Du 7 au 17 août se tenait le festival du film de Locarno, festival au rayonnement et au lac majeurs ; une première année pour Lili Hinstin, la nouvelle directrice artistique de Locarno. La rétrospective cette année s’intitulait “Black Light” et comptait un large panel de films sur les cultures noires du monde entier, d’Ousmane Sembène à Spike Lee. L’occasion aussi de voir ou revoir les excellents films de John Waters, le très camp invité de 2019 pour un léopard d’honneur et pour qui, pour reprendre ses mots, “Locarno est le cinéma drive-in préféré, mais sans voitures”. Un clin d’oeil à la Piazza Grande, espace mythique où il est possible pour quiconque, moyennant une bonne poignée de francs suisses, de se faire une toile en observant les étoiles. Nous y avons fait un tour en fin de festival, l’opportunité pour nous de vous rapporter quelques-uns de ses astres, toutes sélections confondues.

 

 

Giraffe, Anna Sofie Hartmann (hors compétition)

Après LIMBO, un premier long-métrage réussi qui explorait d’une manière aussi radicale que poétique la fascination d’une jeune femme pour sa prof de philo, la cinéaste danoise Anna Sofie Hartmann présentait cette année à Locarno en hors-compétition son deuxième film long, Giraffe. Situé, comme son titre ne l’indique pas nécessairement, sur une île au Danemark (l’île de Lolland), le film se fait témoin de grands travaux et de mutations profondes. Dara (Lisa Loven Kongsli, vue notamment dans Snow Therapy de Rüben Ostlund) vit à Berlin et est ethnologue. Elle recense via son travail photographique un certain nombre de familles insulaires que la construction d’un tunnel pour rejoindre l’Allemagne va déloger. C’est, pour certaines, une perte incommensurable sur le plan affectif et pour l’héritage paysan, et pour d’autres un heureux signe du destin. Dara, que seul ce travail d’été un peu obsessionnel cloue à son pays natal, finira par faire corps avec l’histoire des lieux, sur des générations. Les maisons vides sont remplies de fantômes. Les vieux interrogés se mettent à parler, de même que les objets trouvés dans les masures abandonnées. Anna Sofie Hartmann s’offre à travers son hiératique personnage principal un double cinématographique et esquisse le contour d’un documentaire, tout en pudeur, sur le départ, le déracinement, mais aussi sur le retour chez soi, sur la notion — subie ou revendiquée — de Heimat. En miroir, des ouvriers polonais s’attèlent au gros oeuvre et espèrent immigrer dans la région. Parmi eux, Lucek, la vingtaine, croise la route de Dara. C’est ici, dans ce couple éphémère que tout oppose, que la fiction devient friction, génératrice de belles percées lumineuses ou drôles. L’oeil de la réalisatrice se détourne parfois du cadrage initial pour se balader dans le hors-champ, donnant au film une finition très libre malgré son extrême sobriété. Un besoin de regarder ailleurs. La girafe du zoo de Lolland, aperçue quelques secondes lors des toutes premières images du film, se sent-elle elle aussi comme une étrangère dans l’enclos qui l’a vue grandir ?

Giraffe © 2019 Komplizen Film

 

 

The Last Black Man in San Francisco, Joe Talbot (compétition internationale)

Face à face ébloui dans le soleil californien : une petite fille noire regarde droit dans les yeux un homme blanc, en combinaison qui se rapproche de celles des liquidateurs de Tchernobyl. Il met un déchet dans un grand sac poubelle. La séquence, aussi provocatrice que le titre du premier film de l’Américain Joe Talbot, dépeint la triste réalité des communautés Franciscanaises noires et latinos qui sont boutées hors de la ville, incapables de survivre aux taxes qui explosent. San Francisco est mort, vive San Francisco ! Le film, présenté en compétition à Locarno ainsi qu’à Sundance, s’appuie sur un mode théâtral du dialogue assez atypique dans le cinéma américain. San Francisco est d’ailleurs surnommé par un prêcheur de rue “City of façades” dans une séquence d’ouverture tonitruante, où l’on dévale la pente au ralenti, lumière rasante, depuis le skateboard des protagonistes principaux. On rentre ainsi, par le décor des maisons bourgeoises, dans la vie de Jimmie Fails, l’interprète principal du film, dont c’est aussi la biographie romancée. Jimmie s’acharne à prendre soin d’une maison qui ne lui appartient pas, la repeignant de manière obsessionnelle, en mémoire de son grand-père qui l’aurait construite et habitée quelques décennies plus tôt, avant d’être obligé d’en partir. D’un naturel taciturne et pacifique, le personnage de Jimmie déconstruit intelligemment les clichés de la masculinité noire, face à une élite blanche ultra libérale prête à tout pour s’accaparer du territoire et faire de San Francisco une ville instagrammable et bankable sur Airbnb. “La maison donne l’impression d’être un·e privilégié·e”.

Dans un style baroque proche de Sorrentino, trempé d’un humour incisif sur les questions raciales, The Last Black Man in San Francisco est façonné par une mise en scène impressionnante et une écriture rythmée. Il n’empêche que certaines scènes deviennent répétitives, et ce n’est pas en en appuyant les effets que les situations évoluent — si bien que la fin du film, approchant l’apothéose, échoue à dire ce qu’elle souhaite concernant la gentrification et le racisme systémique. 

The Last Black Man In San Francisco © 2019 A24Films

 

 

Madame, Stéphane Riethauser (panorama suisse)

Adieu”. Ce mot solennel prononcé dramatiquement dans le répondeur, plusieurs fois, au gré des messages vocaux laissés par la grand-mère du réalisateur (“grand-maman”, dans le texte), prennent dans Madame une tournure affectueuse. Pour parvenir à nous toucher au coeur, Stéphane Riethauser s’est armé d’un colossal matériel d’archives super 8 et de photos de famille, car par chance son père avait comme lui la fibre d’un documentariste de l’intime. Comme en réponse à ses message vocaux, comme un coup de fil qui survient trop tard, il s’adresse à sa grand-mère. “Je veux (…) te dire les choses qu’il n’était pas possible de se dire. Je veux te parler d’amour et des choses qui concernent notre sexe”.

Et sa grand-mère Caroline, née en 1909, c’était, a minima, “une grande dame” issue de la bourgeoisie genevoise catholique. Un pendant lumineux de Tatie Danielle, doublée d’une femme d’affaires impitoyable et d’une artiste sur le tard. Une vieille dame à l’autorité et au chic redoutables, à la mise en plis impeccable, aux plaies émotionnelles jamais vraiment refermées. Ce qui nous trouble dans Madame, ce n’est pas tant les projections du petit Stéphane sur la figure matriarcale et le modèle qu’elle incarne, ou l’hommage… mais plutôt la permanence de cette grand-mère dans la vie du Stéphane d’aujourd’hui. Ses goûts artistiques, ses choix, son rapport aux valeurs. C’est un dialogue au présent. Les échos de ces fragments vidéos dans la contemporanéité sont nombreux, et le réalisateur dresse à travers l’histoire de sa grand-mère un autoportrait teinté de dérision, de politique et de métamorphoses.

Ainsi, sur les délicieux tubes des années quatre-vingt et nonante, il déconstruit l’homophobie issue du patriarcat bien intégré dans son enfance  — la sienne, et celle des autres — pour arriver à l’homme libre qu’il est devenu aujourd’hui. Sa “dame” et lui sont animés du même sentiment d’indignation. “La vie est une bataille où l’on n’a pas le droit à des états d’âme”. La sortie française de ce film réparateur (venu puiser, on le confesse, dans nos réserves lacrymales) est prévue pour l’automne.  

Madame © 2019 First Hand Films

 

 

Ham on Rye, Tyler Taormina (sélection Concorso Cineasti del presente)

La première question qui nous vient en voyant Ham on Rye de Tyler Taormina (littéralement “jambon sur le seigle”, probablement en référence au roman de Charles Bukowski), est de nous demander à qui ce film s’adresse. À la fois rigoureusement et volontairement pauvre dans le développement des dialogues et de l’action, ce film de la section “Concorso Cineasti” s’attache à broyer tous les mythes de l’Amérique banlieusarde conservatrice comme on passe un pavé de boeuf dans un hachoir. L’histoire est axée autour d’un événement local majeur : toute la jeunesse se donne rendez-vous chez Monty’s, et arpente anxieusement les rues jusqu’à ce lieu mystérieux, qui se révèle finalement être un fast-food sordide.

Si la promesse paraît en bien des points jubilatoires (on se souvient de la scène où les trois filles les plus populaires du lycée quittent leurs familles vêtues comme pour le jour de leur noce), l’exécution n’a rien de la black comedy à l’américaine. Et c’est en cela aussi un exercice de déstabilisation : en s’attachant aux extrêmes détails, en utilisant tantôt des musiques mièvres, tantôt des boucles hypnotiques, en distordant la matière du film elle-même jusque dans le grotesque et le fantastique, Tyler Taormina se rêve peut-être en relève de David Lynch. Mais le film transpire davantage d’un besoin de régler des comptes avec la banlieue type Desperate Housewives (et il est possible qu’y grandir laisse des traces) que d’un véritable dépassement de son sujet. Les plans, imaginés comme des photographies, sont pourtant plaisants parfois, et l’on pense notamment à Taking Off de Milos Formann lorsque sont filmés de près tous ces visages d’authentiques adolescents, ou aux séries de Martin Parr. Ham on Rye commence sur l’image d’un feu d’artifice que quelqu’un peine à allumer car son briquet ne fonctionne pas. Le cut vient couper court à notre attente, et la fusée ne partira jamais. C’est un peu à l’image du film qui, malgré sa douce bizarrerie, peine à faire des étincelles. 

Ham on Rye © 2019 Tago Clearing Film Studio

 

 

Technoboss, João Nicolao (compétition internationale)

Alors que le spectre imminent de la retraite guette Luís, technicien employé dans une entreprise de dispositifs d’alarmes et de sécurité électroniques, celui de décennies d’un travail assommant le laisse pour l’ombre de lui-même. Il est — et parfois littéralement — pris entre deux portes. João Nicolau était déjà un habitué des comédies musicales déjantées (l’Épée et la rose, John From), mais Technoboss trouve un ton particulièrement juste, en traduisant musicalement les mouvements intérieurs d’un monsieur tout le monde à l’allure fermée, aigrie. Un homme que personne ne voit jamais, pour la bonne raison qu’il n’apparaît que dans les creux, lorsque les installations des grands hôtels sont hors-service.

Nous sommes particulièrement friands des séquences chantées dans l’habitacle de sa voiture, écrin lyrique hors du monde, où la voix se pose dangereusement à côté des rythmes — notamment la chanson visible en ligne sur des extraits, où résonne le nom de l’entreprise : “Technoboss”. Si la comédie est si réussie, c’est parce que tout le reste dans le film est envisagé très sérieusement. La légèreté se fait le pendant d’existences mornes, où les chats sont les seuls vrais amis ; jusqu’au moment où ils meurent. Nicolau déniche ici un acteur hors du commun (Miguel Lobo Anthunes, un ancien juriste et acteur des politiques culturelles au Portugal), une sorte d’anti-héros à la grâce de clown blanc. Un Monsieur Hulot des temps modernes au potentiel comique exaltant, capable de réaliser une série d’abdominaux entrecoupés de la phrase “Eu seu estupido” (“Je suis stupide”).

Il nous offre un film à la vulnérabilité courageuse, qui frise parfois l’univers de Bruno Dumont. Les gags sont fins, et il a suffit d’une barrière automatique au charisme débordant, d’un système de détection de malaises en maison de retraite ou d’un écran de vidéo surveillance antidaté pour que l’on vous alarme : guettez la sortie du film. 

Technoboss © 2019 The Match Factory

 

 

Les Enfants d’Isadora, Damien Manivel (compétition internationale)

L’existence d’Isadora Duncan semble être une succession de vies brutalement interrompues, puis recommencées. Du registre tragique à celui de l’épopée, avec des airs de révolution et de génie. L’une d’entre elles fait suite à la tragédie de l’accident de ses deux enfants, Deirdre et Patrick, morts avec leur nourrice à bord d’une voiture dont la course incontrôlée finit dans la Seine. C’est la vie-chrysalide d’Isadora Duncan, où l’artiste essaie de se reconstruire et de sublimer la douleur par la beauté des gestes, afin de surmonter le deuil. Pour son deuxième long-métrage, Damien Manivel livre un film triptyque sur des vies empreintes de cette vie-là, dont les mouvements chorégraphiques résonnent comme des échos. Le réalisateur déclare s’être lui-même développé avec la danse contemporaine et son lot de pionnier·e·s.

Agathe Bonitzer, en jeune danseuse plongée dans la sacerdotale mission de décrypter les partitions de danse, introduit le film. Ses séquences solo où elle s’identifie à la chorégraphe par la lecture de ses mémoires, entre la bibliothèque et le studio de répétition, ne sont pas sans nous rappeler les longues marches mélancoliques de Rémi dans le premier film du réalisateur, Un Jeune poète. Une expérience intérieure contiguë à celle du mythe, que l’image et le son relèvent en isolant l’actrice dans une bulle. On perçoit des cris d’enfants à l’extérieur alors que la jeune danseuse s’exerce, comme une communication avec l’au-delà. Puis Damien Manivel nous emmène ailleurs, vers un autre type de fascination que l’identification : le besoin de transmission. Puis un autre encore, en ricochet : le saisissement, façon syndrome de Stendhal. Derrière la caméra, le directeur de la photographie Noé Bach capte avec majesté la lenteur des corps atypiques de ces quatres personnages féminins principaux. Leurs trajectoires dépassent le cadre classique de la dramaturgie, et nous les suivons jusque dans les moments les plus intimes, dans leurs silences, loin du jugement. Elsa Wolliaston, qui interprète le personnage de la dernière partie — le plus magnétique — est une importante chorégraphe de la danse contemporaine d’inspiration africaine. Dans son rôle taillé comme un clin d’oeil, elle est le véhicule par lequel la philosophie d’Isadora Duncan finit de nous convaincre.

Damien Manivel, qui repart de Locarno avec un prix de la mise en scène mérité, installe un superbe dispositif narratif qui se balade à travers le temps et les personnages ; quelque part entre Certaines Femmes de Kelly Reichardt et une dernière berceuse. 

Les Enfants d’Isadora © 2019 Shellac Distribution

 

 

Ivana la Terrible, Ivana Mladenovic (sélection Concorso Cineasti del presente)

     

“Malheur à celui qui dort sur le coeur d’un Serbe”. Si le dicton indique à quel point la dynamique des relations sociales peut facilement devenir prise de tête en Serbie, il porte aussi l’idée que les gens y débordent d’amour. La réalisatrice Ivana Mladenovic est serbe mais vit et travaille en la Roumanie. Ivana la terrible est son deuxième long-métrage, cette fois largement inspiré de sa vie, pour ne pas dire autobiographique. Elle se met en scène, ainsi que ses amis proches et sa famille, dans une comédie sanguine tournée dans la ville où elle a grandi, et où l’élément déclencheur n’est autre qu’elle-même. Elle comme artiste, elle comme célébrité, elle comme femme libre ; dans une région et une cellule familiale nécrosés par les carcans religieux et machistes. Un Tamara Drewe balkanique à l’épreuve du patriarcat. La caméra est un électron fou qui suit nerveusement tous les personnages : le cadre ne parvient jamais à contenir Ivana, qui s’entend dire dix fois par jour qu’elle devrait trouver un mari. Ivana Mladenovic capte bien l’ambivalence d’être une femme reconnue dans d’une société qui n’a pas été secouée par #MeToo (le nuage s’est arrêté à la frontière) : c’est à la fois l’honneur de représenter sa ville, une fois revenue victorieuse de ses conquêtes, et le déshonneur d’être surveillée et traitée en femme publique. Les médailles et les ragots. “L’air de Serbie n’est pas fait pour être respiré, il est fait pour être chanté”. Entremêlant le drame névrotique et les portraits familiers, Ivana Mladenovic chante un film très honnête, et elle tape sur son pays autant qu’elle lui déclare son amour. 

Ivana la terrible © 2019 microFILM

 

 

Bergmal (Echo), Runar Runarsson (compétition internationale)

De quoi 56 scènes n’ayant a priori rien à voir les unes avec les autres se font-elles l’écho ? Le troisième film de l’Islandais Runar Runarsson présenté cette année en compétition internationale à Locarno détonne évidemment de ses voisins. Ici, pas de personnage principal, pas d’intrigue, ni de longues bandes sonores qui courent le long des scènes. Un seul désir regroupe ce corpus de plans-séquences, celui de s’inviter dans la période de Noël des Islandais de nos jours. Sur le papier, l’ennui semblait guetter ; de même que la tentation risquée du film à sketches. Mais le film se situe ailleurs, dans la poétique de l’exceptionnel et de ce qui l’est moins, comme des photographies animées extrêmement léchées. La disposition du cercueil d’un enfant dans une église la veille de Noël ; une maison que l’on regarde brûler presque sans surprise ; un concours de muscles féminin ; une ronde aquatique de bébés nageurs ; un chien qui a peur des pétards. Le film fonctionne comme un corpus d’haïkus dont beaucoup s’articulent autour d’une réflexion sur l’existence. Le moment de Noël, suspendu et — en Islande en tout cas — extrêmement sombre, donne un espace privilégié à l’introspection. Les paysages se figent, et l’on fait face, même entouré·e, à sa solitude. Bien qu’étant un film teinté de l’humour noir si cher au cinéma nordique, du tout se détachent aussi des scènes qui se donnent au premier degré de l’émotion. C’est finalement le réel, dans son appareil le plus simple, qui nous transportera avec le plus de force hors de nos fauteuils de cinéma. Runar Runarsson capte les images d’un accouchement sans artifice, peut-être une allusion à la nativité, et l’on voit alors la fiction s’effacer des visages par les tremblements, les cris et les fluides. Une bonne surprise dans cette programmation, un film en 56 états d’âmes : un infime écho de la vie.  

Bergmal © 2019 Jour2Fête

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A propos de Antoine HERALY

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