Absurdité, mort et SF dans le bloc de l’Est
Trio gagnant avec l’essai spirituel et poétique de Jóhann Jóhannsson, Last and First Men, le blockbuster intimiste de Egor Abramenko, Sputnik, et le film policier désenchanté de Adilkhan Yerzhanov, A Dark Dark Man.
Actif depuis les années 80 et révélé plus largement au public par les bandes originales qu’il composa pour les films Premier Contact de Denis Villeneuve et Mandy de Panos Cosmatos, le compositeur islandais Jóhann Jóhannsson, prématurément disparu en 2018, aura également laissé à l’univers et à l’humanité l’adaptation cinématographique d’un roman de Olaf Stapledon publié en 1930. Oeuvre unique dans tous les sens du terme, Last and First Men est inclassable, à la croisée de la science-fiction, de l’essai, de la poésie visuelle. C’est un voyage magnifique, en plus du testament troublant d’un artiste se sachant mourant. En donnant la parole à un être humain vivant des millions d’années après nous et nous annonçant qu’il fait partie des derniers hommes, l’extinction de l’humanité étant proche, notre condition de mortel épouse celle de Jóhannsson dans cette annonce d’une fin inéluctable. Aucun catastrophisme ici, aucun désespoir, mais au contraire une certaine forme d’apaisement, convoquée par la subtile alliance de l’image, de la musique, des mots, de la voix.
Visuellement ce noir et blanc en 16mm est somptueux, granuleux, mystérieux, propice à la contemplation et à l’introspection. En dehors de quelques brefs intermèdes, l’intégralité du film se compose de plans de spomenici, ces immenses monuments érigés dans les années 60 sous l’impulsion de Tito, afin de commémorer la victoire de la Yougoslavie communiste sur le fascisme. Imposants, impressionnants, ces bâtiments saisis tantôt en plan d’ensemble tantôt en gros plan évoquent moins notre siècle que les vestiges de civilisations disparues, tant leur côté brut et souvent monolithique ont cette capacité à nous propulser dans le passé. De très lents mouvements de caméra les arpentent, scrutant leur géométrie, leurs arêtes, leurs formes gravées, comme tentant de percer leurs secrets, d’extraire leur puissance, de révéler leur sens, tout en leur laissant leur part de mystère. Ce balayage se révèle particulièrement berçant, quasiment hypnotique, intemporel et insituable.
Ces monuments seront les seuls acteurs du film : aucun être humain à l’horizon, seulement une présence sonore, la voix d’un être très, très lointain et pourtant étrangement familier. Et quelle voix ! C’est à Tilda Swinton qu’a été confiée la narration, la mise en voix du très beau texte de l’écrivain britannique Olaf Stapledon. Le timbre, le débit et les inflexions de l’actrice se révèlent en parfaite symbiose avec la majesté des images et le rythme doux et profond du film. Elle ne fait pas que raconter, elle vit, elle habite ce texte et devient notre fil d’Ariane au sein de ce voyage intimidant qui nous ramène à notre finitude inéluctable, en tant qu’être humain et, puisque cela nous est annoncé, en tant que race, au caractère infirme de notre existence, parmi toutes les créatures et les créations nous précédant, nous côtoyant et nous succédant dans l’histoire de l’humanité.
Une brèche s’ouvre, aussi, dans l’aide que nous demande cet être parmi les derniers de notre espèce : et si, en parvenant jusqu’à nous, sa voix pouvait nous amener à changer le présent, donc son passé à elle, et notre futur à nous ? Aucun moralisme ici, mais une interrogation, autant métaphysique que poétique, une main tendue par Jóhann Jóhannsson à ses contemporains, lui survivant prochainement. L’évolution humaine, elle, est assez vertigineuse. Au détour de quelques phrases, on pourra par exemple se représenter l’être humain comme possédant un seul œil, tourné vers le ciel, et communiquant par télépathie, considérant alors le langage vocal comme un outil archaïque.
Dernière composante, et non des moindres, de cette alchimie sensorielle, il s’agit évidemment de la musique du compositeur, entre arrangements électroniques et cordes virevoltantes, nappes puissantes au volume sonore savamment poussé, telle une secousse, à certains moment clé du film, et passages plus enveloppants, qui en quelques notes seulement nous font décoller pour un ailleurs. Autant d’éléments, tous à l’unisson les uns des autres, qui font de Last and First Men une excursion intense dans l’immensité de l’espace et la petitesse de l’humanité, à la fois bouleversante et apaisante, donc on ressort silencieux, respectueux, et humble. (A.J.)
Sputnik, du russe Egor Abramenko, fut une excellente surprise ! En fait de blockbuster, il s’agit d’un film beaucoup plus intimiste que ne le laissait suggérer sa production, ce qui ne fut pas pour nous déplaire. L’ouverture, très efficace, voit deux astronautes en mission subir un dérèglement mortel de leur navette. Seul Konstantin Veshniakov se relève suite à l’atterrissage, mais visiblement dans un sale état, à la milite de la possession. Menacée de renvoi par une commission d’enquête chargée de faire la lumière sur ses méthodes risquées ayant failli coûter la vie à un patient, la psychologue spécialiste des neurosciences Tatyana Klimova est recrutée par un chercheur qui promet d’effacer son dossier en échange de son aide sur ce cas complexe. Elle accepte quelque peu à contrecœur et apprend rapidement qu’une créature sort toutes les nuits du corps de Veshniakov sans que celui-ci ne se doute de rien et continue de demander à être libéré. Parasite ou symbiote, la mission de la scientifique est en tout cas de séparer la créature de son hôte humain. Une tâche rendue plus difficile encore par tous les éléments primordiaux que chacun des protagonistes s’échine à lui cacher.
Le film, dont l’action se situe en 1983 soit en pleine Guerre Froide, tire son rythme de ces éléments apportés progressivement, qui font bifurquer plusieurs fois l’intrigue sur des sentiers que l’on n’attendait pas. Le récit est ainsi particulièrement maîtrisé et surprenant, remettant sans cesse en question ses acquis pour s’ouvrir sur d’autres réflexions, d’autres pistes. La ramification des enjeux, tant humains que scientifiques, est passionnante car complexe et évolutive, dépassant largement le cadre d’un pur suspense sur fond de contamination extraterrestre. Les deux protagonistes principaux forment un beau duo, elle (formidable Oksana Akinchina) plutôt revêche, mais intègre et empathique, lui (très convaincant Piotr Fiodorov) d’abord hâbleur et arrogant, laissant petit à petit transparaître une fragilité évidente. Sont interrogées les notions d’héroïsme, de sacrifice, de sens du devoir et de libre-arbitre, au milieu d’enjeux de pouvoir transformant l’humain en accessoire.
On apprécie l’usage bien dosé de la musique, une composition inspirée qui accompagne l’action à des moments choisis sans la surligner. Tout en assurant le spectacle au travers de séquences impressionnantes à la mise en scène impeccable et à la forte teneur anxiogène, en particulier lorsqu’intervient la créature, Sputnik sait aussi prendre son temps, pour installer une atmosphère, questionner les regards, approfondir les liens entre les personnages, et finalement développer une réflexion plus aboutie, jusqu’à l’épanouissement d’un final poignant, inéluctable. On oscille donc agréablement entre les frissons procurés par le comportement dangereux et l’allure visqueuse et prédatrice très réussie de la créature, et les émotions induites par le tandem qu’elle forme avec le cosmonaute, ainsi que les motivations et dualités de chaque personnage. Une belle réussite que cette proposition russe ! (A.J.)
« Le policier est corrompu » : cette antienne, récurrente dans le cinéma russe ou émanant des autres pays de l’ancien bloc communiste, sert de propos de base de A Dark, Dark Man, nouveau film du cinéaste kazakh Adilkhan Yerzhanov (auquel l’Etrange Festival avait déjà accordé un coup de projecteur il y a deux ans). Un enfant est retrouvé mort ; la police locale trouve un coupable idéal en la personne d’un marginal mentalement diminué. Bekzat, jeune flic désabusé, est chargé de se débarrasser de l’homme tout en sauvegardant une hiérarchie pas très claire. Mission devenant complexe lorsqu’on lui adjoint une journaliste critique et pugnace qui, par son regard perçant, influence de plus en plus Bekzat à retrouver des valeurs de policier.
Au premier abord, A Dark, Dark Man ne transpire pas l’originalité dans une cinématographie satellite de la Russie peu clémente envers les systèmes : la police et la justice sont pourries jusqu’à l’os, la loi n’existe plus, ses dépositaires sont devenus les membres d’un véritable système mafieux (l’ouvrage de Montesquieu de De l’esprit des lois, ostensiblement posé sur le bureau d’un policier, semble être le signe désespéré de l’envie de renouer avec la règle et la morale communes), la journaliste est un révélateur du désordre et, donc, une sorte de conscience démocratique. On a vu tout cela auparavant ; ce type de récit a même été récompensé à l’Etrange Festival (rappelons-nous The Major de Yuri Bykov, primé en 2013).
La beauté, réelle, du film d’Adilkhan Yerzhanov provient de son rythme et de sa tonalité plutôt que de son sujet. Lent, contemplatif, A Dark, Dark Man est aussi et surtout saupoudré d’un humour absurde qui, paradoxalement, rend l’amoralité des pouvoirs plus amorale, la violence plus violente, la tristesse globale du film plus intense. Le mot « absurde » prend ici un sens camusien : la vie, la marche du monde n’ont ni queue ni tête ; pourquoi ne pas tenter de passer outre ce non-sens en redonnant une forme de morale et d’humanité à ce qui n’en a plus, au risque d’en mourir ?
Oeuvre d’une profonde noirceur, empruntant autant aux Surréalistes (la serviette sur la tête d’un suspect à exécuter évoquant le drap tragique des Amants de Magritte) qu’à un certain cinéma de genre américain mêlant intrigue de film noir et grands espaces (un plan de Yerkhanov cite presque explicitement celui, fameux et final, d’Electra Glide in Blue de James William Guercio [1973]), traversé par de raides éclairs de violence douloureuse car à hauteur d’homme, A Dark, Dark Man dépasse son argument de départ pour en faire le carburant d’un drame sur la condition humaine se débattant face à la méchanceté du monde. Et Adilkhan Yerkhanov de se placer de façon crédible comme un héritier des steppes du Takeshi Kitano des premiers temps. (M.D.)
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