Et l’on poursuit notre marathon Étrange Festival avec une semi-déception (Killing), une perle (The Dark), un Gaspar Noé plutôt en forme (Climax) et un somnifère (Meurs, monstre, meurs).
Shinya Tsukamoto a tout d’un survivant. Un résistant. Retiré d’une industrie cinématographique qui l’empêche de s’exprimer et ne le finance plus, il auto-produit désormais ses films ; l’absence de budget se fait cruellement ressentir. Il est difficile de ne pas être admiratif, face à son courage de poursuivre coûte que coûte. Et si Killing apparaît comme un film totalement fauché, que sa photo terriblement numérique a tendance à desservir d’emblée, il n’en demeure pas moins passionnant surtout dans ses thématiques. Si Killing rend hommage au chambara c’est pour mieux en prendre le contrepied, mais dans un désir presque programmatique d’utiliser les codes du genre pour mieux les briser. Il égratigne le mythe du samouraï dans la continuité des brûlots anti-féodaux d’un Kobayashi puisqu’il dresse le portrait poignant d’un héros virtuose du sabre mais incapable de tuer. Comme l’étaient ceux de Rebellion ou d’Harakiri le héros incarne une transition du Shogunat à l’Empire : la fin de la féodalité, des temps chevaleresques, de l’héroïsme. Un sentiment d’absurdité flotte à la vision de ce jeune homme errant ne servant plus à rien. Comme un 8e samouraï égaré, il reste dans un village, entraînant un jeune paysan fougueux, jusqu’à ce qu’un voyageur vienne lui proposer de mettre son art au service du Shogunat. Mais l’idée de tuer le paralyse jusqu’à la nausée. Magnifique exposition d’un dilemme pour un film qui malheureusement ne tient pas ses promesses et aurait gagné à ne pas céder à ces procédés formels aussi agaçants qu’éculés. Le semi ratage de Killing interroge le rapport ambigu que peut entretenir la critique avec la politique d’auteur et le risque parfois de tout pardonner, et d’identifier comme expérimental ce qu’on jugerait totalement impardonnable chez d’autres. On oublie souvent de juger l’œuvre pour défendre l’auteur, et de fait Killing est souvent embarrassant dans sa forme ; nous aurions tort d’y voir perpétuellement un parti-pris de non-séduction du spectateur et de fuite du beau. Des cadrages aussi approximatifs, un montage à l’emporte-pièce, une image souvent assez laide doivent-ils être respectés comme une signature reconnaissable entre mille ? Pourquoi l’éloge d’un parti-pris esthétique radical chez un cinéaste deviendrait-il dénonciation de tics chez un autre ? Le dernier opus de Shinya Tsukamoto, dès ses premières images, porte sa patte, mais au service d’un exercice visuel confus et vain. Autant ces soubresauts de l’image épousaient merveilleusement la fureur charnelle dans Tokyo Fist ou Bullet Ballet autant le procédé paraît ici paresseux, Tsukamoto se contentant d’appliquer paresseusement au chambara sa patte habituelle comme une recette éprouvée. Le comble : Killing rappelle parfois l’action épileptique d’un banal found footage et échoue régulièrement à traduire le vertige d’un héros dans un monde dominé par le mal. Démonstratif, gesticulant, hystérique, Killing l’est, couvert par une bande son tonitruante, ressemblant à un gigantesque bordel, mais il ne nous fait ressentir que partiellement les ruines du chaos. Cette caméra portée épileptique met surtout en relief combien le cinéaste n’est pas épique.
Esthétiquement Tsukamoto refuse également la composition classique des plans, la lenteur hiératique, et la théâtralité chorégraphique à la Kobayashi ou Gosha au profit de combats pour la plupart illisibles (même s’il filme un duel dans les bois de manière classique). C’est d’autant plus décevant et éreintant que lorsque le film se pose avec ses personnages, qu’il les regarde souffrir ou s’aimer, qu’il se ralentit, il prend une véritable ampleur qui laisse entrevoir au spectateur la vision métaphysique de Tsukamoto vis-à-vis d’un monde dominé par la violence, la mort, l’animalité, dans lequel il convient de se positionner. Lutter ou baisser les bras ? Tuer ou s’enfuir ? Dans ses moments les plus beaux, le cri terrible d’une femme vous transmet toute la terreur du vide, la peur du néant. Lorsqu’il arrive à transmettre la fièvre noire de son sujet, en particulier dans sa dernière partie et son errance existentielle ultime dans une forêt qui avale ses personnages, Killing envoûte à mesure qu’il communique son désespoir. Un samouraï sentimental pour un film bancal. (O.R.)
Faut-il oublier Gaspar Noé pour apprécier Climax ? La réputation « sulfureuse » du cinéaste, entretenue par lui-même et souvent relayée par la critique (sceau parfois virtuel cette fois ostensiblement associé au teaser), peut-elle en biaiser la perception ? Glissant aux oubliettes les films précédents, il faudrait aborder celui-ci l’esprit et la mémoire les plus vierges possible. Si l’expérience relève du jeu de dupe, elle favorise néanmoins une approche moins réticente et finalement plus bienveillante. Toute œuvre ne doit-elle être perçue pour elle-même ?
Découpé en parties distinctes, chacune rompant formellement avec celle qui la précède, le récit décrit des événements se déroulant au cours d’une même nuit : une répétition de danse et la fête qui lui succède. Hormis un flashforward, un prologue et deux génériques décalés, la narration adopte un déroulé linéaire, le déroulé du récit épousant finalement celui du cinéma horrifique. Progressant jusqu’au climax du titre, puis faisant retomber la tension avec la résolution du mystère de la sangria démoniaque, la boucle se boucle quand la dernière séquence renoue avec le flashforward initial. Noé aurait donc simplement réalisé un film de genre plutôt bien foutu dont les excès n’illustrent que des dommages collatéraux.
La structure adoptée pour les quatre premières séquences, rigoureuse et graphique, accentue les contrastes formels et permet à Noé de présenter ses personnages en deux temps : une interview face caméra et l’ultime filage de la troupe. La difficulté de faire exister chaque individu ainsi réglée, danseuses et danseurs semblent déjà familiers lorsque la caméra capte leurs chorégraphies.
La motivation première du cinéaste, son amour de la danse et son admiration sans borne pour celles et ceux qui la pratiquent, à travers le voguing, le waacking ou le krump, porte deux scènes centrales du film. Pour la première fois sans doute, le cinéma de Noé respire l’enthousiasme : cadre large, déplacements fluides et plongées accompagnent des performances habitées par une ferveur transcendante. L’ardeur des corps en mouvement se relayant l’un l’autre, la ferveur déployée et l’éblouissement ressenti conduisent à une transe étonnamment saine et positive (au regard de la filmographie de Noé) tant la mise en scène épouse l’action au lieu de la provoquer. La volonté de partage s’exprime ici de manière parfaitement lisible, sans embrouille, sans l’esprit d’entourloupe tant de fois reproché à l’auteur d’Irréversible.
Radicalement cloisonnée, chaque partie se développe indépendamment et puise son souffle dans sa propre énergie. Aussi, après un plan-séquence virtuose, lorsque l’after dérape et que Noé renoue avec sa sempiternelle peinture du chaos (et ses questions à la con), l’agacement parfois ressenti n’entache en rien le souvenir de ce qui précède. A priori improvisées (mais sur quelles bases ?) les conversations radicalisent les tensions et font remonter à la surface les vieilles obsessions du cinéaste, parmi lesquelles (encore et encore) la gestation, l’avortement, l’enfantement… La question initiale (faut-il oublier Noé ?) se pose alors sans détour tant ce que la caméra donne à voir peut provoquer le rejet. Et pourtant, on en a vu d’autres, la violence ou l’hystérie de certaines situations ne dépassant en rien ce que le cinéma a déjà produit. Fort heureusement, la courte durée du film permet à Noé de ne pas déraper : la caméra à l’envers des scènes finales résonne alors davantage comme un chant mortuaire apaisé que comme l’ultime expression de ses névroses.
Film de corps en mouvement, Climax s’apprécie en oubliant les petites provocations de son auteur : le jeu en vaut la chandelle tant il réserve de beaux moments de cinéma. (P.G.)
Un homme aux abois qui abat le vendeur d’une station essence alors qu’il vient de le reconnaître à la télé. Une fuite dans les bois. Puis l’arrivée dans cette mystérieuse maison où vit Mina la petite zombie… qui le massacre. Ouvrant le coffre de la voiture Mina découvre Alex, l’enfant kidnappé qu’on a défiguré et rendu aveugle. Tel est le point de départ du splendide The Dark qui dissémine l’énigme dès ses premières séquences, au-delà du bien et du mal, transmettant subtilement l’abîme de ses jeunes protagonistes esquintés, mort ou vivant, ayant perdu tous leurs repères.
Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Que leur est-il arrivé? The Dark distille lentement ses éclaircissements et ne les révèle pas tous, à la manière des adolescents gardant leurs secrets. Nulle trace de virus ou de fins des temps ici, c’est d’une autre apocalypse qu’il s’agit, intime et dévastatrice. Il y a tout de suite quelque chose d’autre qui passe, bien au-delà de l’illustration de la figure du mort-vivant qu’on croyait éculée, cette dimension tragique qu’on trouvait chez celui de Bob Clark. Mina n’appartient d’ailleurs pas à cette race de zombies grommelant et avançant comme des somnambules : elle parle, exprime sa colère, libère les mots et se meut avec une grande vivacité.
Le premier choc c’est d’être invité dans cette balade auprès de deux enfants défigurés, à la pureté saccagée. Passé le sentiment d’horreur, le regard s’habitue pourtant à ces masques de plaies – blessures béantes pour Mina, yeux disparus sous des paupières fermées par les cicatrices pour Alex. Ils sont encore là, magnifiques, explosant dans leur innocence.
Nous épousons leur perception et leurs doutes, et progressivement nous familiarisons avec l’étrange beauté proposée par le film de l’autrichien Justin P. Lange (co-réalisé par Klemens Hufnagl ) capable d’installer un climat paradoxal : sauvage, cruel, inconfortable mais rejoint par une insondable douceur, celle de l’amitié naissante, de l’infinie compassion et d’un réconfort trouvé entre deux êtres meurtris. Il serait tentant de le rapprocher de Morse qui faisait lui aussi – en moins épuré, moins brut – le portrait d’une rencontre, de deux adolescents en souffrance s’apprivoisant. Mais là où Thomas Alfredson parlait d’apprentissage de sa différence Justin P. Lange évoque ouvertement le mal que les adultes – les vrais monstres – peuvent faire aux enfants, et ce qu’il en résulte. Même si le cinéaste ne recule pas devant le gore (la gamine est un animal qui déchiquète ses victimes et les tue sans douceur) ce n’est pas cette violence que l’on retient le plus, mais celle de leur destin, celle qui désormais étreint leur coeur.
La monstruosité du zombie comme une extériorisation du trauma, cette matérialisation de l’horreur intérieure, de la décomposition intime était un défi risqué que le cinéaste relève superbement. Lors de flash-backs subtilement intégrés Mina se rappelle de sa mort et comment d’elle naquit un monstre. La révolte et la rage ne peuvent mourir. Alex s’inquiète quant à lui de l’absence de son kidnappeur, comme s’il avait perdu un protecteur. La crainte du Mal s’entremêle à la peur de son évanouissement, par habitude, le réalisateur nous fait subtilement ressentir ce cheminement d’une victime presque culpabilisée des blessures qu’on lui a infligées.
Il offre un fantastique douloureux qui métaphorise avec grâce un sujet délicat. Difficile en effet de ne pas être bouleversé par ces âmes brisées qui se tiennent désormais la main. Dans son traitement subtil, The Dark évite toujours la démonstration et le sordide, car c’est toujours le regard juvénile qui nous sert de guide, un peu comme le faisait récemment Sicilian Ghost Story avec ses petits amoureux. L’enfant, aussi meurtri, aussi hagard soit-il, se promène encore ; il garde en lui une résistance, la force de la résilience, la même que celle qui incite à dessiner, ou à rêver. Placé sous le signe de la mélancolie et de la dépression The Dark côtoie les ténèbres sans oublier d’être lumineux. (O.R.)
Et la palme d’or du film prétentieux, vain et abscons est décernée à … Meurs, monstre, meurs d’Alejandro Fadel
Le cinéma d’Amérique Latine offre régulièrement des relectures intelligentes de mythes fantastiques confrontés à la réalité, employées comme métaphores de constats sociaux implacables. Souvent déconcertants dans leur rythme langoureux et leur approche réaliste, ces films intrigants confirment la contemporanéité d’un imaginaire et sa capacité à rendre compte du climat d’un pays, d’une époque. Qu’on se souvienne du film mexicain La Région sauvage où les rapports sexuels de l’héroïne et d’un monstre tentaculaire – relecture du Possession de Zulawski – venaient témoigner d’une libération féminine et de la revanche acerbe contre la domination machiste. C’est ce fantastique comme fragment incongru de la réalité qui caractérise cette nouvelle vague singulière du cinéma d’épouvante. Venu d’Argentine, Meurs, monstre, meurs annonce ces mêmes enjeux dès son exposition. Hélas, c’est complètement raté. Malgré une direction artistique soignée, le film d’Alejandro Fadel se perd dans les méandres de bavardages censés semer le mystère mais qui ne font que disperser l’ennui, avant un profond agacement. L’impressionnante première séquence où une femme est décapitée sous une tempête de neige laisse espérer une œuvre à la fois brute et contemplative, perspective arrêtée nette par la suite, qui abandonne toute velléité poétique ou anxiogène. On aurait aimé trouver plus de brume dans l’élaboration du surnaturel que dans cette accumulation de phrases empesées, de considérations philosophiques tellement conscientes de leur sens profond qu’elles n’en n’ont plus aucun. Et quelle emphase ! La torpeur nous étreint petit à petit, puis l’espoir d’être sauvé par le générique de fin. A force d’intellectualiser le genre, de le tordre et de le prendre de haut, ne risque-t-on pas d’en évacuer l’essence magique ? Le réalisateur a beau tenter de se rattraper in extremis avec sa révélation lovecraftienne qui renvoie maladroitement aux thématiques de The Thing, il sombre finalement dans le grotesque avec l’apparition au grand jour de sa créature, mix de bite et de vagin – qui doit sans doute pour le réalisateur avoir une signification symbolique moins sibylline que pour le spectateur – bien plus proche des moments animés de Pink Floyd the Wall que de Cthulhu. A coup sûr, le léxomil le plus efficace du festival. Dors, spectateur, dors. (O.R.>
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