Reporté à deux reprises pour des raisons que l’on ne prendra pas la peine de répéter, la 13ème édition des Hallucinations Collectives aura été à la fois très attendue (la programmation était une fois de plus alléchante) et redoutée (le public allait-il répondre présent, alors que les spectateurs commençaient seulement à retourner en salles ?). Au final ce premier festival de l’agglomération lyonnaise à l’ère du COVID-19 aura été un succès franc : l’affluence élevée ne se sera jamais démentie. Une belle récompense pour le travail d’organisateurs qui se battent chaque année pour proposer des expériences riches et intenses sur grand-écran. Situé dans la plus grande salle du Comoedia, plusieurs séances furent complètes (en tenant compte des normes actuelles et jauges limitées à 60% de la capacité) et la fréquentation masquée n’aura jamais fléchie sept jours durant. Saluons une fois de plus l’abattage des équipes du festival, du cinéma hôte, des bénévoles pour la bonne tenue de la manifestation, la rendant captivante, accueillante, sans pour autant baisser la garde compte tenu de la situation sanitaire. Cette année, nous avons assisté à un total de 20 séances, réparties sur l’ensemble du festival, si la fatigue s’est fait ressentir, l’adrénaline et le plaisir de découvrir des films, a constamment permis de l’oublier et de profiter pleinement. Nous allons revenir en deux temps sur la manifestation, dans cette première partie nous nous concentrerons sur les nouveautés présentées en avant-premières (à l’exception du film The Wave de Gille Klabin que nous avons raté) puis dans une seconde, nous évoquerons nos coups de cœur parmi les différentes sections rétrospectives. Aussi, nous avons pu nous entretenir longuement par téléphone avec le cinéaste Xavier Gens, invité pour une carte blanche, malheureusement indisponible à cette nouvelle date de report. Cette interview entrecoupera nos deux compte-rendus. Disons en préambule que la compétition fut très riche, assez homogène qualitativement tout en proposant des œuvres bien différentes : Science-fiction, film historique mâtiné de Rape and Revenge, comédie fantastique, film trip… Arrêtons le teasing et entrons dans le vif du sujet de ces Hallucinations 2020 !
Color Out Of Space de Richard Stanley (Etats-Unis, Portugal, Malaisie, 2019)
Cinéaste ayant gagné un petit statut culte grâce à Hardware (1990) et Le Souffle du démon (1992), Richard Stanley avait choisi de se tourner vers le documentaire suite à la préproduction houleuse de son remake de L’Île du Docteur Moreau, projet duquel il se fera renvoyer avant que John Frankenheimer n’en reprenne les rênes (pour le résultat désastreux que l’on connaît). Depuis plus d’un quart de siècle, il n’avait pas signé de long-métrage de fiction, tant et si bien que l’on pensait qu’il avait définitivement abandonné le genre. Pourtant, après avoir signé en 2011 l’un des segments de l’anthologie horrifique The Theatre Bizarre intitulé The Mother of Toads et inspiré d’une nouvelle de Clark Ashton Smith, un grand ami de H.P. Lovecraft, il commence en 2013 à s’atteler à l’adaptation de La Couleur tombée du ciel. S’ensuivent de longues années de développement durant lesquelles le réalisateur publie une bande-annonce en guise de « preuve de concept », avant que la société de production SpectreVision ne manifeste son désir de produire le film et annonce une sortie pour 2016. Probablement aidé in fine par la présence de Nicolas Cage au casting, Color Out of Space voit le jour en 2019 et commence une tournée des festivals (l’acteur oscarisé pour Leaving Las Vegas reçoit un Creative Coalition’s Spotlight Initiative Award à Toronto). Privé de sortie en salles dans l’hexagone, il atterrit en SVOD sur Amazon Prime. L’histoire s’intéresse aux Gardner qui voient une météorite s’écraser dans leur jardin au beau milieu de la nuit, dans un halo de lumière d’une couleur mystérieuse. Peu à peu, la faune et la flore alentour sont contaminées par un mal indicible, avant que les membres de la famille soient à leur tour touchés…
Malgré un budget modeste (environ 6 millions de dollars), Color Out of Space parvient à rendre palpable la menace surhumaine et ancestrale propre à l’œuvre foisonnante de l’auteur. Aidé par un travail de sound design poussé ainsi qu’une excellente bande-originale angoissante signée Colin Stetson (Hérédité), Richard Stanley arrive à créer une atmosphère délétère et anxiogène. Dans cette logique presque minimaliste formellement parlant, l’économie d’effets spéciaux renforce l’impact des visions cauchemardesques, lorsque les créatures apparaissent ou lors des poussées gores. Le cinéaste conserve un mystère bienvenu, le danger n’est ainsi pas clairement désigné. Il se retrouve essentiellement présenté à l’écran par une couleur étrange et les effets provoqués sur son environnement : tous les sens de la famille s’en retrouvent ainsi affectés (du vacarme assourdissant de la chute de la météorite, à l’odeur pestilentielle sentie par le père). Le réalisateur mêle ainsi efficacement présences extraterrestres, rites ésotériques et puissances naturelles, dans un même ensemble de terreur absolue qui surpasse tout entendement humain. Ici, les Gardner sont les représentants d’une classe aisée américaine, sûre d’elle, qui se retrouve dépassée par un mal sur lequel elle n’a aucune prise. Stanley s’amuse d’ailleurs de cette inefficience lors de la nuit de la collision, les recherches scientifiques du grand frère, les incantations satanistes de l’adolescente (à l’aide du Necronomicon) ou encore le coït des parents (activité hautement condamnable dans le cinéma d’horreur états-unien), sont reliés par le montage. Potentiellement, ils peuvent tous constituer la cause de la catastrophe à venir, dans une logique ethnocentrée. Il n’en est pourtant rien, les personnages ne sont que les pions d’un événement cosmique (préfiguré par le petit garçon annonçant à sa sœur qu’il peut distinguer les étoiles au fond du puits du jardin) et du cadre confortable qu’ils ont choisi, lequel va s’avérer bien plus hostile qu’ils ne l’avaient imaginé. La nature n’est pas un refuge, ni un havre de paix, contrairement à ce que laissent présager les premiers plans de forêt, la faune et la flore mutent, se transforment dans le but d’éliminer toute vie humaine. Si l’impact sur la réalité n’est pas toujours maîtrisé, en témoigne la notion de distorsion du temps finalement assez peu perceptible pour le spectateur, le metteur en scène arrive à rendre nombre de ses visions assez marquantes et mémorables. On pense notamment au final esthétiquement très réussi, mais aussi une scène impliquant des alpagas, fortement influencée par The Thing de John Carpenter. Il est assez amusant de noter que les longs-métrages inspirés par Lovecraft (Cloverfield, Prince des ténèbres, voire même The Mist, bien qu’étant tiré d’une nouvelle de Stephen King) se révèlent souvent bien plus réussis que les adaptations « officielles ». Si Richard Stanley se classe dans le haut du panier des transpositions du père de Cthulhu, c’est justement parce qu’il parvient à capter une donnée bien plus essentielle que le simple bestiaire des Grands Anciens.
Introduits comme des archétypes (les parents en crise, l’ado fumeur de joints, l’enfant étrange et la fille gothique passionnée par la sorcellerie), les membres de la famille ne forment pas un groupe uni. Diverses tensions semblent affleurer, comme une opération qu’a subi Theresa (la mère), ou le départ pour la campagne afin que le père, Nathan, puisse assouvir sa passion pour l’élevage d’alpagas, laquelle ne réjouit pas la jeune Lavinia. Cette dernière est d’ailleurs intronisée à cheval, en plein milieu d’un rite païen, une mèche violette (couleur centrale dans l’histoire) dans les cheveux, image hors du temps, réminiscence des sorcières qui ont marqué les légendes de la côte est américaine. Reclus mais toujours connectés et incapables de décrocher de leur travail, ils sont sous la menace d’un rachat de leur terrain par la mairie (dirigée par Q’orianka Kilcher, inoubliable Pocahontas du Nouveau monde de Terrence Malick), ce qui induit d’entrée un climat tout sauf serein. Tout au long d’une mise en place assez longue mais nécessaire, gorgée de symboles cabalistiques omniprésents (le tatouage sur le pied de l’adolescente, la forme de la fenêtre du grenier), le malaise s’installe par pallier, tel un rappel au crescendo suivant les chapitres d’un livre. Par touches discrètes, Stanley compose son atmosphère, par le choix de ses cadres, ses longs plans à priori anodins (sur un simple bibelot, ou un œuf cassé), avant que l’horreur ne surgisse, parfois dans un état d’esprit presque absurde (la séquence où le personnage de Theresa, interprété par Joely Richardson se coupe les doigts). Pas si éloigné d’un M. Night Shyamalan (la famille isolée faisant face à une menace extraterrestre renvoie à Signes, et Ezra, ermite illuminé reclus en pleine forêt, évoque certaines figures chères au cinéaste), cette première partie détient en elle les germes du chaos à venir. Lors d’une scène assez réjouissante, le père, tourné en dérision par un média local, s’énerve devant son poste de télévision en se plaignant qu’on ne lui ait pas donné de peigne pour se coiffer. Se dessine alors en creux un commentaire auto-critique de son interprète Nicolas Cage, qui a collectionné les coupes les plus improbables au fil de ses rôles durant les quinze dernières années. L’acteur est d’ailleurs l’un des points forts du film. Très bien employé, il délivre une performance au départ assez sobre avant de basculer dans le cabotinage le plus outré et décomplexé, dont il a le secret (difficile d’oublier son coup de sang face à des tomates pas mûres). Tour à tour drôle et effrayant, il est le point central de ce récit intime d’une cellule familiale qui, confrontée à un mal invisible et indescriptible, implose en lieu clos (quelque part entre Shining et Mise à mort du cerf sacré). Anachronique par bien des aspects, tant il est rare de voir une série B aussi mal élevée et sans concessions, à l’heure où le genre est dominé par les DTV sous inspiration Blumhouse et les derniers vestiges de la grande vague du found footage, Color Out of Space n’en oublie pas pour autant de se parer d’un savoureux discours politique. D’après Stanley lui-même, l’accent et l’intonation qui caractérisent son acteur principal durant ses phases de possessions se réfèrent directement à Donald Trump et son phrasé particulier. Ainsi, la menace indicible conduirait aux mêmes réactions irrationnelles que celles que connaît l’Amérique contemporaine. Une vision acerbe de l’American Way of life, traduite d’une manière efficace et parfois jouissive par un cinéaste sud-africain, bien décidé à se servir d’un classique de la littérature fantastique pour exprimer sa perception du monde. Une vraie réussite que le metteur en scène est appelé à réitérer, il est en effet engagé dans deux autres adaptations de Lovecraft développées par SpectreVision, la première sera vraisemblablement The Dunwich Horror. (J-F.D. & V.N)
Disponible depuis le 6 Septembre sur Amazon Prime.
The Nightingale de Jennifer Kent (Australie, 2018)
Passée à la réalisation en 2005, avec le court-métrage Monster, qu’elle développera en long par la suite sous le titre Mister Babadook en 2014, l’Australienne Jennifer Kent avait au préalable débuté comme actrice au cours des années 90 (principalement à la télévision, bien qu’elle figure également au générique de Babe, le cochon dans la ville). Triplement primée à Gerardmer pour son coup d’essai, quatre ans s’écouleront jusqu’à la sélection de son deuxième opus, The Nightingale à la Mostra de Venise. Remarqué à plusieurs titres : seule réalisatrice en compétition, une projection qui fera couler beaucoup d’encre (gagnant rapidement la réputation d’œuvre choc) et l’obtention du prix spécial du Jury (en plus du Prix Marcello Mastroianni du meilleur espoir pour Baykali Ganabarr). En juin 2019, le film sort sur les écrans australiens, puis sur quelques territoires : Taïwan, Nouvelle-Zélande, Irlande, Norvège, Japon… À ce jour, son sort dans l’hexagone est toujours incertain (exploitation en salles ou sur le marché de la vidéo/directement en VOD ?), traduisant la frilosité des distributeurs quant à une proposition qui appose à la dureté de son sujet, un traitement sans concessions. Il aura fallu attendre deux ans et la 13ème édition des Hallucinations Collectives pour découvrir le long-métrage sur grand écran. Si la cinéaste continue de s’inscrire dans le genre, elle opère ici un changement de registre, elle délaisse l’horreur pour le Rape and Revenge sur fond de fresque historique. Tasmanie, 1825, Clare (Aisling Franciosi), une jeune Irlandaise, poursuit Hawkins (Sam Claflin), un officier britannique pour se venger d’actes de violence qu’il a commis contre elle et du massacre de sa famille, avec pour seul guide Billy (Baykali Ganabarr), un Aborigène qu’elle ne connaît pas.
Format 4/3, photographie épurée, gros plans et cadres frontaux, la cinéaste impose immédiatement une mise en scène sèche et précise, rappelant la Andrea Arnold des Hauts de Hurlevent dans son traitement moderne apposé à un film d’époque. Jennifer Kent, marque ainsi une évolution assez radicale après Mister Babadook, autant qu’elle s’affirme par la même occasion. Elle introduit d’abord son héroïne dans son environnement intime, dévoile son mari puis son nourrisson. Les personnages précèdent le contexte, la chanson qu’elle chante à son enfant, induit une douceur en rupture avec le climat terrible qui nous sera ensuite présenté. Descriptions réduites au strict minimum, l’action précède la parole, la cinéaste préfère montrer plutôt que dire. Climat sale (au sens propre et figuré : racisme, misogynie et homophobie sont de mise), rapports durs entre les personnages, qu’il s’agisse de Clare et de sa supérieure (humiliations, absence de sororité), des officiers entre eux (tout se fait dans l’autorité et la brutalité), seule une de ses « collègues » et son mari, lui offrent un peu de tendresse, de répit. Quelque chose de douloureux ne tarde pas à se révéler, les soldats ne la respectent pas, tandis que l’officier Hawkins la retient « prisonnière », ne lui accordant aucune importante et abusant d’elle à sa guise. Aucun recours (simulacre de procédure judiciaire brièvement évoqué) ne lui est alors permis autre que l’ancestrale loi du talion. La violence de l’atmosphère est d’autant plus palpable que la réalisatrice parvient toujours à trouver la bonne distance dans ses choix de cadre et la justesse dans son regard. L’effroyable séquence qui sert d’élément déclencheur à l’intrigue, aussi insoutenable soit-elle, ne peut être accusée d’une quelconque forme de complaisance ou de voyeurisme. Les plans rapprochés sur les visages et corps des personnages accentuent l’intensité d’un passage éprouvant, ponctué par des actes d’une violence et d’une sauvagerie inouïes, provoquant d’un même élan révulsion et stupéfaction. Aux antipodes d’un Alejandro González Ińarritu sur The Revenant (les deux récits partagent certaines similarités), la mise en scène referme constamment le cadre autour de ses personnages, comme pour se positionner au plus près de leurs émotions.
Mister Babadook, affirmait déjà une envie de croiser les horizons et perspectives : le film d’horreur était lié au drame familial, mâtiné de références au cinéma muet / expressionniste (une dimension encore plus présente dans le court-métrage Monster). The Nightingale ambitionne de confondre le « sous-genre » (le Rape and Revenge, on peut même parler ici de Rapes and Revenge), et le « grand cinéma », la fresque historique. Elle cherche moins à dispenser une leçon scolaire qu’à aborder une période cinématographiquement rarement dépeinte, et représenter à la fois les exactions commises par les soldats britanniques, la colonie pénale et le sort des Aborigènes tasmaniens. Sa volonté d’entrecroiser les genres épouse une perspective thématique, celle de mêler plusieurs horreurs : crimes raciaux décomplexés, exploitation des femmes, abus de pouvoir, rapports de domination unilatéraux. Elle regarde sans détour, refusant de fermer les yeux sur le passé terrible de son pays, lui donnant aussi par extension une résonance contemporaine. Où en sommes-nous de ces questions ? Comment sont-elles enseignées ? Tout a-t-il été réparé ? Elle ravive les blessures du passé, dans l’espoir incertain d’éveiller les consciences. Là encore la cinéaste refuse le didactisme ou la facilité, à l’image des plans inauguraux au cours desquelles Clare, chantant une comptine à son bébé, accompagné de gestes tendres, dissimule fermement un couteau dans sa main. Elle a conscience que le pire peut arriver. De même lors de la séquence pivot, les pleurs de l’enfant renforcent la dimension tragique et foncièrement traumatique de la scène. On peut retrouver un goût pour les séquences oniriques déjà présentes dans Mister Babadook, notamment à travers la tragédie originelle. Ces instants aèrent dans un premier temps le récit, renvoyant à une période plus heureuse, avant de se révéler de plus en plus cauchemardesques. Jennifer Kent s’abstient de concevoir des rôles archétypaux, au départ son héroïne répète les schémas racistes qu’on lui a inculqués, refuse de traiter avec une personne de couleur, se révélant étonnamment froide et obtuse. Dans ce contexte d’hostilités exacerbées et jamais tues, les fractures sont béantes. Les Anglais exercent sur les Irlandais une domination à un aucun moment remise en cause : chantage aux papiers, esclavagisme déguisé en faveur, abus… Les riches tiennent déjà les rênes et asservissent les pauvres, ces derniers contraints de voler pour survivre deviennent des criminels que l’on est en droit d’exploiter, violer, humilier sans craindre la moindre conséquence. Les Noirs, quant à eux, sont, dans les yeux d’une très large majorité de personnages Blancs, des vies qui ne comptent pas. À travers le parcours de ces deux protagonistes et de leur « réconciliation », la réalisatrice observe à la fois leur impuissance face aux atrocités auxquelles ils assistent, mais aussi les impossibilités (juridiques) légales pour faire valoir leurs droits (inexistants). Loin de leurs dissensions initiales, elle filme la réunion progressive entre deux victimes innocentes d’un pays à la sauvagerie effroyable, deux âmes brutalisées depuis toujours, ou presque, qui se rapprochent d’abord par les horreurs respectives qu’elles ont subies. En effet, Clare et Billy mettent d’abord leurs souffrances en opposition avant de comprendre qu’ils sont éprouvés par un ennemi commun. Il la réduit à son pays (Angleterre), elle, à sa couleur de peau, pour finalement se rendre compte que l’un comme l’autre ne parlent pas la langue de l’envahisseur. Le constat frappe alors en cours de visionnage : la question des Aborigènes n’a été que très peu traité au cinéma, surtout en comparaison aux Amérindiens dans le western américain, si l’on excepte une poignée d’œuvres telles que The Proposition (John Hillcoat), Walkabout (Nicolas Roeg), La Dernière Vague (Peter Weir) et surtout Charlie’s Country (Rolf de Heer).
Ainsi, derrière sa peinture d’horreurs absolues, The Nightingale s’avère un film terriblement humain, portant la marque des grandes œuvres : savoir chercher la lumière dans les ténèbres. Cela commence par la douceur des comptines en contraste avec la violence du climat, puis se poursuit par le rapprochement entre les deux héros, campés respectivement par Aisling Franciosi et Baykali Ganabarr, deux révélations impressionnantes soit dit en-passant, loin d’un quelconque manichéisme. Leur relation devient progressivement la légère lueur au milieu de la noirceur totale. On constate nombre d’allusions ramenant à l’oiseau du surnom (le « nightingale » / rossignol du titre) de la jeune femme aux paroles de cette chanson ou la légende aborigène racontée par Billy, dimension métaphorique jamais surlignée par la réalisatrice. Elle est un oiseau qui doit réussir à voler de ses propres ailes dans un univers qui ne le lui permet pas. Le long chemin vers la vengeance (durée conséquente de plus de 2h15), met en évidence les contradictions et la complexité de la question « vengeresse ». Le dessein de Clare n’a rien d’apaisant, il ravive les douleurs, les plaies, quant à la scène de vengeance tant attendue, elle s’avère tout sauf jouissive. Pourtant à l’issue de ce périple et via son magnifique final, par une rupture de ton, un changement de couleurs dans la photo, une évolution est palpable. L’héroïne vivait dans le monde des morts avant de retrouver en partie l’envie de vivre (tantôt la mère de Mister Babadook était aussi seule contre tous, incomprise). Proposition aussi radicale qu’essentielle, The Nightingale retourne les tripes et secoue la conscience avec âpreté et intelligence. Avec ce deuxième long-métrage Jennifer Kent entre dans la cour des grand(e)s. Choc légitime et surpuissant. (J-F.D. & V.N)
Sortie indéterminée.
The Lodge de Veronika Franz et Severin Fiala (États-Unis, Royaume-Uni, 2019)
Société de production mythique spécialisée dans horreur et le fantastique, la Hammer est ressuscité au cours des années 2010, plus de trente ans après son dernier projet concrétisé, The Lady Vanishes d’Anthony Page. Dans l’optique de renouer avec son glorieux passé, une poignée de longs-métrages plus ou moins oubliables, sont mis en chantier : La Dame en noir de James Watkins (qui aura droit à une suite), un remake de Morse intitulé Let Me In, La Malédiction Winchester des frères Spierig… Globalement la firme propose des films à contre-courant des tendances, presque anachroniques comparés à la production horrifique actuelle (dominée par Blumhouse, notamment, leader sur le terrain du box-office, et A24 sur celui de la réception critique, des révélations d’auteurs). Veronika Franz et Severin Fialo, sont un duo de cinéastes autrichiens remarqués en 2015 avec Goodnight Mommy (primé à plusieurs festivals dont Gérardmer et Hallucinations Collectives), avant de prendre part à l’anthologie The Field Guide to Evil en 2018. La Hammer les contactent pour leur proposer un scénario signé Sergio Casci (auteur de The Caller) intitulé The Lodge. Ils acceptent mais entreprennent des réécritures importantes du script et notamment de sa conclusion. Pour mener à bien cet exil, ils choisissent à la photographie un autre européen, le chef opérateur Thimios Bakatakis (à l’œuvre sur toutes les réalisations de Yorgos Lanthimos jusqu’à Mise à Mort du Cerf Sacré) et confient le rôle principal à Riley Keough (actrice passionnante décidément tournée vers le genre : It Comes at night, Under The Silver Lake, The House that Jack Built, Hold The Dark). Présenté au festival de Sundance fin 2019, avant de sortir sur les écrans américains en février 2020, il arrive en France directement par la case vidéo en juillet. En plein hiver, pendant les vacances hivernales, une jeune femme, Grace (Riley Keough) se retrouve seule avec ses beaux-enfants, Aidan et Mia, réticents à son égard, lorsque le père doit soudainement s’absenter pour des raisons professionnelles. Coincés et isolés dans le chalet familial, le passé de la belle-mère refait surface…
Introduction énigmatique, la caméra déambule lentement à l’intérieur du décor en s’attardant brièvement sur un tableau et un revolver, avant de dévoiler la mère biologique, Laura, incarnée par une Alicia Silverstone méconnaissable (sa ressemblance étonnante avec Riley Keough crée la confusion). Une atmosphère froide et dépressive s’instaure, tant dans les couleurs dominantes, la précision rigoureuse des cadrages (la patte du chef opérateur derrière Mise à mort du Cerf sacré et Canine se fait sentir) que la nature des rapports humains en vigueur (dialogues succincts, malaise palpable). Ce climat asphyxiant est brutalement troublé par un suicide à la fois soudain et cliniquement observé, maculant de sang une croix, invitant le symbolique dans le concret, tâchant la pâleur de coloris vifs. Conclusion d’un prologue empreint de fatalité, aussi adroit dans son exécution que déstabilisant par son déroulé. Le drame familial préexiste avant la terreur, la douleur précède la peur. The Lodge parle dès lors d’une famille recomposée, partagée entre le deuil et la nécessité de trouver une forme de stabilité. Un deuxième film commence alors avec l’entrée en scène annoncée de Grace, rejetée d’avance par ses beaux-enfants, la percevant en tant que responsable de la mort de leur mère. Les réalisateurs ménagent son apparition, l’intègrent en premier lieu au récit, virtuellement, en photo sur un article de journal, puis une vidéo found-footage, deux documents d’archives de jeunesse consultés en secret par Aidan et Mia, dans le dos de leur père. Ce passé obscur, mis en rapport avec les médicaments qu’elle prend en cachette, nourrit le mystère à son sujet et alimente un goût de l’incertitude qui va devenir la première source de tension, d’effroi. Il est à noter que l’actrice, ici dans son premier vrai (grand) rôle principal au cinéma, est, comme toujours, impeccable, à la fois fragile et glaçante. Si les zones d’ombre ont vocation à s’éclaircir au fur et à mesure, on constate une multitude d’éléments cachés ou dissimulés répartis tout au long du métrage (les sentiments de la mère, la volonté de divorce du père, rancœur entre les parents, une croix dans la main de Grace,…). L’impossible début de relation vertueuse entre la belle-mère et les enfants d’abord un motif de conflit, acquiert à mesure qu’un jeu sordide se met en place, une tournure inquiétante et effrayante, renvoyant aux liens pervers se tissant entre la gouvernante et ses petits protégés dans Les Innocents de Jack Clayton. Comment des peurs, sinon légitimes, du moins compréhensibles, peuvent-elles façonner un monstre ? Veronika Franz et Severin Fiala parent l’ensemble d’une dimension ésotérique, parasitant sciemment son caractère tangible. Non sans critiques sous-jacentes, le recours au religieux apparaît comme un ultime recours illusoire face à la terreur et à l’inconnu.
En fausse opposition au sérieux avéré, caractéristique du long-métrage, la notion de jeu occupe une place prépondérante, et ce, à plusieurs niveaux. La caméra semble s’amuser avec ce qui se révélera un jouet (une maison de poupées nous renvoyant au souvenir d’Hérédité) tout en déjouant les hypothèses qu’elle fait naître, telles la possibilité d’un film à « dispositif » (mise en abyme de la maison dans la maison). Multipliant les longs mouvements d’appareil sur des décors vides, semant le trouble entre le bâtiment réel et sa représentation ludique, usant de cadres aux perspectives rectilignes, les réalisateurs font de la géométrie une donnée anxiogène. Telle une poupée gigogne, la bâtisse se révèle à travers des encadrements, des multiples reflets (en témoigne la scène de la douche aux relents voyeuristes), découpant l’espace et démultipliant les sources potentielles de menace. Les icônes du christianisme (peinture de la Vierge, crucifix) se nichant dans chaque recoin, sont la matérialisation du passé de Grace qui refait surface peu à peu. Ainsi, la question religieuse devient la réminiscence d’une époque révolue, toujours prête à refaire surface dans les moments de crise. Aux couleurs pastel et à la quotidienneté des événements relatés lors des premières séquences (rendant encore plus traumatisante leur aboutissement), succèdent l’ambiance glaciale du lieu enneigé aux frontières du surnaturel, les cinéastes optent alors pour des plans larges, captant les pièces dans leur ensemble. Les contre-plongées sur les personnages, rendent la terreur omniprésente et maintiennent un mystère autour de sa véritable nature. Fantastique ou simple mascarade ? La question est d’autant plus prégnante que les apparences ne s’avèrent pas totalement trompeuses. Le décor majoritaire est un chalet, un lieu isolé bientôt privé d’électricité et quasi coupé du monde, progressivement contaminé par un mal longtemps incertain. Quelle est la source de l’effroi ? Vient-elle de l’intérieur ou de l’extérieur ? Tel un clin d’œil à une autre œuvre d’épouvante glacée référence, et une manière de boucler la boucle, un extrait de The Thing est visible sur un poste de télévision, faisant par ricochet écho à un autre classique de John Carpenter, Halloween, à l’intérieur duquel Laurie Strode montrait aux enfants, l’original, La Chose d’un autre monde d’Howard Hawks. Ici encore, une menace endormie se réveille, poussée hors des ténèbres par une mécanique perverse qui aboutit à un final abrupt et radical. Et Dieu dans tout ça ? Sa présence, ou plutôt la crainte de Son existence, de Son jugement, infuse insidieusement tout le métrage, avant que la punition morale ne prenne une forme inattendue et s’incarne dans la plus grande quotidienneté, dans une logique pas si éloignée des obsessions de Big John. Oppressant et claustrophobique, The Lodge conforte le talent de ses réalisateurs et acte la montée en puissance d’une nouvelle vague de l’horreur indépendante. (J-F.D & V.N)
Disponible en Blu-Ray et DVD.
Extra Ordinary de Mike Ahern et Enda Loughman (Irlande, Belgique, 2019)
Duo de réalisateurs irlandais jusqu’à lors spécialisés dans la réalisation de clips et publicités sous le pseudonyme D.A.D.D.Y, Mike Ahern et Enda Loughman signent avec Extra Ordinary leur premier long-métrage. Une comédie fantastique composée d’un casting réunissant plusieurs visages identifiables, à défaut de jouir d’une grand popularité dans nos contrées. On retrouve Maeve Higgins (humoriste, jadis vedette du show de caméras cachées Naked Camera), Barry Ward (remarqué en 2014 pour sa prestation dans l’excellent Jimmy’s Hall de Ken Loach) et en guise d’antagoniste, Will Forte (ancien membre du Saturday Night Live, où il campa le personnage de MacGruber, puis créateur, scénariste de la série comique/post-apocalyptique The Last Man on Earth, au sein de laquelle il est également l’acteur principal). Rose Dooley (Maeve Higgins) a juré de ne plus se servir de son “talent” médiumnique pour privilégier sa carrière de monitrice d’auto-école. Son serment sera mis à l’épreuve à la fois par un charmant veuf, Martin Martin (Barry Ward) sans cesse houspillé par l’esprit de sa défunte épouse, et par Christian Winter (Will Forte) un chanteur de variétés suppôt du Malin.
À la faveur d’un premier degré indéfectible et d’un amour profond pour ses personnages, Extra Ordinary, parvient à rendre crédible son postulat un brin barré (jamais tourné en dérision), et mettre en place un humour tantôt décalé, tantôt burlesque, avec une simplicité qui le rend souvent irrésistible. Introduit par un reportage (image qualité VHS en format 4/3) à base de surnaturel et porté sur les fantômes, il nous rappelle d’abord aux sketchs des Monty Python, tel un clin d’œil à la crème de l’humour British, avant de basculer vers le contemporain. Le cadre s’élargit, un changement de tonalité s’opère, on découvre la tombe du présentateur, Vincent Dooley, père défunt de l’héroïne Rose. La mise en scène discrète, mais maligne (mouvements de caméra latéraux, transitions de montage fluides conçues par associations d’idées) nous présente un-à-un les acteurs du récit. Un joyeux panel d’individualités en situations d’échec, qu’il soit d’ordre sentimental, affectif ou professionnel. Une femme dépassée par son pouvoir, un homme « hanté » par le spectre de son épouse décédée et une ex-vedette has-been en quête de rebond. Ces faux losers magnifiés se révèlent à la fois drôles et touchants, évoquant le cinéma d’Edgar Wright sur ce point. Ces échos référentiels ambitieux, témoignent davantage de marques de respect et déférence que d’un manque de personnalité de la part des cinéastes.
En effet, Mike Ahern et Enda Loughman élaborent un univers quotidien, à l’intérieur duquel divers phénomènes paranormaux se produisent en toute discrétion, à la seule attention de ceux ou celles en capacité de les percevoir : un feu vert qui s’anime, une prise qui prend vie… Cette dimension « double » du récit leur permet d’inclure divers éléments formels probablement hérités de leur réalisations passées, tout en passant le cap du format long : cadres frontaux aux allures de pastilles comiques, videos-clips parodiques, reportages décalés. Une manière audacieuse de s’approprier visuellement un scénario au demeurant « classique » (par ailleurs bien écrit) dans sa relecture d’un registre connoté et codifié. Il se dégage également d’Extra Ordinary, un désir sincère d’aborder un genre aléatoirement pris au sérieux, moins pour le réinventer, que l’honorer sans lui faire de tort. Une modestie précieuse, en totale cohérence avec l’humilité caractéristique du duo formé par Rose et Martin. À l’alchimie réjouissante entre les deux interprètes principaux (l’un et l’autre excellents), s’ajoute en creux un discours bienveillant, où le collectif triomphe, se pose comme le seul remède viable contre un égoïsme malfaisant. Ainsi, tout en se tenant à l’écart de considérations ouvertement politiques et d’une représentation réaliste du monde, le film n’en est pas pour autant déconnecté. Du fantastique à échelle humaine, aussi convaincant dans la comédie que le drame face auquel il serait dommage de faire la fine bouche. (V.N)
Disponible en VOD.
Jallikattu de Lijo Jose Pellissery (Inde, 2019)
Considérée comme l’entreprise cinématographique la plus prolifique du monde (on décompte environ 1600 longs-métrages par an), l’industrie indienne se découpe en différentes régions, dont Bollywood (basée à Bombay et dont les films sont tournés en langue Hindi) constitue la plus populaire. On parle de Mollywood pour caractériser le cinéma Malayalam (situé dans le Kerala) au sein duquel officie depuis plus de dix ans, Lijo Jose Pellissery. Cinéaste éclectique, il s’est notamment essayé au polar, au thriller, à la comédie romantique, la satire, il est également acteur et producteur pour d’autres. Il revendique des inspirations pouvant aller de ses compatriotes J.G George et Padmarajan à Akira Kuroswa, Alejandro González Iñarritu, Quentin Tarantino ou Francis Ford Coppola. Film d’action à micro-budget, Jallikattu, s’inspire d’une nouvelle de S. Hareesh, écrivain et scénariste Malayalam, Maoist. Il reprend le nom d’une fête traditionnelle tamoule au sud de l’Inde, au cours de laquelle un taureau est caché sur une place où les plus vaillants tentent d’attraper la bête à mains nues pour un tour de rodéo. La trame pourrait tenir en une question : que se passe-t-il lorsqu’un village entier devient la cible de la furie de l’animal ?
Ouverture à coups de gros plans succincts (d’une durée n’excédant pas la seconde) observant le réveil des futurs personnages centraux rythmé aux sons d’une horloge et de leurs respirations, Jallikattu affirme une volonté d’apporter une forme d’intensité au moindre détail, fusse-t-il anodin. Tel un contrepied immédiat, dans la foulée, un lever de soleil dévoilant lentement le théâtre des péripéties, est capté au détour d’un cadre large, sorte de peinture vivante d’une nature tranquille, en attendant que les humains ne viennent la perturber, la chahuter, la souiller. Le principe de compte à rebours mis en place au cours des premières secondes, est très vite reconduit. Lijo Jose Pellissery s’emploie à façonner un cinéma de sensations exacerbées, proche du trip, en rupture avec une narration dite classique. Montage frénétique, sound design et bande-son progressivement assourdissants : le récit devient rapidement secondaire. Cette approche radicale accouche d’un spectacle hors normes, terriblement immersif, surchargé jusqu’à l’excès, mais souvent réjouissant et fascinant dans ses temps forts. « Toutes les actions sont effectuées sur des animaux factices et aucun animal vivant n’a été blessé durant le tournage », nous prévient-on judicieusement tant le réalisme de certaines situations pourrait prêter à confusion. Une caméra mobile nous infiltre au cœur de l’action, partagée entre recherches d’ampleur et aspirations viscérales, tableaux figuratifs et élans de sauvageries décomplexés. Maîtrisé de bout en bout sur le plan formel (lisibilité toujours de vigueur, y compris dans le chaos), le film parvient par son langage visuel à tendre vers universalité tout en relatant une tradition éloignée des mœurs occidentales.
Partiellement désintéressé par le sort de ses héros, le réalisateur dépeint une humanité « cannibale » et barbare (faussement unie, régulièrement prête à s’entre-tuer), punie pour ses méfaits, par une nature incarnée par le taureau traqué. Il souligne en creux un paradoxe inquiétant, le nécessaire retour à des pratiques héritées de temps ancestraux afin de tenter d’espérer sauvegarder coûte que coûte un mode de vie prétendument moderne. Cependant, aussi impressionnant soit-il lorsqu’il s’agit de crée un spectacle halluciné et singulier, le film se voit rattrapé lors de ses instants de calme par ses propres partis-pris. Si le premier et dernier tiers constituent des climax en mesure d’imprimer durablement la rétine, le ventre-mou niché entre ces deux blocs se révèle nettement plus laborieux. La maigreur des enjeux secondaires et l’absence globale d’intérêt qu’inspirent les personnages devient d’autant plus criante, problématique lorsque l’action diminue en intensité. Ainsi, Jallikattu se traîne en longueurs dispensables avant de redémarrer au quart de tour et nous laisser sur une impression positive. En dépit, de ces limites non négligeables, Lijo Jose Pellissery signe un rollercoaster qui ne ressemble à aucun autre et donne envie de jeter un œil à ses autres réalisations. Expérience à tester donc. (V.N)
Disponible sur Amazon Prime en VOSTA.
Dogs Don’t Wear Pants de J.P. Valkeapää (Finlande, Lettonie, 2019)
Primé pour ses court-métrages Eyes Closes Without Hands et Keinu au début des années 2000, J.P. Valkeapää passe au long en 2008 avec Le Visiteur, avant de mettre en scène en 2014, They Have Escaped. À ce jour aucune des réalisations de ce cinéaste finlandais n’a connu le chemin des salles obscures dans l’hexagone, en dépit de présences régulières en festivals (près d’une vingtaine de sélections pour son seul dernier film). Dogs Don’t Wear Pants, fut notamment présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2019. D’après une histoire originale Juhana Lumme, il signe un drame érotique non conventionnel. Juha (Pekka Strang) porte le deuil de son épouse comme une seconde peau. Alors qu’il accompagne sa fille (Ilona Huhta) au salon de piercing, ses déambulations à l’étage le font tomber nez à fouet avec Mona (Krista Kosonen), une dominatrice. La rencontre réveille en lui des émotions enfouies, qu’il ne va cesser de vouloir explorer.
Courte introduction en apnée, rythmée par un son de respiration et éclairée à l’aide d’un filtre bleuté (une couleur déjà à l’honneur dans les crédits qui précèdent). Un homme, Juha, apparaît quelques secondes, endormi aux côtés de sa fille, avant qu’un cut ne nous immerge au cœur de son inconscient. Ce cauchemar inaugural, qui donne à découvrir par une économie de mots louable, le traumatisme du héros, oscille entre deux esthétiques supposément contraires. Un naturalisme froid, presque cru d’un côté (distance palpable dans les cadres, y compris lors des plans rapprochés), et visions oniriques (impression de voir un tableau animé au ralenti et de temps suspendu, nous rappelant au souvenir du début de Melancholia), flirtant avec la tentation esthétisante de l’autre. Le caractère aussi précis que clinique (appuyé par une bande-originale aux sonorités tourmentées) de la mise en scène, s’accorde théoriquement (caricaturalement ?) à la profession du protagoniste, à savoir chirurgien. Personnage muré dans la solitude et la tristesse dissimulée, il exécute mécaniquement son travail, éloigné de toute forme de vie sociale, il n’a guère d’activités annexes autres que les taches ménagères (dont il s’acquitte avec un soin particulièrement maniaque) et la masturbation (filmée tel un rituel inavouable : visage et corps largement cachés à l’écran). Sa relation avec sa fille, Elli (à l’inverse, beaucoup plus « vivante ») n’est pas plus chaleureuse, à l’image de cet anniversaire souhaité par échange de petits mots, sans interactions physiques. Cet événement spécial est pourtant à l’origine d’un incident décisif, la rencontre avec Mona et le début d’une initiation à un univers étranger au sien. J.P. Valkeapää isole son héros à dessein, le rendre absent à son propre monde, avant de le réveiller brutalement par la confrontation, en l’immergeant dans un autre, celui du SM.
Rupture esthétique, éclairages à coups de néons (roses, rouges, verts) dans l’antre de la dominatrice, loin des ternes couleurs du quotidien. Le trouble s’immisce à l’intérieur de l’esprit du protagoniste en même temps que débute un nouveau film. Passionnant théoriquement (le rapprochement de deux êtres par leur opposition manifeste) , original dans ses sous-textes (réparation d’un traumatisme par une douleur physique consentie, libération par la soumission) et intentions (recherche de contraste, refus des idées reçues), Dogs Don’t Wear Pants peine pourtant à pleinement s’incarner. Prisonnier de la distance qu’il a savamment instauré, le long-métrage donne la sensation de régulièrement rester à la surface de ce qu’il aborde, ébranle tout juste lorsqu’il devrait fasciner, indiffère lorsqu’il devrait toucher. Malgré l’interprétation convaincante des deux comédiens principaux, le traitement des personnages fait les frais d’une mise en scène graphique jamais réellement en mesure de faire corps avec eux. Se dégage une impression de superficialité d’autant plus dommageable que J.P. Valkeapää n’a pas froid aux yeux, à l’image des intenses séquences de domination, partie de loin la plus tenue de l’ensemble. Sa volonté de jouer sur plusieurs tableaux en même temps (avec un mélange de ton peu concluant), condamne finalement chaque pan du récit à en rester au stade de note d’intention filmée, très souvent pertinente, mais rarement aboutie en l’état. Malgré ces réserves et son caractère bancal sur bien des aspects, Dogs Don’t Wear Pants ne s’évacue pas facilement, la marque d’une œuvre à minima intéressante. (V.N)
Disponible sur MUBI.
Mope de Lucas Heyne (États-Unis, 2019)
Réalisateur américain ayant débuté sur des clips pour des artistes comme Switchfoot, Fu Manchu ou Lil’ Romeo, puis des publicités au service d’enseignes telles que Burger King ou Fox Sport, Lucas Heyne intègre le monde du cinéma en travaillant sur des scripts au sein de Dimension Films et de la Walt Becker Company. Présenté à Sundance en Janvier 2019, son premier long-métrage, Mope, n’a eu droit qu’à une petite tournée des festivals par la suite, à l’exception d’une sortie sur le sol Canadien. Il s’inspire d’un fait divers terrible survenu en Juin 2010, impliquant Stephen Clancy Hill (légèrement plus connu sous le pseudonyme de Steve Driver) situé dans le milieu du porno. Univers souvent fantasmé et rarement représenté avec pertinence à travers le mainstream, si l’on excepte Boogie Nights (1997) de Paul Thomas Anderson, il y a maintenant près de vingt-cinq ans. D’après une histoire de Michael Louis Albo, lequel avait déjà gravité autour cinéma pour adultes avec ses rôles et apparitions dans Date from Hell (1998) puis Porndemic (2018), il nous conte l’histoire de deux paumés rêvant de devenir des pornstars. Rebaptisés par leurs soins les “Chris Tucker et Jackie Chan du porno”, Steve (Nathan Stewart-Jarett) et son ami Tom Dong (Kelly Sry) sont embauchés par Ultima DVD, une société spécialisée dans les productions fétichistes bas de gamme à petits budgets, où ils effectuent divers tâches subalternes en plus de leurs maigres apparitions filmées. Rapidement cantonné à un rôle de « mope », terme péjoratif désignant dans le jargon les moins-que-rien du X, les figurants de bukkake (on vous laisse le soin de vous renseigner sur cette pratique), ils déchantent. Steve refuse d’abandonner ses rêves de gloire, quitte à sombrer dans la folie et entraîner son entourage dans sa chute.
L’ouverture annonce le programme, le titre s’affiche discrètement en rouge sur le haut de l’écran, suivi d’un triple définition de celui-ci : le verbe mope qui signifie « être abattu et apathique », mais aussi le nom désignant au choix, des périodes de mauvaise humeur prolongée, ou un acteur pornographique prêt à faire le travail le plus sale et dépravé de l’industrie. La caméra dévoile alors progressivement des hommes torses-nus et en caleçons dans une sorte de backroom, au moyen d’une esthétique léchée et d’un filtre imbibant le cadre de la couleur fétiche de Gaspar Noé. Instant suspendu, presque irréel, scrutant succinctement corps et visages en attente de quelque chose. Le feu vert tombe, un réalisateur apparaît tel un coach venant mobiliser ses troupes avant une échéance cruciale, ambiance de vestiaire d’une équipe de sport collectif au sein de laquelle règnent envie et camaraderie. Entrée en matière toute en contrastes, pimentée d’une légère ironie : le remix de La chevauchée des Walkyries à la bande-son, couplé aux expressions outrancières des comédiens, crée un effet de grandiloquence désiré. La crudité intrinsèque des images et de la séquence, est désamorcée par un point de vue fantasmé, celui de Steve. Par son approche, Lucas Heyne se refuse à porter un jugement sur ce qu’il montre ou instaurer une distance vis-à-vis de son spectateur, celle-ci se fera progressivement et naturellement. Il entreprend d’observer et de nous faire pénétrer dans cet univers en épousant le regard et la psyché (biaisée) de son antihéros, soit une vision déformée, amenée à se heurter à une réalité beaucoup moins heureuse qu’elle n’y paraît. Ce traitement n’est pas sans rappeler une grande partie de l’œuvre de Paul Verhoeven, mais surtout le Pain and Gain de Michael Bay, également inspiré d’une histoire vraie, avec lequel il partage une dimension crapuleuse.
Pourtant, dans un premier temps, ce récit d’amitié éprouvée par les échecs entre deux losers en conquête d’un milieu qui les rejettent, nous renvoie au souvenir d’un autre long-métrage récent, The Disaster Artist de James Franco (ou au livre éponyme de Greg Sistero). Mope n’est dénué ni d’humour (le premier casting que passent Steve & Tom est, par exemple, à la fois drôle et dérangeant), ni de tendresse. Le film peut s’appuyer sur deux excellents acteurs jusqu’alors inconnus au bataillon dans les rôles principaux. D’un côté Nathan Stewart-Jarett (prochainement à l’affiche du remake de Candyman produit par Jordan Peele) qui incarne un protagoniste pathétique, touchant et inquiétant, de l’autre Kelly Sry, dans la peau de son garde-fou et ami sincère. Leur relation d’abord fusionnelle s’effrite à mesure que leurs rêves s’éloignent et que le vernis de la réalité à l’intérieur de laquelle ils tenter d’évoluer, se craquelle. Tom, devient le témoin impuissant des comportements tour à tour ridicules et dangereux de son ami, tandis que le spectateur constate les vicissitudes du milieu dépeint, il n’est alors plus nécessaire pour le cinéaste d’y ajouter le moindre commentaire. À l’image d’une séquence d’essai, où un réalisateur côté (joué par David Arquette) enchaîne de manière décomplexée les indications pétries de clichés racistes afin de diriger les mopes. La gêne est multiple : l’incapacité des personnages principaux à respecter ces « consignes » sans s’humilier davantage, la nature de celles-ci et l’indifférence totale qu’elles suscitent. En collant au plus près des aspirations de ses personnages, Lucas Heyne en révèle d’évidence la vacuité abyssale. Aussi, s’il laisse filtrer quelques indices quant à l’origine des soucis psychologiques de Steve, son véritable sujet (s’il en est un) se trouve ailleurs. La conclusion sanglante et tragique de l’histoire, outre sa brutalité, met en exergue le cynisme d’une industrie et d’une société adepte de sensationnalisme, prête à capitaliser en toute absence de scrupules sur ce qu’elle rejetait tantôt. Maîtrisé, adroit et percutant, Mope constitue un coup d’essai très convaincant et plein de promesses. Son auteur travaillerait d’ores-et-déjà sur un biopic autour de la figure controversée du punk hardcore américain, GG Allin. (V.N)
Sortie indéterminée.
Autres textes sur l’édition :
Hallucinations Collectives – Seconde Partie
Entretien avec Xavier Gens
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Vasedenoces
Bonjour,
Allez vous chroniquer le reste de l’édition ?
Merci
Vincent Nicolet
AuthorBonjour, un texte sur le meilleur des sections rétrospectives arrive prochainement.