène de danse bifurquant vers un acte sexuel, au cours de laquelle elle paraît habitée, possédée, d’une sensualité folle, donnant la sensation de léviter face à la caméra, comme touchée par la grâce. Les deux femmes se retrouveront ensemble quatre ans plus tard sur Suspicious River, le second et dernier long-métrage à ce jour de la réalisatrice. L’une et l’autre travaillent aujourd’hui essentiellement pour la télévision, la première a réalisé des épisodes de séries telles que The L World, Bliss, Coroner Da Vinci, quand Molly Parker a été vue dans un second rôle dans House of Cards ou plus récemment Perdus dans l’espace. On se plaît à rêver que ce merveilleux acte fondateur soit un de ces jours restauré, édité dans une édition digne de ce nom afin qu’il puisse enfin être considéré comme il se doit par le plus grand nombre : une œuvre d’une infinie délicatesse, d’une grande poésie, d’une grande richesse, de la nature de celles qui nous marque durablement. (V.N.)

L’inconnu (The Unknown) de Tod Browning (USA, 1927)

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L’Inconnu (© 1927 – Warner Bros. All rights reserved.)

Œuvre majeure de son auteur, au carrefour de plusieurs genres, L’Inconnu de Tod Browning fait partie de ces films ayant nourri l’imaginaire de nombreux cinéastes et pourtant méconnus du grand public, sans doute éclipsé par son adaptation de Dracula (1931) avec Bela Lugosi et bien évidemment le culte Freaks, la Monstrueuse Parade (1932). Pendant de nombreuses années, il fut uniquement visible dans une version amputée de dix minutes, il aura fallu attendre quasiment quarante ans, avant qu’une copie 35 mm de sa version d’origine soit retrouvée dans les archives de la Cinémathèque Française en 1968. Prenant place au sein d’une troupe de cirque quelque part en Espagne, le film nous conte l’histoire d’Alonzo (Lon Chaney), un lanceur de couteaux manchot, dont la passion secrète pour son assistante, la belle Nanon (Joan Crawford dans l’un de ses premiers rôles conséquents), le poussera à commettre l’irréparable…

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L’Inconnu (© 1927 – Warner Bros. All rights reserved.)

Il existe donc plusieurs montages de L’Inconnu, celui, tronqué, de cinquante minutes, un plus long, d’environ une heure, avec accompagnement musical et, enfin, cette même version longue, mais totalement muette (celle souhaitée par le cinéaste lui-même). C’est cette dernière qui a été diffusée (en 35 mm) lors du dernier festival Hallucinations Collectives, dans le cadre de la carte blanche accordée à Fabrice du Welz. Merci à lui d’avoir permis cette inoubliable expérience plongée dans la pénombre et un silence religieux, comme un retour aux sources d’un art visuel avant tout. Source d’inspiration pour de nombreux réalisateurs, le film a notamment influencé David Lynch et son Elephant Man, Álex De La Iglesia pour son chef-d’œuvre Balada Triste et son histoire de clowns amoureux de la même femme sous l’Espagne franquiste, et même François Truffaut pour La Femme d’à Côté, où Bernard, le personnage campé par Gérard Depardieu, parle d’un film dans lequel un homme se coupe les deux bras car celle qu’il aime a peur d’être enlacée. La mise en scène de Browning se découpe en véritables tableaux, tour à tour romantiques, comme lorsqu’il filme le couple formé par Nanon et Malabar (Norman Kerry), soudés l’un à l’autre dans le même cadre, véritablement inséparables et comme seuls au monde, ou expérimentaux, à l’image de cette séquence où, des chevaux galopant sur un tapis roulant renvoient aux premiers pas du cinéma, avec les travaux d’Eadweard Muybridge sur la décomposition du mouvement. Le réalisateur s’aventure même du côté de l’expressionnisme, comme dans cette scène chez le chirurgien, avec son bloc opératoire doté de perspectives surréalistes et d’ombres portées écrasantes. Mais le cœur du film réside dans ses nombreux gros plans, à la fois terrifiants et bouleversants, sur le visage de son interprète principal, l’immense Lon Chaney.

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L’Inconnu (© 1927 – Warner Bros. All rights reserved.)

Chaney, fidèle du cinéaste (avec qui il tourna pas moins de dix films), est le centre de toutes les attentions. Ce spécialiste de la transformation, surnommé « l’homme aux mille visages », apporte à ce rôle de manipulateur et d’usurpateur, une dimension tragique et empathique, passant en un instant d’un visage chaleureux d’amoureux transi au regard froid et décidé de meurtrier implacable. Faux « freak » mais véritable monstre, il est un antihéros total. La version courte ne comportait pas la scène faisant référence au passé criminel d’Alonzo, faisant de lui une victime des circonstances plutôt qu’un individu foncièrement dangereux. Ici, au contraire, il est haïssable et en même temps profondément touchant, dans ses passions comme dans ses colères. Tod Browning et Lon Chaney, auquel s’ajoute le scénariste Waldemar Young (compagnon de route de longue date, à l’œuvre sur L’Oiseau Noir et Londres après Minuit entre autres), forment une sorte de famille de cinéma, à l’image de celle composée par les personnages de la troupe. À l’instar de Freaks, L’Inconnu ne s’écarte que rarement de cette communauté, des décors de la piste aux roulottes où vivent les artistes, resserrant son intrigue autour du trio amoureux et y construisant sa propre mythologie. Le monde du cirque, que le réalisateur a côtoyé dans sa jeunesse, en rejoignant très tôt un spectacle itinérant qui sillonnait les États-Unis, est introduit dès la première scène du film et ses numéros présentés au spectateur par un Monsieur Loyal enthousiaste. Mais c’est le monde du spectacle, de manière générale, qui est mis en valeur, notamment à travers une certaine tradition théâtrale, comme la commedia dell’arte, au cœur de cette grandiose histoire d’amour et de trahison, pleine de faux-semblants, où les sentiments sont exacerbés et le jeu des acteurs, excessif.

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L’Inconnu (© 1927 – Warner Bros. All rights reserved.)

Sous bien des aspects, le long-métrage préfigure le futur Freaks, à travers, par exemple, ce carton en ouverture annonçant qu’il s’agit d’une légende « que l’on prétend vraie », là où la première scène du chef-d’œuvre de Browning présente un bonimenteur haranguant les foules en lui promettant une histoire terrible et pourtant bien réelle. Une même idée de flou entre la fiction et la réalité, chère au cirque du tristement célèbre Barnum. L’amour y est la cause de la tragédie (il brise le cœur d’Alonzo et l’unité d’un groupe) en même temps que sa solution, Malabar et Nanon représentant un versant lumineux du couple formé par Hans et la trapéziste Cleopatra. Les « monstres » ne sont pas ceux que l’on croit, la peur de Nanon pour les hommes et leurs bras, la pousse à fuir les avances de ses robustes prétendants, là où elle voit, à tort, le manchot Alonzo comme un personnage rassurant, tout comme la beauté angélique de Cleopatra aura raison des nombreuses mises en garde de Frieda. Préfiguration donc, mais aussi miroir inversé, tant les deux films semblent être les négatifs l’un de l’autre. Ici, la romance n’est pas un jeu de dupes, elle est sincère, et si elle se révèle violente et douloureuse, c’est seulement pour l’amoureux éconduit. L’être soi-disant différent, la « créature » feinte, n’est ici pas une victime, il trompe son monde afin que ne soit pas révélée sa vraie nature, c’est un homme qui joue, qui se cache derrière une infirmité, comme pour disparaître derrière cette identité au-dessus de tout soupçon. S’effaçant derrière le visage et le corps d’un autre, allant au bout de son incarnation quitte à mutiler son propre corps pour ce « rôle », pour être aimé, le personnage d’Alonzo peut se voir comme le symbole fictif de la réalité du comédien Lon Chaney. Film sur l’amour fou, qui pousse à tous les sacrifices, il dessine également en filigrane un portrait de l’acteur « aux mille visages », capable de pousser la métamorphose jusqu’à ses limites, au nom de son amour, de sa passion pour son art. (J-F.D.)

 

Retrouvez la première partie du compte-rendu consacré aux nouveautés :
Hallucinations Collectives 2018 – Première Partie

 

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