Si les glaçons ingérés avec gourmandise dans Swallow ouvrent une boîte de Pandore onirique et inquiétante, ceux que Lilian absorbent goulûment dans le film éponyme relèvent de la survie, aucun plaisir lié à leur dégustation.
Soit, deux fictions portées par deux femmes, filmées de façon radicalement différentes.
Empathique et féministe chez le cinéaste américain, avec un point de vue de cruel entomologiste chez l‘autrichien.
Bizarrement alors que la phrase « Es-tu en sécurité ? Te sens tu bien ici? » résonne aux oreilles de son héroïne dans un des climax du film, Swallow est un film où il fait bon vivre, où le spectateur se sent admis et de connivence avec Hunter, nonobstant sa bizarrerie. On s’immerge dans ce malaise cosy – si l’on m’autorise l’oxymore – à l’image de ce surprenant premier long-métrage. En présentant son film, le réalisateur annonce la couleur : « J’ai une grande affection pour les marginaux et les gens bizarres. Les Outsiders peuvent nous aider à mieux voir le monde de l’intérieur que ceux qui sont à l’intérieur. »
Pourtant initialement, Hunter (extraordinaire Haley Bennet) a tout d’une « insider ». Pomponnée, coiffée, manucurée, elle est un des accessoires de réussite de son yuppie de mari, Richie, qui vient d’être nommé PDG par papa. Cantonnée au choix de la décoration de leur splendide maison, quand elle prend la parole devant ses beaux-parents, incitée par son mari à raconter une anecdote visiblement intime et embarrassante, ils changent de sujet et l’oublient. C’est alors que Mirabella-Davis guide avec brio nos regards et celui de son héroïne sur un seau à glaçons dans le luxueux restaurant où mari et belle-famille l’ignorent. Les glaçons sont nimbés d’une aura indéfinissable, presque un rayon magique qui envoûte la jeune femme. Elle croque un glaçon avec un plaisir non dissimulé et se sent plus sereine. Puis, cela va être une bille, un clou… Est-ce compatible avec sa grossesse toute neuve ? Surtout quand on est fliquée par une famille obsédée par la normalité et la « réussite » à l’américaine.
Dans cet impressionnant premier long-métrage, le jeune cinéaste cumule plusieurs exploits. D’abord, celui de surprendre constamment sans que cela ne relève jamais de l‘esbroufe ou du « high concept », comme le pitch du flm pourrait le laisser entendre. On aurait pu craindre du néo Cronenberg, en moins bien, rien n’en n’est car Swallow est tout sauf désincarné, s’appuyant sur un personnage féminin complexe et subtil, comme on en voit rarement au cinéma.
De plus, Carlo Mirabella-Davis a sa patte et se paye le luxe de mêler avec talent divers genres : la comédie noire, le thriller et le drame psychologique, créant par dessus le marché un nouveau genre : le film d’horreur féministe. Attention ! ne pas croire que cette superbe fiction a un « message » didactique et moralisateur. Avec la complicité de son actrice qui livre une interprétation bluffante, le cinéaste inspecte toutes les facettes de la femme trophée, surtout celles cachées, cassées.
Avec un talent rare et pas que pour la joie… Clin d’oeil au redoutable ouvrage de développement personnel que sa belle-mère offre à Hunter : A Talent for joy. Obéissante, sa bru suit à la lettre les conseils du livre « Aujourd’hui, faites quelque chose de différent », eh bien ! ce sera absorption de sa première bille ».
En dire plus sur l’intrigue serait crime de lèse-majesté.
Courrez voir cet excellent film qui ravit par son intelligence, son originalité et sa complexité. Il vient d’être projeté aux festivals de Tribeca, Deauville… Prédisons lui une belle carrière plus que méritée. Bonne nouvelle, Swallow sort en France en début d’année, distribué par les salutaires distributeurs UFO auxquels on doit Les Garçons sauvages, L’Empire de la Perfection, Danie Darc-Pieces of my Life (autant de films aimés et chroniqués sur Culturopoing). Nous y reviendrons…
Lillian de l’Autrichien Andreas Horvath est comme une version carbone bien noire du film évoqué. Autant le réalisateur américain semble faire corps avec son héroïne, autant le cinéaste autrichien va à contre-corps, contre-cœur, se dissocie du personnage, façon Lars von Triers Breaking the Emily-pardon : the waves, Breaking the Nicole Dogville et ainsi de suite. Produit par un autre grand sadique teuton, Ulrich Seidl, Lillian exaspère par son esthétisation du glauque et de la misère, des propositions un peu faciles (je vais y revenir). Ceci dit, il fascine par des trouvailles autrement plus inventives, des plans d’une beauté à couper le souffle, même s’il est déjà coupé par l‘accumulation de séquences désagréables, voire pénibles. Ce film risque de diviser ; du moins l‘auteure de ces lignes en a eu une vison quasi schizophrénique.
Horvarth dit s’être inspiré d’un fait divers, situé dans les années 1920. Une jeune Russe ayant émigré aux Etats-Unis se retrouve à bout de ressources. Elle décide de retourner dans son pays à pied. Elle quitte donc New York et suit le télégraphe direction l’Ouest. Accompagnée de plusieurs chiens, elle n’arrivera jamais à destination et disparaîtra vers l’Océan Pacifique. Son film est dédié à la disparue et a repris son nom Lillian. Le reste n’est que fiction ou, plutôt, friction, performance : ce qu’il fait subir à son interprète (l‘aspect le plus discutable du film) et son immersion dans l‘Amérique des Rednecks (le point le plus original et abouti). L’héroïne, s’appelle toujours Lillian, mais part seule. D’emblée, ce qui gêne c’est que sa motivation est inexistante : après un casting pour du porno hardcore, avorté parce que son visa pour les USA a expiré, le collègue russe qui lui a fait passer l’entretien, lui conseille de retourner en Russie. Plan suivant, la voilà déambulant dans une sorte de no man’s land, vêtue d’un short ras les fesses, de collants noirs déchirés et avec un sac à dos microscopique. Le début du film laisse augurer de mauvais présages : esthétisation limite éthiquement du porno hardcore : split screen sur des images vidéos de filles harnachées qui se font gang banger versus le visage en gros plan, grands yeux clairs, pommettes hautes de de Patricja Planik (alias Lilian). Physique de top model, P.P reste splendide malgré toute les épreuves physique que son réalisateur (devenu compagnon à l’état civil) lui fait subir tout le long du film. Commençons par le pire de Lilian : la façon qu’a le réalisateur de nous présenter cette femme est assez débectante : sur le plan provocation à l’autrichienne (Hallo Seidl ; Haneke !…), il dégaine toute la panoplie : Lilian a ses règles (forcément gros plan sur ses cuisses maculées de sang), Lilian a ses poils qui repoussent, (re Gros Plan sur ses jambes, aisselles poilues)… Elle déambule, sexy trash sucette à la bouche ou » enfantine » sur un parapet les bras de côté comme une petite fille… Intérieurement, pendant les deux tiers du film, le personnage de Lilian n’est pas mieux traité : dès la première maison où elle s’incruste, elle laisse la bouffe en plan, pique des fringues, surtout- un encombrant bocal XXL de chips genre Curly ! Ce qui n’aide pas le personnage à exister, c’est un euphémisme ! Quand un shérif qui paraît être le pire des white trash lui vient en aide, ainsi qu’une brave épicière, elle s’enfuit ou ne remercie pas. Du reste, le côté « sois belle et tais-toi » est totalement assumé par son Pygmalion sadique : en 130 minutes, elle n’aura dit qu’un mot « Niet » ! On aura beau avoir entendu dire que la sculpturale Patricja Planik est artiste et photographe, la voir ainsi instrumentalisée à l’écran reste douteux. Le contrepoint des situations difficiles qu’elle vit avec, au son, des speakers de radio aux tons enjoués ou les inserts « God bless America », « you have a family »… est agaçant au début, parti pris qui paraît un peu facile, mais prend sens au fur et à mesure. Nous arrivons enfin aux côtés étonnants et virtuoses du film. Autant l’aspect performance physique de l’actrice, abîmée par son metteur en scène paraît trop souvent exagérée et gratuite, autant la performance au sens du happening est réussie et impressionne. A savoir : le cinéaste la place dans des impros où ils font effraction dans le quotidien de laissés pour compte des Etats unis : des ploucs fauchés, des indiens défendant l’arrivée du pipeline dans le Dakota… Lilian y fait irruption, volant de la bouffe, des fringues et l’aspect documentaire/happening est saisissant, risqué et original. Dès qu’il s’ouvre sur l’extérieur, ce road movie survivor déploie enfin ses ailes. Parlant d’ailes : les plans filmés par des drones ou en avion sont sidérants, les paysages splendides. La dernière demie-heure du film décroche de Lilian pour s’intéresser à des paysages désolés, des déserts arides, des tribus en voie de disparition, devenant passionnant. Autant les afféteries du cinéaste provocateur, martyrisant façon soft son héroïne (et donc, le spectateur) sont des facilités quasi adolescentes qu’on aurait préféré éviter, autant Horvarth est un artiste total. On le retrouve au générique à la caméra (virtuose), au montage (trop long, le film aurait été sublime avec 3O ou 40 minutes en moins), à la musique qui nappe tout le film d’une aura inquiétante et mystérieuse. On est très curieux et un peu anxieux de découvrir son prochain film, idéalement avec un vrai personnage. Lilian est un film dérangeant, dont on ne sort pas indemne. Parfaitement détestable ou détestablement parfait pour les raisons évoquées ci-dessus. Un vrai film, malgré tout.
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