L’américaine Miranda July, qui est également romancière et artiste plasticienne, signe son troisième film en quinze ans. Promesse du cinéma indépendant outre-atlantique avec un premier long-métrage, Moi, toi et tous les autres, qui obtint la Caméra d’Or au Festival de Cannes, nous étions à la fois curieux et méfiants à l’égard de son nouvel opus, Kajillionaire. A l’heure où nous écrivons ces lignes, nous savons que le film a décroché le Prix du Public de cette 26ème édition de l’Etrange Festival, résultat dont nous sommes à la fois surpris et heureux. Surpris car le film possède un ton très particulier et n’est pas forcément « aimable » au premier abord, mais en définitive heureux car il s’agit d’une proposition atypique qui derrière un vernis d’humour et de décalage recèle une grande sensibilité et des propos forts. Le film narre la trajectoire d’une jeune femme, Old Dolio (nous vous laissons le soin de découvrir l’origine de ce patronyme) qui s’ouvre peu à peu à la vie et à la liberté. Car Old Dolio apparaît d’emblée comme un personnage en décalage total avec son environnement. Une scène d’ouverture à l’humour grinçant nous donne des pistes parlantes : la jeune femme est la complice (ou le jouet) de ses parents dans l’exécution d’arnaques, vols, jeux concours et autres demandes de récompenses destinés à faire rentrer un peu d’argent  dans la tirelire familiale. C’est leur occupation constante, quotidienne, menée à la fois par nécessité (même si le local leur servant de logement est régulièrement inondé par l’entreprise voisine propriétaire, ils ont un loyer à payer) et par une pingrerie hallucinante. Mais cette famille n’en a que l’appellation et si on ignorait que Old Dolio était la fille de Theresa et Robert on penserait qu’elle est leur associée et certainement pas leur fille. Aucun lien, aucune chaleur entre eux, juste une vie de combines, de marchandage et d’absurdité.

Old Dolio manifestement traîne une déprime aussi ample que son survêtement informe dix fois trop grand pour elle, obtempère à contrecœur auprès de ses parents, ignorant, dans toute sa naïveté, qu’un autre mode de vie est possible, qu’un autre type de relation humaine existe et qu’elle possède un libre-arbitre. C’est la dimension la plus émouvante de Kajillionaire, sorte de transposition du mythe de l’enfant sauvage dans notre civilisation contemporaine. Particulièrement bien écrit et construit, le film parvient à savamment ménager son évolution de la comédie au drame, en se concentrant d’abord sur la vie quotidienne du trio et son rapport humoristiquement exagéré à l’argent (fait étonnant, cet aspect est traité sans que l’on associe Old Dolio et ses parents à des personnes subissant la pauvreté, car ce sont plutôt les traits de caractère égoïstes et sans gêne des parents qui sont mis en avant), avec des scènes drôles et décalées, puis en égrenant les grains de sable qui font tout dérailler et qui ouvrent la voie à Old Dolio et au bouleversant affranchissement dont elle va faire la conquête. Evan Rachel Wood est édifiante dans le rôle de cette jeune femme chrysalide que les événements aident à devenir papillon. Maladroite, souvent inexpressive ou mutique, elle laisse affleurer des émotions, des pensées, des désirs un peu bruts et candides que l’on croiserait plutôt chez un enfant, mais qui lui enseignent qu’elle est un être humain doué de sentiments, et que la vie qu’elle a menée jusqu’à maintenant est très étroite et triste comparé à ce que le monde et les autres ont à lui offrir.

Son guide sera Mélanie (brillante Gina Rodriguez), une jeune porto-ricaine tout d’abord présentée comme gentiment superficielle, avant qu’elle n’incarne progressivement l’intelligence du cœur dans ce qu’elle a de plus fin et de plus vrai. On engrange ainsi une somme de petits moments, d’attitudes, de phrases, qui nous amusent, nous glacent – et parfois même les deux à la fois, comme cette séquence incroyable du vieux monsieur mourant que Old Dolio aide à partir – et que l’on place dans notre petit sac de spectateur, avant que tout fasse sens avec une limpidité et une beauté désarmantes et que l’on plonge la tête dans ce sac où tout était là, épars, prêt à éclore. Kajillionaire est surprenant de bout en bout, atypique et universel, audacieux, évident. Il marqua nos esprits et manifestement celui de nos voisins, voisines de séances pour décrocher le Prix du Public. Old Dolio fait maintenant véritablement partie de la famille. (A.J.)

          

 

            

                   De l’horreur des contes

And then in the strange way things happen / The roles were reversed from that day / The hunted became the huntress / The hunter became the prey…

Ces paroles de la chanson Conquest, interprétée par Patti Page dans le courant des années 50, pourrait servir de programme à Hunted, premier long-métrage solo de Vincent Paronnaud (auteur fameux de bandes dessinées et co-réalisateur de Persépolis [2007] et de Poulet aux prunes [2011] avec Marjane Satrapi, elle-même Carte Blanche lors de cette édition 2020 de l’Etrange Festival : tout se recoupe !).

Hunted  semble en effet répondre à des enjeux simples, manichéens, vus et revus, vieux comme le survival : un gentil personnage 1 est poursuivi par un autre personnage 2 beaucoup plus méchant, qui lui veut du mal ; 1 doit forcer sa nature, trouver la méchanceté et la violence en lui pour neutraliser 2. Ici, en l’occurrence, 1 est une femme, Eve (Lucie Debay), jeune cadre dans le bâtiment qui, pendant un déplacement professionnel, rencontre un duo de serial killers violeurs et filmeurs (2  est ici double, donc). Ils l’enlèvent, elle parvient à s’échapper dans la forêt suite à l’accident de la voiture dans laquelle elle est enfermée. Et voici la chasse attendue, celle qui donne son titre au film. La poursuite entre les trois protagonistes s’avère dans son déroulement très classique, ce qui n’empêche pas Hunted d’être plutôt solide dans son écriture et dans la caractérisation de ses personnages. Le thriller ne s’empêche pas de tomber parfois dans l’horreur pure, lors de scènes par moments ouvertement gore ; cette violence extrême se révèle comme le véritable déclencheur de la bestialité nouvelle d’Eve, qui, de chassée, « devient chasseuse ».

Paronnaud arpente un terrain cinématographique défriché depuis longtemps déjà, qu’il contourne en insérant dans son long-métrage un second degré original. Le meneur des deux assassins, mémorable méchant carnavalesque interprété par un Arieh Worthalter aussi inattendu qu’exceptionnel dans ce rôle, constitue le principal indice de ce regard en coin générique ;  la cruauté absurdement outrancière du personnage fait qu’il en devient aussi comique que terrifiant. Ce second degré se retrouve aussi dans l’insolite de certaines situations (exemplairement le jet de peinture sur le visage d’Eve, résultant de la rencontre incongrue de l’arc narratif premier avec une partie sylvestre de paintball !).

Par ces petits débordements, Hunted se trouve donc être moins un survival en bonne et due forme qu’un conte cruel et ludique semblable à ceux que les parents peuvent raconter à leurs enfants le soir avant que ces derniers ne sombrent dans un lourd sommeil. Toutes les composantes s’y assemblent : le duo de loups affamés (le serial killer étant le prédateur ultime de cinéma) pourchassant une « âme pure » (Eve, portant une veste rouge comme un néo-Chaperon de la même couleur) dans une forêt lugubre (ici, celle des Ardennes, déjà joliment visitée par le cinéma de genre d’outre-Quiévrain), un bestiaire à forte valeur symbolique (les animaux de toutes sortes sont abondamment filmés dans Hunted, autant comme des signes de la bestialité humaine que comme des éléments de chapitrage du film un peu voyants)… L’ouverture du long-métrage, racontant en animation l’histoire d’une jeune fille vivant en osmose avec les loups qui la sauvent de la violence humaine, programmatique de l’ensemble du récit, accrédite la dimension presque perraultienne voire miyazakienne de ce survival en apparence ultra-balisé. Nous pouvons en effet nous demander si Vincent Paronnaud ne s’est pas fortement inspiré d’un film comme Princesse Mononoké tant le réalisateur marque l’opposition entre l’espace urbain et la forêt (la chasse sylvestre s’achève dans la maison-témoin d’un lotissement en construction, deux lieux séparés par la zone mixte d’un champ de maïs, végétation créée par l’humain), insiste sur un animisme dont Eve serait la déesse et les loups ou canidés ses bras droits (ce sont les actions et déplacements du personnage féminin qui influent sur la place importante des animaux dans le montage, certaines agissant même sur l’action), sans même parler de la peinture de guerre de cette nouvelle Eve, qui évoque celle de Mononoké dans le chef-d’œuvre de Miyazaki. L’horreur se teinte alors d’une forme étonnante de poésie panthéiste.

Par son opposition entre univers du conte et cinéma d’horreur, Vincent Paronnaud n’est pas dupe non plus : les contes ne sont-ils pas par essence des récits horrifiques à dimension pédagogique (lire Bruno Bettelheim pour s’en convaincre) ? Synthèse des ambitions d’un film plus surprenant, en guise de mise en abyme de son survival, il fait raconter un conte inaugural au coin du feu – à la manière de l’ouverture du Fog – par deux campeurs, dont nous apprendrons plus tard qu’il étaient… survivalistes ! De fait, Hunted est un excellent prolongement cinématographique de la bande dessinée Dans la forêt sombre et mystérieuse, œuvre que Vincent Paronnaud a publiée sous le nom de Winshluss en 2016. (M.D.)

 

 

Le titre ne fait pas dans la dentelle, et le film non plus ! Destruction Finale, le blockbuster de cette édition, nous arrive de Corée du Sud et est signé Byung-seo Kim et Hae-jun Lee. On a assisté à tellement de catastrophes sur les écrans qu’il faut bien se renouveler un peu : ainsi la menace vient cette fois d’un volcan en éruption, provoquant des tremblements de Terre destructeurs. Plusieurs autres éruptions se préparent, et si la quatrième se produit, c’est toute la péninsule coréenne qui sera entièrement ravagée. La solution envisagée consiste à récupérer en Corée du Nord l’uranium d’anciens missiles nucléaires afin de faire exploser la cavité avant l’éruption… une opération extrêmement risquée, chimiquement et politiquement. C’est parti pour 2h10 à une allure effrénée, Destruction Finale nous servant un cocktail fait d’action, d’humour et de stars en pagaille (Lee Byung-hun, Ma Dong-seok et Ha Jeong-woo), sans se prendre au sérieux et pourtant avec une efficacité redoutable. A condition de bien vouloir signer pour du grand spectacle bien réalisé mais pas forcément très original, on en a plein les mirettes, dans un déluge d’immeubles fracassés, de routes cabossées et de comptes à rebours entêtants. Les personnages sont quelque peu stéréotypés – le héros débrouillard qui avait promis à sa femme enceinte d’arrêter le terrain, le sismologue que personne n’avait pris au sérieux et sur qui repose désormais l’avenir de la Corée, l’agent de Corée du Nord qui pourrait bien cacher son jeu – mais attachants, le sous-texte politique, avec notamment les relations avec les États-Unis, est bien senti, et les blagues dignes d’un buddy movie font mouche. C’est parfois loufoque, souvent impressionnant, pas toujours très crédible mais au diable le réalisme, et assez enlevé pour nous dépayser le temps d’une mission culottée. Le divertissement de qualité du festival. (A.J.)

 

 

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